A la manœuvre depuis de nombreux mois pour racheter STX France, le groupe néerlandais Damen s’est, dans cette perspective, allié au sein d’un consortium avec les deux principaux clients des chantiers nazairiens, l’armateur américain Royal Caribbean Cruises Ltd (RCCL) et l’Italo-suisse MSC.
Damen est un industriel familial, fondé en 1927 aux Pays-Bas et qui possède aujourd’hui 32 chantiers à travers le monde, auxquels s’ajoutent des sociétés d’ingénierie, de service et de production d’équipements. L’ensemble emploie plus de 10.000 personnes. 14 des chantiers de Damen sont néerlandais, le groupe comptant également des sites de production et/ou de réparation en Pologne, en Roumanie, en Norvège, en Turquie, en Afrique du sud, à Cuba, au Brésil, aux Emirats Arabes Unis, au Qatar, à Singapour, en Indonésie mais aussi en Chine, même si l’on ne parle là que de quatre modestes sites dédiés à la construction de remorqueurs, de pontons, d’unités de dragage et autres petits cargos. Damen est aussi présent depuis 2012 en France, suite au rachat des chantiers de réparation navale de Brest (ex-Sobrena) et Dunkerque (ex-Arno).
Un spectre d’activités extrêmement large
Souvent perçu comme un conglomérat de PME, Damen s’est développé au fil des années par une stratégie de croissance externe basée sur le rachat de multiples sociétés. Il en résulte un groupe assez éclaté et multisectoriel avec un spectre d’activités extrêmement large dont les deux piliers sont la réparation et la construction. Damen est même un cas unique par l’amplitude des marchés qu’il couvre. Ainsi, la production des chantiers du groupe va du semi-rigide et de la petite vedette portuaire à la frégate de premier rang, en passant par les remorqueurs, barges, navires de commerce (vraquiers, porte-conteneurs, tankers, transporteurs de colis lourds), câbliers, unités de service à l’offshore pétrolier et gazier (AHTS, PSV, crew boats), de construction et de soutien aux champs d’éoliennes en mer, baliseurs, grands voiliers, patrouilleurs, intercepteurs, bâtiments d’assaut amphibies, grues flottantes, bateaux de sauvetage, pilotines, ferries… Et même des méga-yachts via sa filiale néerlandaise Amels.

Remorqueur et câblier construits par Damen (© DAMEN)
Compléter avec la construction de paquebots
S’il se développe depuis plusieurs années dans la réparation, la maintenance et les projets de refontes de paquebots, le groupe n’est en revanche pas présent dans la construction de navires de croisière. C’est précisément ce qui l’intéresse dans le rachat de STX France, afin de compléter son activité avec un secteur florissant.
Son projet pour Saint-Nazaire se résume en deux mots : continuité et développement. Damen souhaite conserver le management actuel et, comme il le fait déjà pour toutes ses filiales, laisser une large autonomie au chantier français. La politique d’investissement dans la modernisation de l’outil industriel, de l’ordre de 20 millions d’euros par an, serait maintenue, de même que les perspectives d’embauches.
Une collaboration avec Brest envisagée
Le rachat du constructeur français autoriserait également la mise en place de synergies intéressantes. Saint-Nazaire pourrait notamment collaborer avec Brest et, c’est envisagé, augmenter les capacités de production ligériennes en utilisant l’outil industriel breton. En effet, alors que la tendance est aux paquebots géants, STX France a accru ces dernières années ses performances en matière de fabrication de coques. Mais si celles-ci sont produites bien plus vite, le temps d’armement des navires ne peut être réduit dans les mêmes proportions. Or, il faut de la place, ce dont on va finir par manquer dans l’estuaire de la Loire, pour achever à flot des paquebots dont la taille dépasse la plupart du temps les 300 mètres, et franchira bientôt le cap des 400 mètres. Dans ces conditions, il est permis d’imaginer qu’à l’avenir, si les contrats suivent, certains paquebots puissent être terminés à Brest, où se trouve l’une des plus grandes cales sèches d’Europe, longue de 420 mètres pour une largeur de 80 mètres. Cela permettrait clairement d’accroître le potentiel de prises de commandes.

Le Norwegian Epic en arrêt technique à Brest en 2015 (© DAMEN)
D’autres synergies possibles avec le groupe
En outre, des synergies peuvent également être initiées avec les autres chantiers de Damen afin de produire des blocs que Saint-Nazaire ne peut fabriquer une fois ses capacités saturées. On se rappelle d’ailleurs que le chantier français a annoncé sa volonté, il y a quelques mois, de trouver des partenaires européens afin de réaliser tout ou partie des coques qu’il ne serait pas en mesure de construire, faute de place. Une perspective qui serait notamment valable pour des ferries ou de petits paquebots, par exemple des unités d’expédition, marché de niche assez actif actuellement sur lequel Damen a manifesté un vif intérêt. Les deux entreprises pourraient donc mettre en commun leur ingénierie et capacités industrielles afin de développer une activité commune sur ce secteur.
Des projets externes pour les bureaux d’études
Alors que les bureaux d’études nazairiens devront impérativement trouver du travail externe dans les années qui viennent, lorsque le chantier sera rempli par plusieurs séries de paquebots dont la conception sera achevée, un rapprochement avec Damen ne manque là aussi pas d’intérêt. Car les Néerlandais entendent bien mettre à profit les compétences en ingénierie de STX France pour travailler sur des projets au profit du groupe, notamment au niveau des navires à passagers. Cela, pour des constructions neuves comme des arrêts techniques d’unités en service, à l’image des travaux d’études que Saint-Nazaire avait réalisés lors du passage en cale sèche du paquebot Millennium à Brest et, l’an dernier, celui du Norwegian Epic.
Complémentarité sur les EMR
L’activité de Damen dans l’offshore, et notamment les énergies marines renouvelables (EMR), avec des produits complémentaires de ceux proposés par Saint-Nazaire, est également un atout. Là aussi, des coopérations peuvent voir le jour, non seulement pour décrocher de nouveaux contrats, mais aussi en termes de logistique. Saint-Nazaire, qui a développé une usine dédiée à la production de structures pour les EMR, en particulier des sous-stations électriques de champs éoliens offshore, devrait voir ses capacités saturées avec l’arrivée espérée comme prochaine des projets français. Or, sur le marché export, là où STX France a remporté ses premiers succès, la plupart des projets sont localisés en Europe du nord. D’où l’idée de s’appuyer sur les chantiers néerlandais de Damen, géographiquement proches de ces champs, pour réaliser des gains importants sur les coûts de transport des structures. Cela, en continuant de de prendre des commandes malgré une usine pleine, ce qui évite de déserter le terrain au profit de la concurrence, comme ce fut le cas avec une sous-station que Saint-Nazaire n’a pu prendre faute de place. Elle avait finalement terminé dans l’escarcelle de l’Espagnol Navantia, qui a ainsi bénéficié d’une première référence dans le secteur.
Le contrecoup de la crise du maritime
Sur le plan financier, Damen a comme la plupart des constructeurs, subi le contrecoup de la crise de l’offshore et du transport maritime, qui s’est traduite par un effondrement des commandes ainsi que de nombreux désarmements. Moins de bateaux à construire donc, mais aussi moins d’arrêts techniques pour les chantiers de réparation navale, les flottes s’étant réduites et de nombreux armateurs, en difficulté, ajournant des arrêts techniques. Quant au naval militaire, qui est l’une des activités les plus lucratives, il ne représente plus qu’autour de 10% de l’activité de Damen, la marine néerlandaise n’ayant actuellement aucun grand programme de constructions neuves. Un programme de nouvelles frégates en coopération avec la Belgique a, néanmoins, été récemment annoncé, la livraison des futurs bâtiments étant attendue au cours des années 2020.
En attendant, la situation de Damen est contrastée. Malgré un chiffre d’affaires qui a atteint 2.1 milliards d’euros en 2015 pour l’activité construction et 500 millions pour les chantiers de réparation, le groupe néerlandais n’est pas dans une forme olympique, ses performances financières étant en baisse continue depuis plusieurs années. Néanmoins, son activité multisectorielle lui permet quand même de résister et il est crédité d’un bénéfice supérieur à 70 millions d’euros en 2015, ce qui somme toute plutôt honorable dans le contexte actuel.

L'Harmony of the Seas en achèvement début 2016 (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Un outil stratégique pour RCCL et MSC
Toutefois, alors que la valorisation de STX France a significativement augmenté en deux ans, Damen n’aurait sans doute pas eu les moyens de se lancer seul dans un rachat. Heureusement, il s’est trouvé de précieux et puissants alliés : RCCL, numéro 2 de l’industrie de la croisière et le géant familial MSC, en plein essor sur ce secteur et dont l’activité principale est le transport maritime conteneurisé, où il occupe le second rang mondial. Les deux groupes, qui ont prévu d’investir d’ici 2026 plus de 12 milliards d’euros à Saint-Nazaire dans la construction d’au moins 14 paquebots, sont évidemment concernés au premier chef par l’avenir du chantier. Ce dernier est même crucial pour ces armateurs puisqu’il porte une part essentielle de leur plan de développement au cours de la prochaine décennie. Pour mettre fin à l’incertitude pesant au-dessus de STX France, RCCL et MSC étaient même prêts, indiquent plusieurs sources, à reprendre directement l’entreprise. Mais l’Etat aurait exigé la présence dans le tour de table d’un acteur industriel. Damen s’est, ainsi, révélé compatible avec les intérêts des armateurs, qui ont dès lors très clairement fait leur choix en décidant de monter un consortium avec le groupe néerlandais. Ils permettent ainsi de soutenir fermement sa candidature et de lui apporter les moyens complémentaires à une acquisition qui ne se calcule plus en dizaines de millions d’euros, comme en 2014, mais en centaines de millions.
Damen, actionnaire de référence
Toutefois, Damen veut logiquement être l’actionnaire de référence, ce qui impose qu’il possède un peu plus que la minorité de blocage (33.34%), niveau auquel se trouve l’Etat français dans le capital de STX France. On peut donc en déduire que, selon le montage élaboré par le trio, le groupe néerlandais prendrait sans doute autour de 35% des parts de STX O&S, qui détient aujourd’hui 66.66% des chantiers nazairiens, alors que les armateurs se répartiraient le reste, soit autour de 15% chacun.
La question des clients au capital
L’engagement des deux principaux clients de STX France dans le capital des chantiers est évidemment de nature à rassurer quant à leur volonté de travailler sur le long terme avec lui. Mais cela pose aussi des questions, notamment chez les syndicats. La première est de savoir quel impact leur présence peut avoir sur les négociations commerciales, sachant qu’ils auraient dès lors une parfaite connaissance des marges de l’entreprise et que c’est son Conseil d’administration qui entérine les offres faites aux armateurs. Idem en cas de modification technique sur un navire en construction, ce qui arrive souvent dans l’univers des paquebots. Cela étant, les contrats en cours ont déjà été négociés et signés, ce qui solutionne dans l’immédiat d’éventuelles difficultés de cet ordre.
Les armateurs s’engagent sur 10 ans
Pour la suite, les armateurs ont fait savoir qu’ils n’entendaient pas « étrangler » financièrement le chantier, pour la bonne et simple raison qu’il est vital pour eux que le site continue de se fortifier, de moderniser son outil industriel et d’innover. Ce qui implique donc de lui laisser ses marges pour maintenir ses investissements. Quant aux emplois et aux salaires, RCCL et MSC, qui travaillent respectivement avec Saint-Nazaire depuis 1985 et 2001, connaissant trop bien la navale française pour ne pas savoir qu’il est impératif d’y préserver la paix sociale, tout conflit pouvant avoir des conséquences économiques immédiates. D’ailleurs, pour bien montrer leur volonté de s’engager durablement, ils ont accepté de demeurer au capital au moins 10 ans, c’est-à-dire 2027, au-delà donc des actuels programmes de construction de RCCL (2022) et même MSC, dont le projet World courre jusqu’en 2026. Alors que les armateurs n’ont normalement pas vocation à être actionnaires des chantiers qui construisent leurs bateaux, surtout une compagnie comme Royal Carribean qui est cotée en bourse, cela en dit long sur l’intérêt porté à Saint-Nazaire. Si tous les deux y vont, c’est de leur point de vue parce que la situation l’exige et qu’il faut préserver le chantier des prédateurs, tout en préservant leurs propres intérêts, qui passent estiment-ils par l’empêchement d’un rachat par Genting ou Fincantieri.
De plus, et c'est fondamental, le trio n'a pas l'intention de monopoliser le chantier exclusivement pour les compagnies actionnaires. Le site resterait donc ouvert à d'autres opérateurs.

BPC égyptien construit à Saint-Nazaire (© MER ET MARINE)
Quelles relations avec DCNS ?
Enfin, le dernier point intéressant à souligner quant à l’hypothèse Damen est le marché militaire. STX France a la charge de réaliser les plus grands bâtiments de la flotte française en coopération avec DCNS, au profit duquel il doit aussi pouvoir produire des navires vendus à l’export. L’entente cordiale entre les deux industriels français s’est toutefois quelque peu crispée lorsque STX France a entrepris de chasser sur les terres de son compatriote. En plus de proposer désormais à l’international toute une gamme de corvettes, frégates et bâtiments multi-missions, les chantiers nazairiens se sont attaqués avec succès au marché de la maintenance de la marine française. S’il a décroché en groupement avec DCNS certains contrats, comme en 2015 celui du maintien en condition opérationnelle des bâtiments de projection et de commandement (BPC) du type Mistral, STX joue certaines parties en solo et a infligé cette année deux sérieux revers à DCNS en remportant d’abord le contrat de MCO du bâtiment d’essais et de mesure Monge. Puis, surtout, en arrachant celui des cinq frégates du type La Fayette, dont DCNS avait fait le symbole de sa nouvelle stratégie de maintenance.
Or, la perspective de voir arriver Damen à la tête de Saint-Nazaire a sérieusement inquiété DCNS, qui redoutait une accentuation de la concurrence sur le marché national, non seulement sur le MCO, mais aussi au niveau des constructions neuves. Une inquiétude en particulier valable pour Kership, société commune de DCNS et du chantier concarnois Piriou spécialisée sur le segment des bâtiments dédiés à l’action de l’Etat en mer. DCNS, qui entend bien faire valoir ses intérêts, reste très attentif au processus de vente mais semble depuis quelques temps plus serein sur l’option Damen. Si c’est l’offre du trio qui est retenue par la justice coréenne, il serait en effet probablement possible de conclure un accord de non-belligérance, voire, pour DCNS, d’intégrer le tour de table.