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Un éventuel choix du tribunal de Séoul en faveur de Genting pour le rachat de STX France semble constituer la pire des hypothèses. A Paris, on la considère clairement comme le « scénario catastrophe » à éviter à tout prix. Basé à Kuala Lumpur, en Malaisie, où il a été créé en 1965, Genting est devenu un gigantesque conglomérat brassant des milliards de dollars. Son fondateur, Tan Sri Lim Goh Tong, qui en est toujours le président, a d’abord fait fortune dans les casinos, les parcs de loisirs, l’hôtellerie et les magasins. Implanté dans de nombreux pays, dont la Chine via Genting Hong Kong, devenu son bras armé, le géant asiatique s’est diversifié au fil des années dans de nombreux secteurs, comme l’agriculture, l’immobilier, l’énergie, l’industrie pétrolière et gazière, ou encore le commerce en ligne et les biotechnologies.

Depuis 1993 dans la croisière

En 1993, il s’est aussi lancé dans la croisière, en créant Star Cruises, leader du secteur en Asie, puis en prenant le contrôle en 2000 de l’armement américain Norwegian Cruise Line à la faveur d’un raid boursier. S’il s’est désengagé de NCL à partir de 2007, alors que la compagnie rencontrait d’importantes difficultés financières, Genting a récemment décidé de réinvestir, et ce massivement, dans la croisière. D’abord en créant une nouvelle compagnie, Dream Cruises, pour laquelle deux paquebots de 151.000 GT et 1674 cabines ont été commandés fin 2013 au chantier allemand Meyer Werft, qui a livré le premier il y a deux mois et achèvera le second à l’automne 2017. Début 2015, Genting a également racheté la compagnie de luxe américaine Crystal Cruises, détenue depuis sa création en 1988 par le Japonais NYK. La commande de paquebots et de navires d’expédition pour cette nouvelle filiale a rapidement été annoncée.

Quatre chantiers allemands rachetés

Les carnets de commandes des chantiers européens traditionnellement positionnés sur la croisière étant pleins, Genting a décidé de se doter de son propre outil de production. A cet effet, il a racheté en 2015 le chantier Lloyd Werft de Bremerhaven puis, en 2016, un autre constructeur allemand, Nordic Yards (rebaptisé MV Werften), alors détenu par des intérêts russes et qui compte trois sites à Wismar, Warnemünde et Stralsund. Une première vague d’investissement de 3.5 milliards d’euros pour ces quatre chantiers allemands a été annoncée par Genting au printemps dernier. Il y a là les futurs navires de luxe de Crystal Cruises, avec des unités fluviales mais aussi des navires d’expédition de 20.000 GT et 100 suites (Endeavoir Class), livrables à partir de 2019, ainsi que des paquebots de 100.000 GT et 500 cabines (Exclusive Class) prévus pour sortir vers 2022. Deux géants de 200.000 GT et 2500 cabines (Global Class) ont également été commandés pour Star Cruises, qui doit réceptionner le premier en 2020. Et ces premiers navires ne sont qu’un début, a prévenu Genting, qui a de grandes ambitions sur le marché de la croisière et compte bien surfer sur l’explosion du marché chinois.

 

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© FORESHIP

Le futur Crystal Endeavour (© FORESHIP)

A la recherche de capacités et d’ingénierie

Mais le géant  asiatique a un problème : s’il a racheté des capacités industrielles importantes, et pour des sommes très élevées (230 millions d’euros pour Nordic Yards) dans lesquelles il a annoncé un vaste plan de modernisation, le groupe est confronté à une vraie faiblesse en termes d’ingénierie. Ses chantiers allemands ne sont en effet pas spécialisés dans la réalisation de navires de croisière, où n’ont pas d’expérience récente en la matière, encore moins dans le domaine des paquebots géants et des unités de luxe. Seul Lloyd Werft travaille régulièrement pour cette industrie, mais dans le domaine de la réparation, pas de la construction. Genting tente donc depuis des mois de fortifier les bureaux d’études de ses nouveaux chantiers, en chassant des têtes partout en Europe. Signe des difficultés rencontrées, ses projets de paquebots neufs accusent déjà du retard : la livraison du navire d’expédition Crystal Endeavour a été décalée d’un an, de même que celle des unités de 200.000 GT. Quant aux paquebots de 100.000 GT du projet Exclusive, le premier est renvoyé à 2022 au lieu de la fin 2018. 

Dans ces conditions, la vente de STX France peut constituer une aubaine pour Genting. Avec un objectif clair : mettre la main sur les capacités d’ingénierie et de production capables, notamment, de concevoir et réaliser ses navires les plus complexes, à commencer par les mastodontes de Star Cruises qui demande réellement, et Genting commence sans doute à s’en rendre compte, une expertise très pointue.

 

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© DR

Le projet Global Class de Star Cruises (© DR)

Les projets de MSC et RCCL menacés? 

Une reprise de Saint-Nazaire par le groupe asiatique s’inscrirait dans une intégration très verticale, passant par une acquisition ayant essentiellement pour but de travailler au profit des filiales du groupe. De là, on peut légitimement s’inquiéter, si cette hypothèse voit le jour, de la poursuite des projets en cours pour les deux principaux clients du constructeur français, l’armateur américain RCCL et l’Italo-suisse MSC. Car au-delà des commandes fermes déjà signées, plus de la moitié du plan de charge prévu jusqu’en 2026 est constitué de lettrez d’intention, toujours en attente d’être affermies.

Du côté de RCCL, après l’Harmony of the Seas (2016), qui détient le record du plus gros paquebot du monde (362 mètres, 227.700 GT et 2750 cabines), puis son sistership en cours de construction pour une livraison en 2018, il y a le projet « Oasis 5 », qui porte sur la livraison en 2021 d’une version agrandie des deux précédents navires. Alors qu’un « Oasis 6 » se profile vraisemblablement pour 2023, la commande des troisième et quatrième navires très haut de gamme de la classe Edge (300 mètres, 117.000 GT, 1450 cabines), que Celebrity Cruises, filiale de RCCL, doit réceptionner en 2021 et 2022, est également toujours en attente de confirmation. Les deux premiers de la série sortiront des chantiers nazairiens en 2018 et 2020.

Chez MSC, après le programme des deux paquebots de la classe Meraviglia (316 mètres, 167.600 GT 2246 cabines) et des deux Meraviglia Plus (331 mètres, 177.100 GT, 2444 cabines), livrables en 2017, 2019 et 2020, il y a le projet World Class. La lettre d’intention, signée en avril dernier à l’Elysée, porte sur quatre mastodontes de 200.000 GT et 2750 cabines prévus pour entrer en flotte en 2022, 2024, 2025 et 2026. Un projet majeur pour Saint-Nazaire, d’autant qu’il s’agira pour le chantier de ses premiers paquebots dotés d’une propulsion au GNL.

Les commandes de RCCL et MSC encore à affermir représentent donc 7 à 8 paquebots pour une valeur estimée entre 6.5 et 8 milliards d’euros.

Un précédent en Allemagne

Avec Genting, les armateurs et le chantier craignent clairement que ces navires soient purement et simplement abandonnés par le groupe asiatique pour lui permettre de récupérer les places dans la cale de construction pour ses propres besoins. Une menace à laquelle fait écho un précédent qui s’est produit suite au rachat de Nordic Yards. Juste avant, le constructeur avait été choisi par Hapag-Lloyd Cruises pour réaliser un navire d’expédition de luxe. Mais la lettre d’intention a été annulée par son nouveau propriétaire pour laisser le champ libre au futur Crystal Endeavour. On se rappellera de plus que Genting n’a pas peur d’annuler des commandes, comme il l’a déjà fait à Saint-Nazaire du temps où il était actionnaire de NCL, avec la suppression du sistership du Norwegian Epic dont la construction avait pourtant déjà débuté.

Risques de délocalisation à terme?

Evidemment, une telle perspective serait désastreuse pour Saint-Nazaire, qui perdrait ses deux clients historiques et dont l’avenir dépendrait alors intimement des filiales de Genting. Or, il est permis de se demander si cette stratégie apporterait durablement de la charge en France. Car le groupe asiatique convoite en priorité le marché chinois, en plein essor. Sauf que Pékin, comme on l’a vu avec Carnival et Fincantieri, souhaite sa part du gâteau sur les constructions neuves, et les pressions vont sans doute s’intensifier compte tenu de la crise que rencontre la navale asiatique sur ses marchés traditionnels. De plus, une part importante du futur marché chinois de la croisière résidera sans doute dans des itinéraires entre les ports du pays. Or, comme aux Etats-Unis avec le Jones Act, il faudra pour cela des navires construits localement et battant pavillon national. A terme, Genting pourrait donc être tenté, ou contraint, de faire réaliser ses paquebots en Chine. Et il pourrait le faire lui-même via un partenariat avec un chantier local, d’autant plus facilement s’il maîtrise l’ensemble du processus grâce à ses acquisitions européennes. Sans parler évidemment de l’intérêt économique à délocaliser une industrie vers un pays à bas coûts de production.

La possibilité d’une offre très élevée

Pour toutes ces raisons, Genting, qui est perçu en France comme un « dangereux prédateur », est pour reprendre les termes de sources proches du dossier « la solution dont personne ne veut » et même « le candidat à abattre ». Sauf que le géant asiatique est très riche et peut mettre sur la table une somme d’argent très élevée. Surtout qu’il peut par rapport à ses concurrents amortir plus facilement ses investissements grâce à l’intégration verticale au sein du groupe. En clair, Saint-Nazaire lui permettrait de développer les flottes de ses filiales pour accroître en toute autonomie une activité très lucrative. Et dans le même temps, en étant à la fois chantier et armateur, il pourrait à loisir rogner sur les maigres marges du premier.

Si Genting fait une offre plus alléchante que Fincantieri et le consortium emmené par Damen, le tribunal de Séoul peut être évidemment très tenté de faire ce choix. Ce serait en effet logique puisque les banques coréennes créancières de STX ont dépensé à perte des milliards de dollars ces dernières années et souhaitent récupérer le plus d’argent possible avec les ventes d’actifs.

L’Etat prêt à faire barrage

Néanmoins, Genting est probablement la seule option de vente à laquelle s’opposerait l’Etat français. Le gouvernement est parfaitement au courant des risques d’une telle opération et en serait immanquablement tenu pour comptable s’il ne réagissait pas. Or, avec les échéances électorales de 2007,  laisser partir entre des mains si peu fiables une industrie en pleine forme et aussi symbolique que Saint-Nazaire serait une faute politique majeure. L’Etat se prépare donc à devoir, si besoin, faire barrage à Genting. Et cela peut aussi peser sur la décision du juge à Séoul. Car les Coréens souhaitent aller vite et un blocage de la vente par le gouvernement français ne ferait que retarder la procédure.

De quoi aussi, éventuellement, dissuader Genting de faire une offre, car le groupe sait probablement, désormais, qu’il est considéré à tous les étages, en France, comme indésirable. Un avis général partagé depuis les syndicats jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. On dit même que si Genting passait la porte, des cadres du chantier la claqueraient.

Plus beaucoup de place dans les cales

Enfin, il y a la possibilité que le groupe asiatique renonce à se lancer à la lumière de sa récente visite des chantiers, au cours de laquelle il a pu constater que les capacités industrielles étaient saturées dans la durée et qu’il n’y avait vraiment plus de place pour construire d’autres paquebots avant plusieurs années. Mais il reste toujours la précieuse ingénierie nazairienne… 

 

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