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Pendant longtemps, les navires de commerce n’intéressaient pas grand monde. Ils sont au large, dans des ports où le public n’accède plus, on ne les voit pas. A part peut-être quand il y a une pollution, qui provoque un émoi médiatique de durée variable. Mais sinon, le transport maritime a jusqu’ici navigué sous les radars.  

Y compris pour la pollution qu’il émet. Le transport maritime transporte actuellement 90% des matières premières et biens de consommation mondiaux. La grande majorité de la flotte fonctionne aujourd'hui avec des propulsions thermiques, donc productrices de CO2, et souvent avec des carburants de type fuel lourd, générateur de particules, d’oxydes de soufre et d’azote. Actuellement, pour le seul CO2, on estime que le transport maritime mondial apporte 3% du volume global rejeté annuellement sur la planète. Les projections montrent que ce chiffre pourrait atteindre 17% en 2050 en l’absence de cadre règlementaire contraignant.

Pourtant, le transport maritime n’a pas été inclus dans les mécanismes globaux de décarbonation comme les Accords de Paris. Soin a été laissé au secteur de s’organiser sous l’égide de l’Organisation Maritime Internationale, seule instance multilatérale compétente pour le droit maritime général. Une gageure quand on connaît l’atomisation, la complexité et parfois l’opacité qui règne autour du shipping, par nature le secteur le plus mondialisé de l’économie. Comment réunir un consensus avec des Etats ayant des rapports plus ou moins lointains avec les navires battant leur pavillon et dont une partie de leur économie dépend justement de cette flotte sur laquelle aucune autorité étatique ne s’exerce réellement. Comment accorder des pays volontaristes en matière de dépollution, comme souvent les riches pays occidentaux, et ceux qui n’en ont tout simplement pas les moyens, ni politique, ni économique ?

Et pourtant, les choses avancent. Doucement mais sûrement. Ce sont d’abord les catastrophes maritimes, comme les marées noires, qui ont forgé les premières règlementations autour de la pollution des navires. La convention Marpol est née en 1973, suite aux nombreuses catastrophes des années 60, qui ont vu l’explosion du transport pétrolier. D’abord consacrée aux pollutions par hydrocarbures, elle s’est progressivement enrichi d’annexes dédiées aux colis toxiques, aux eaux usées, aux ordures et, la dernière en date, l’annexe VI, aux émissions des navires.

La première mouture de ce texte date de 1997. Il s’agissait alors de réduire les particules fines ainsi que les oxydes de soufre et d’azote émis par les navires. Elle ne rentrera en vigueur qu’en 2005, lorsque, conformément au droit international, le nombre suffisant de pays l’ayant ratifié et transposé dans leur droit interne, est atteint.

En 2005, on est encore loin de bien prendre la mesure de l’impact du transport maritime sur les émissions. La taille des porte-conteneurs ne cesse d’augmenter, les gros moteurs deux temps, qui brûlent un fuel qui s’apparente souvent à des résidus de raffinage tant il est visqueux et toxique, dépassent des puissances de 100.000 chevaux. Le transport maritime est en croissance exponentielle : il sert la puissance manufacturière chinoise, les besoins immenses en minerai de fer et en charbon pour des économies en plein boom, la systématisation de la globalisation.

Pourtant, l’impact du transport maritime, en dehors des cas accidentels, commence à être documenté par la science de manière de plus en plus précise. On sait que les oxydes de soufre présents dans les émissions liées au fuel lourd ont un impact non seulement sur l’environnement marin mais également côtier. En mer Baltique en mer du Nord, là où les plus grands ports d’Europe sont dans les villes et où de nombreux ferries sillonnent entre les côtes, on s’en rend sans doute plus compte qu’ailleurs. En 2010, ces deux régions font partie des premières à devenir des zones d’émissions contrôlées. En 2015, le taux de soufre autorisé dans les émissions de navires y est drastiquement abaissé. C’est le « sulfur cap », la première mesure internationale de règlementation des émissions de navire. Une mesure qui sera généralisée, avec un taux autorisé de soufre néanmoins légèrement plus élevé, à l’ensemble des eaux mondiales en 2020. Ce qui témoigne que le volontarisme politique peut fonctionner même dans un cadre multilatéral.

Face à cette règlementation, le secteur privé, c’est-à-dire les armateurs, a dû composer. Certains ont tenté de faire repousser autant que possible les échéances usant de leur influence sur leur Etat du pavillon. D’autres ont anticipé en investissant dans des nouvelles motorisations, comme celle utilisant le GNL (gaz naturel liquéfié) dont la principale vertu est l’élimination des résidus de combustion carbonée et donc notamment des oxydes de soufre. D’autres se sont tournés vers des solutions de moyen-terme comme le nettoyage des fumées avec des systèmes de type scrubbers. D’autres se sont résignés à utiliser le très cher gas-oil en lieu et place du fuel lourd. D’autres encore ne se sont sans doute pas encore mis aux normes. Les inspections dans les ports et les drones renifleurs de soufre augmentent mais on est encore loin d’un système parfait. Il existe cependant et il provoque d’importants changements dans la manière de propulser les navires.

Mais bien plus que les oxydes de soufre ou d’azote, c’est désormais le carbone qui est au centre de la mêlée. Si le transport maritime est resté longtemps sous les radars, il a été rattrapé par la patrouille. Quand tout le reste de l’industrie était déjà soumis à des quotas d’émission, les COP successives ont fini par demander des comptes au shipping. Qui doit désormais s’inscrire dans les objectifs de décarbonation des accords de Paris. Charge à l’Organisation Maritime Internationale de mettre en œuvre les objectifs, le cadre règlementaire et la méthodologie pour parvenir à une réduction de 40% des émissions de CO2 du shipping en 2030 et 50% en 2050.

Là encore, tout a été tenté pour empêcher le mouvement. Mais celui-ci semble enclenché puisque l’OMI a relativement rapidement mis en place des instruments pour y parvenir. D’abord l’EEXI, un indice d’efficacité énergétique des navires, qui donne un état des performances du navire, mais surtout le déjà très redouté CII, un indice d’intensité carbone. Ce dernier devra non seulement être établi pour chacun des navires en flotte mais devra également être amélioré chaque année pour atteindre les objectifs de décarbonation. Ces deux nouveaux standards vont radicalement changer la donne et devraient entrer en vigueur en 2023, même si les négociations sont encore en cours à l’OMI.

Aujourd’hui, les armateurs se retrouvent dans une situation complexe. On leur demande d’améliorer les performances carbone de leurs navires sans pour autant que des solutions technologiques clés-en-main ou au moins faciles à mettre en oeuvre, tels les scrubbers pour les oxydes de soufre, existent. Evidemment, on planche sur les futures propulsions moins carbonées, comme le méthanol qui peut être neutre si produit vertueusement, ou décarbonées comme l’hydrogène ou l’ammoniac. Les motoristes travaillent sur des nouveaux types de moteurs mais personne ne sait vraiment quand l’ensemble du circuit d’approvisionnement sera suffisamment mûr pour remplacer les combustibles carbonés. Les architectes navals travaillent sur des design de plus en plus sobres. On commence à repenser les usages à bord pour réduire la dépense énergétique : aller moins vite, avoir des équipements moins gourmands, ajouter des voiles pour soulager la propulsion, transmettre les données en temps réel par satellite pour optimiser le fonctionnement du navire… Le transport maritime doit maintenant se repenser. Parce qu’il y a des contraintes règlementaires mais aussi parce que les clients eux-mêmes commencent à demander des comptes et veulent pouvoir montrer aux consommateurs finaux que toute la chaîne logistique améliore ses performances environnementales. Le shipping est désormais à la croisée des chemins.

© Un article de la rédaction de Mer et Marine. Reproduction interdite sans consentement du ou des auteurs.

 

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