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Equipes réduites, problèmes d’approvisionnement et difficultés à mettre en place des mesures de protection pour ceux qui continuent… arrêt de la production sans certitude de bénéficier des mesures de chômage partiel pour les autres… commandes ajournées pour certains et vives inquiétudes pour tous sur le plan financier…

Les chantiers navals français sont avec l’épidémie de coronavirus, comme une grande partie de l’économie, toutes filières confondues, entrés dans une période de complète incertitude, en particulier les petits et moyens acteurs du secteur, dont certains se retrouvent démunis face à cette situation inédite. Elle est déjà très complexe pour les plus grands constructeurs, qui ont désormais tous cessé leur production, mais ces leaders disposent au moins de services RH, juridiques et financiers solidement gréés, peuvent faire pression sur les pouvoir publics, directement ou indirectement via leurs syndicats, et ont une visibilité et un poids économique comme social qui les protègent sinon des problèmes, du mois de l’abandon. 

A côté d’eux, sur tout le littoral français et parfois dans les terres, de la Méditerranée à la façade atlantique, en passant par la Manche et les Outre-mer, il y a des dizaines de petits et moyens chantiers. Des PME et TPE, des artisans, qui réalisent des bateaux de pêche, de travail, de plaisance… Ces sociétés emploient quelques petites dizaines de personnes tout au plus, les effectifs de certains se comptant sur les doigts d’une main sans avoir besoin d’aller jusqu’à l’index. Pour eux, la pression est considérable et l’incertitude totale, avec souvent un certain sentiment d’abandon et des questions demeurant sans réponse sur ce qu’ils doivent ou peuvent faire, entre responsabilité sociale, soutien incertain de l’Etat et nécessité de poursuivre le travail pour ne pas sombrer.

Mer et Marine a contacté plusieurs de ces chantiers, où chacun fait avec les moyens du bord pour surmonter cette épreuve.

Chantier Tanguy : « On manque d’information, on se sent vraiment seuls »

Spécialisé dans la construction et la réparation de bateaux en bois, le chantier Tanguy de Douarnenez poursuit pour le moment son activité, mais à effectif réduit. « On a arrêté les CDD, trois. On est six à travailler. On continue sur les travaux en intérieur, sur les bateaux qui sont dans le hangar. On a réduit les heures afin de réorganiser le travail pour que le personnel soit autonome et pour pouvoir s’écarter les uns des autres », explique Yves Tanguy, à la tête du chantier familial. « On est un petit peu dans l’expectative. On est indépendants de contacts extérieurs pour un certain temps, mais pour un certain temps seulement ». Car il y a la problématique des ruptures d’approvisionnements : « Sur certains produits, nous avons des difficultés. Pour le moment, on n’est pas encore gênés par ça, on a un peu de stock. On peut tenir un petit peu. Mais nous avons aussi une gêne dans notre activité liée à l’arrêt de certains sous-traitants. On peut avancer, mais on ne pourra pas finir ». Toutefois, ce qu’Yves Tanguy déplore surtout, c’est le manque d’informations sur ce que l’entreprise peut faire dans une telle situation, par exemple en ce qui concerne les mesures d’aide au chômage partiel : « Potentiellement nous sommes concernés, on écoute la radio très régulièrement mais moi je n’ai aucune information en dehors de celle que je vais chercher auprès des copains. On manque d’information. Je ne comprends pas. On se sent vraiment seuls ».

Avizo : « On continue de bosser, on n’a pas le choix »

Direction l’estuaire de la Loire, où le chantier Avizo de Port Lavigne, à Bouguenais, poursuit lui-aussi, comme il peut, son activité. L’entreprise, qui produit des bateaux en composite, est notamment en train d’achever un fileyeur de 12 mètres pour un patron-pêcheur de Noirmoutier. « On continue de bosser, on n’a pas le choix. Nous ne sommes plus que dix à l’atelier car on a trois personnes en vrac à cause du coronavirus. Et sur notre site des Sables d’Olonne trois personnes sur cinq sont chez elles, une que nous avons mis en arrêt car elle est diabétique et deux autres qui ont des proches à risque. En tout, six des quinze salariés de l’entreprise sont donc arrêtés. Pour les autres, nous faisons tout ce qu’a préconisé l’ARS (Agence Régionale de Santé, ndlr) pour informer au mieux les gens et respecter les gestes barrière. Nous avons des masques, des gants et des combinaisons, les gens se lavent régulièrement les mains au savon et l’atelier de Bouguenais, qui fait 1000 m², est toujours aéré », détaille Olivier Bissonet, directeur d’Avizo. Le chantier poursuit donc son activité à effectif réduit, mais la crise du coronavirus a déjà pour conséquence « de reculer des commandes que nous devions enregistrer en ce moment ». Par ailleurs, Avizo est comme bien d’autres entreprises confronté à des problèmes de livraison de matières premières et d’équipements : « on a des problèmes d’approvisionnement et on ne peut avancer qu’en fonction de ce que l’on a encore et de ce que l’on reçoit. Et si ça n’arrive pas et que ça dure, à un moment on sera obligé de fermer ». Une perspective qu’Olivier Bissonet espère éviter, tout en souhaitant comme tous les entrepreneurs que cette période soit la plus courte possible : « il ne faut pas que cela dure six mois sinon on mettra tous la clé sous la porte ».

Alumarine : « l’accès au chômage partiel est crucial  »

Toujours dans la région nantaise, à quelques kilomètres de là mais de l’autre côté de la Loire, le chantier Alumarine de Couëron a quant à lui cessé son activité il y a une semaine. Il espère toutefois pouvoir prochainement reprendre, mais à minima, la construction de ses bateaux en aluminium, avec actuellement des vedettes, bateaux de lamanage et structures flottantes. « Nous sommes arrêtés depuis mercredi dernier avec des inquiétudes et incertitudes dans tous les sens. Nous devrions être 23 sur le chantier mais nous avons trois polonais qui sont partis, trois salariés obligés de rester à la maison pour garder les enfants et un malade. On gère ça comme on peut, on fait des visioconférences avec les salariés pour les tenir au courant et voir comment nous pourrions reprendre partiellement, avec on l’espère un effectif d’une dizaine de personnes. Mais va rapidement se poser le problème des approvisionnements, certains de nos fournisseurs n’étant plus en mesure de livrer, sans compter qu’il faut aussi pour les bateaux que nous construisons des validations règlementaires qui ne sont plus assurées actuellement. Cette situation met aussi à mal la prospection parce que nous n’avons pas de visibilité, et nous savons déjà que des commandes vont être repoussées. Les temps à venir vont être durs », explique Paul Asquier, le directeur général d’Alumarine, qui est adossé au groupe Grand Large. En attendant, le chantier a comme d’autres entreprises à l’arrêt donné son petit stock de masques aux pharmacies et médecins généralistes du coin, en première ligne contre le Covid-19 et qui manquent d’équipements.

A l'instar de bien d’autres sociétés, de la navale ou d’autres secteurs, Paul Asquier se pose également beaucoup de questions sur le chômage partiel et la possibilité d’être éligible aux aides du gouvernement dans ce domaine. « Le coronavirus en lui-même n’est pas une raison justifiant l’accès au chômage partiel. Or, en l’état actuel des choses, on nous explique que notre demande pourrait être refusée. Si c’est le cas, nous serons obligés de puiser dans la trésorerie, ce qui n’est pas tenable si ça dure plusieurs mois. Ce problème de l’accès au chômage partiel est crucial pour tout le secteur, les chantiers comme les sous-traitants, l’ensemble de la filière est concernée ».

Sibiril : « retourner travailler ou rester confiné, l’Etat doit choisir »

Au chantier Sibiril de Carantec, dans le Finistère Nord, au-delà de la problématique sanitaire, la grande question du moment réside aussi dans ce fameux chômage partiel. Le chantier breton, qui fabrique des bateaux en composite, compte actuellement 29 salariés et, avec les sous-traitants, avait quotidiennement 35 à 37 personnels sur site avant la crise. « Nous sommes à l’arrêt depuis le mardi 17 mars et comme beaucoup d’entreprises nous n’avons toujours pas notre code pour le chômage partiel, l’administration gérant apparemment en priorité le cas des commerces qui ont été obligés de fermer. Nous avons beaucoup de discussions au sein de l’UIMM sur ces mesures de chômage partiel et ce n’est pas simple. On nous dit qu’il faudra justifier de manière très précise les raisons de l’arrêt, que les sous-traitants sont partis, que les fournisseurs ne travaillent plus... On demande des justificatifs dans tous les sens. On avait des fournisseurs importants qui nous ont dit on ferme, on ne peut pas vous livrer, et des sous-traitants qui au nom du principe de précaution ont arrêté de venir. Et puis soyons sérieux, on ne peut pas travailler à 15 dans un bateau de 13 mètres en gardant ses distances, d’autant que nous ne disposons pas de masques chirurgicaux dont les stocks, et c’est bien normal, doivent aller en priorité au corps médical. Toutes les entreprises dans notre situation espèrent donc être éligibles aux mesures de chômage partiel car si ce n’est pas le cas, ce sera la merde, on ne pourra pas tenir longtemps », assure Tristan Pouliquen, président de Sibiril. Le constructeur travaille actuellement sur deux vedettes pour les stations de pilotage du Havre et de Dunkerque (la première devait être mise à l’eau le 15 avril), ainsi que deux embarcations de sauvetage (un canot tous temps et une vedette de seconde classe) pour la SNSM et qui devaient être à l’eau en juin. Des bateaux sur lesquels le chantier va évidemment prendre du retard. Mais de quelle ampleur ? C’est ici comme ailleurs toute la question.

Dans cette perspective, pour Tristan Pouliquen, l’urgence c’est aussi de savoir si comme en Italie, les entreprises françaises non essentielles au fonctionnement du pays vont aussi finir par devoir fermer leurs portes afin de contenir le Covid-19. « On est dans le flou artistique le plus complet. On nous dit d’aller bosser pour ne pas mettre l’économie par terre et, en même temps, on exhorte la population à rester confinée pour ralentir l’épidémie. L’Etat doit choisir. La réalité c’est que même si nous reprenons maintenant nous ne pourrons pas travailler normalement. Rien qu’à l’embauche il y a huit jours, suite à la décision de fermer les écoles, 30% du personnel s’était mis en arrêt pour garder les enfants. Il nous manque nos sous-traitants et des fournisseurs essentiels, on pense évidemment aux gens qui pourraient tomber malades et manqueraient à l’appel, aux risques de propagation du virus, alors que les chefs d’entreprises sont responsables de la santé de leurs salariés … dans ces conditions, continuer de travailler simplement pour dire on continue ça ne sert à rien. Il faut que ce soit clair et je pense que l’Etat doit aussi soutenir les entreprises en prenant des mesures fortes et rapides. Mieux vaut tout arrêter pendant quelques semaines que de prendre des demi-mesures qui feront s’étaler le problème sur une période bien plus longue. Ce qui pour l’économie sera encore plus dévastateur. Car en attendant, le travail n’avance pas ou pas comme il devrait, les commandes sont à l’arrêt, on ne peut rien discuter et rien signer car on ne peut rien prévoir, nous n’avons aucune visibilité sur notre planning. L’incertitude est la pire des choses pour une entreprise ».

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