Comment les Norvégiens abordent-ils la question de la décarbonation ? Mer et Marine est allé à leur rencontre pour prendre le pouls d'un pays très ancré dans la transition énergétique.
Le fjord d’Oslo est pris dans les glaces. La température s’est effondrée rapidement cet hiver. Sur le quai d’Aker Brygge, là où s’élevaient les anciens chantiers navals devenus des bureaux et appartements de luxe, les bateaux bus qui desservent les îles au large de la capitale norvégienne accostent et décostent sans un bruit. Ici, comme dans les autres nombreux fjords du royaume scandinave, les bateaux sont de plus en plus alimentés à l’électricité. Celle qui est, ici, produite par les barrages hydroélectriques et qui est devenue progressivement la source d’énergie principale que ce soit dans le chauffage domestique ou dans le parc automobile. Les préoccupations environnementales commencent à sérieusement s’imposer et le pays n’a de cesse de penser à la transition énergétique. Peut-être aussi de tourner la page du pétrole qui a pourtant fait de la Norvège un des pays les plus riches au monde. Désormais, il s’agit pour Oslo, Bergen ou Alesund, de se positionner comme les capitales de l’innovation verte dans le milieu maritime qui est inscrit dans l’ADN local depuis bien plus longtemps que le pétrole.
L’observateur étranger est frappé par la vitesse et la détermination avec lesquels la communauté maritime norvégienne, pays qui ne compte pourtant même pas 6 millions d’habitants, avance. Il y a presque 15 ans, elle a été pionnière sur le GNL. Ensuite ce sont les batteries qui se sont répandues à vitesse grand V. Désormais, les Norvégiens, souvent en collaboration avec les autres pays nordiques, foncent sur les nouveaux combustibles, méthanol, ammoniac et hydrogène. Le tout avec des modes de production vertueux et des objectifs à très court terme.
La confiance et la collaboration
« C’est la culture nordique de la confiance et de la collaboration. Ici, personne ne signe des accords de confidentialité avant des réunions professionnelles. Cela va de soi », dit Cato Esperø, directeur des solutions Marines du groupe Wärtsilä. Sous ces latitudes où la géographie et le climat sont hostiles, on a l’habitude de parler de communauté. L’expérience et peut-être un sens moral luthérien ont forgé une mentalité dans laquelle l’intérêt collectif prime sur l’égo. Ce qui était peut-être une question de survie il y a longtemps est désormais devenu un mode de vie. Même dans le redoutable milieu des affaires. Concurrents quand ils le sont obligés, partenaires le reste du temps, comme le disent volontiers les industriels d’Ulsteinvik, sur la côte ouest, où sur une même petite île on trouve plusieurs chantiers navals, équipementiers et designers de classe mondiale.
Et également un fort volontarisme de la puissance publique. Si ici, on aime l’économie de marché, le modèle social-démocrate et l’Etat-Providence est encore très ancré. L’argent public, y compris celui du très puissant fonds souverain issu de la rente pétrolière, est assez facilement mis à disposition des initiatives de l’industrie. Charge à elle, en contre-partie, de se fédérer et de s’inscrire dans les grands objectifs du royaume, parmi lesquels la transition énergétique figure au premier plan. Autre exemple assez parlant, le fond NOx, qui est alimenté par une taxe sur les émissions industrielles et redistribué dans le cadre de programme de recherche environnementale.
L'ammoniac à moyen terme
Quand le gouvernement norvégien a décidé, il y a quatre ans, de mettre en place un plan de décarbonation des fjords, puis de lancer un ambitieux programme baptisé Grøntskipsfartsprogram (transport maritime vert), les industriels ont rapidement mis en place des partenariats associant des grandes entreprises, des petites structures, des chargeurs, des clients et des organismes de recherche. « Nous avons, mis en place la première étape de ce qui est devenu le projet ZEEDS (The Zero Emission Energy Distribution at Sea) », se rappelle Cato Esperø de Wärtsilä. « Très rapidement se sont réunis autour de la table des partenaires qui voulaient travailler dans le même sens, celui de la décarbonation. DFDS, Equinor, Ikea, Kvaerner, Grieg Star et nous, Wärtsilä. Nous avons commencé à réfléchir ensemble, chacun a amené ses compétences et c’est comme cela que nous avons non seulement commencé à imaginer la propulsion du futur mais aussi le marché et les business models qui vont en découler. Cette tâche est tellement importante qu’aucun acteur individuel ne peut l’envisager seul. L’innovation nécessite cette concertation, l’ouverture et l’inspiration qu’elle apporte ».
C’est comme cela que Wärtsilä a commencé, en Norvège, l’élaboration d’un moteur fonctionnant à l’ammoniac, un combustible qui pourrait propulser les navires sans émettre de CO2. « L’ammoniac est une des solutions qui peut fonctionner à moyen-terme. En peu de temps et grâce aux apports opérationnels de nos partenaires, nous avons réussi à mettre en place une solution technique. Mais ce n’est pas suffisant, évidemment. Il faut rendre ce combustible facile à utiliser, trouver comment le stocker facilement, le transporter et le produire de manière environnementale. Il faut aussi que les règlementations suivent. Pour cela, nous avons ici le précédent du GNL où l’encadrement s’est effectué en même temps que les évolutions de la recherche et des essais. Les solutions vont se créer au fur et à mesure », poursuit Cato Esperø avec sérénité.
L'électricité pour faire la transition
Si l’ammoniac semble être une option à moyen-terme, il y a une solution de décarbonation que la Norvège exploite depuis longtemps, les batteries. Geir Bjørkli est directeur général de Corvus, groupe qui est actuellement plus gros fournisseur de systèmes de batteries maritimes au monde et désormais norvégien. Il estime que le potentiel de réduction de CO2 dans le transport maritime est « beaucoup plus important que dans les autres secteurs industriels ». Loin de prêcher pour sa seule paroisse de l’électrique, il dit aussi « qu’il y aura de nombreuses étapes. Le tout électrique est une bonne solution quand il y a une possibilité de recharger plusieurs fois par jour. Pour cela, nous savons désormais effectuer des design et des systèmes de propulsion adaptés. Mais cela ne peut pas fonctionner pour tout ». Les ferries norvégiens, qui effectuent des allers-retours quotidiens sur la même route dans un fjord, se convertissent massivement à l'électrique mais qu’en est-il des navires qui partent en mer ? « ll est évident que l’électrique peut répondre à des soucis de décarbonation sur ce type de bateau mais via des solutions hybrides. Dans un premier temps pour lisser la charge sur des moteurs thermiques dual-fuel. UECC a récemment fait construire un roulier qui est sans doute le plus propre au monde avec un système hybride batterie-dual-fuel. Le GNL pourra évoluer vers du e-methanol et c’est sans doute ce qu’on peut envisager de mieux pour le court à moyen-terme ».
La place de l’électricité va évoluer dans les solutions propulsives. « Ce qui est important de comprendre, c’est que les nouveaux combustibles seront plus chers, l’apport des batteries sera donc crucial, dans un premier temps, pour augmenter l’efficacité de ces nouveaux carburants et donc les rendre rentables, ce qui est essentiel pour qu’ils s’imposent ». Et cette électricité à bord, dont le dimensionnement peut facilement s’adapter aux nouvelles technologies de propulsion, va également évoluer dans la façon dont elle va être créée. Avec l’arrivée de l’hydrogène, que Geir Bjørkli voit « partout en 2045-50 » de nouvelles solutions techniques vont apparaître. « Les piles à combustibles vont être remplacées à terme par de l’hydrogène liquide. Mais pour le moment, il est évident qu’il faut combler le fossé entre nos technologies actuelles et celles qui seront conformes aux exigences des règlementations CO2. Des règles plus strictes sont nécessaires, il faut qu’il y ait des rapports obligatoires d’émission de CO2 à bord des navires, il faut davantage de transparence ».
Un jeu d'anticipation
Au sein du groupe de design et construction navale Ulstein, basé sur la côte ouest norvégienne et aux Pays-Bas, cela fait longtemps que l’on réfléchit et anticipe la transition énergétique à bord des navires. « C’est devenu un des enjeux majeurs pour les constructions neuves. Plus que jamais, le dialogue avec nos clients est devenu primordial. Il nous faut comprendre quelles sont leurs ambitions en matière de décarbonation et comment cela peut se conjuguer avec leur profil opérationnel. Il n’y a pas de solution unique pour décarboner un navire », dit Stein Frode Haugen, architecte naval au sein du département design d’Ulstein. « Il nous faut désormais bâtir un cas d’utilisation qui puisse prendre en compte à la fois les besoins de nos clients, ce qui se fait actuellement en termes de décarbonation mais qui puisse également intégrer les évolutions techniques à venir ».
La conception de navire est donc désormais devenue un jeu d’anticipation. « C’est un peu la boule de cristal actuellement. On ne connaît pas encore précisément les conditions posées par l’OMI sur les règlements concernant les mesures techniques pour les combustibles alternatifs (comme l'ammoniac et l'hydrogène) et les mesures de soutien à la décarbonation, et cette incertitude rend les choses plus compliquées pour les armateurs, qui sont pourtant souvent volontaires dans cette démarche », poursuit Stein Frode.
Le méthanol, qui peut facilement être produit et adapté aux propulsions actuelles, est sans doute la solution la plus prometteuse. Sans être zéro carbone, son mode de production lui permet d’être neutre. « Nous voyons un intérêt certain pour ce combustible, notamment parmi nos clients dans le segment des navires offshore. Cela correspond à leur besoin en matière de puissance à bord. Nous avons quelques questions sur l’ammoniac mais on attend un peu les développements technologiques en la matière », confirme Jeroen Taen, d’Ulstein Design and Solutions.
« Même si tout le monde est dans l’expectative, il y a actuellement une réelle prise de conscience, chez nos clients, de la nécessité de construire des navires qui puissent correspondre durablement aux objectifs de décarbonation. Alors nous réfléchissons à l’ensemble des outils pour leur permettre de s’adapter, cela passe par la propulsion mais également par une optimisation du fonctionnement du navire », poursuit Edvin Van Leeuwen d’Ulstein Design and Solutions. « L’approche holistique est plus que jamais nécessaire. Il faut un bon design, des propulsions prêtes à évoluer mais surtout il faut de l’analyse de données, des systèmes d’aides à la décision qui puissent aider aux bonnes pratiques et aux bonnes décisions dans la gestion quotidienne du bord », confirme Øyvind Gjerde Kamsvåg, chef designer du groupe Ulstein.
L’optimisation des usages à bord devient un des paramètres clés dans la décarbonation. « Les données sur les paramètres d’usage du bord sont des informations à la fois complexes à traiter mais précieuses dans le sens où elles nous permettent une connaissance fine des besoins opérationnels et donc de la façon de les optimiser. Et aussi de donner les outils à l’équipage pour les aider dans leur quotidien », appuie Stein Frode. « La période est clairement intéressante, et notre rôle c’est de regarder tout ce qu’il est possible de faire, d’anticiper. Nous avons travaillé sur des modèles avec tous les types de propulsion, sur l’hydrogène et même sur les voiles. Il faut désormais tout prendre en compte et travailler avec les équipementiers pour voir comment faire évoluer ensemble les solutions », conclut Øyvind Gjerde Kamsvåg.
En Norvège, l’avenir de la décarbonation maritime se dessine à grande vitesse. Mais surtout il se dessine ensemble.
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