Nouveau coup de tonnerre dans l'estuaire de la Loire. Alors que STX France joue actuellement sa survie, le chantier naval pourrait passer à côté d'une commande providentielle liée à un marché public. Comble de l'ironie, ces bateaux pourraient être construits, comme on le verra dans cet article, dans un autre chantier européen, peut-être même de l'autre côté du Rhin ! Il s'agit du contrat de partenariat public-privé (PPP) portant sur le renouvellement de la logistique maritime des armées françaises. Lauréat d'un appel d'offres lancé en 2009, le groupe français CMA CGM est entré il y a quelques semaines en négociations exclusives avec le ministère de la Défense afin de signer, dans le courant de l'été, un contrat portant sur la mise à disposition, à compter de 2014, de cinq navires rouliers destinés à transporter le matériel militaire vers les bases outre-mer et les théâtres d'opérations extérieurs. Trois de ces bateaux seront exploités par CMA CGM sur ses lignes commerciales et, en cas de besoin, serviront au profit des armées françaises. C'est ce que le ministère appelle la « flotte de projection ». Ces bateaux seront réalisés en Corée du sud, CMA CGM adaptant les trois navires commandés pour moderniser la flotte de sa filiale Delmas aux besoins militaires. Mais le contrat porte aussi sur l'affrètement permanent de deux nouveaux navires pour le « service courant », c'est-à-dire les besoins habituels des militaires en matière de transport de conteneurs, de matériels et de véhicules. Et c'est précisément sur ces deux bateaux que les chantiers nazairiens ont une carte à jouer. Fret et véhicules militaires sur un roulier affrété (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE) Embarquement d'un char Leclerc dans un roulier affrété (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE) « Les chantiers ont été contactés et ont décliné l'offre de construction » Suite au lancement de l'appel d'offres, il y a trois ans, les différents armements intéressés par ce marché, dont CMA CGM ou encore la Maritime Nantaise, titulaire jusqu'ici du contrat, ont contacté les chantiers en vue de réaliser les navires. Saint-Nazaire, comme d'autres, a été approché, mais n'a pas donné suite. « Les chantiers de Saint-Nazaire ont été contactés et ont décliné l'offre de construction », expliquait-on hier au siège de CMA CGM. Une réponse qui peut paraitre dans le contexte actuel parfaitement ahurissante dans la mesure où, dans quelques mois, les ateliers de STX France devraient s'arrêter faute de travail. Il faut, toutefois, replacer cette réponse dans le contexte de l'époque. En 2009, Saint-Nazaire avait un plan de charge solide, avec trois gros paquebots en construction (MSC Splendida, livré en juillet 2009, MSC Magnifica, livré en mars 2010 et Norwegian Epic, livré en juin 2010). Même s'il y avait déjà des problèmes de charge pour les premiers stades de construction (usinage notamment), ce qui a entrainé la commande par l'Etat (au titre du plan de relance de l'économie) du bâtiment de projection et de commandement Dixmude, la direction de STX restait confiante. Elle pensait notamment, à l'époque, que MSC allait commander deux nouveaux paquebots. Dans ces conditions, la construction des rouliers aurait pu être problématique en termes de disponibilité des cales par rapport à des projets autrement plus intéressants pour l'entreprise et ses sous-traitants. Sur le chantier de Saint-Nazaire (© : MER ET MARINE) La question de la compétitivité De plus, ces rouliers ne font pas partie des types de navires visés par STX France. Spécialisé dans la réalisation de bateaux complexes, comme les paquebots, Saint-Nazaire n'est plus, depuis bien longtemps, compétitif sur les navires de commerce, comme les porte-conteneurs et les rouliers, faciles à construire et réalisés en grand nombre et à moindre coût en Asie. « Des armateurs intéressés par l'appel d'offres avaient, au début de ce dossier, consulté STX France qui avait remis un prix. La différence entre le prix de revient dans les chantiers spécialisés dans la production en série de ce type de navire très simple et dans les chantiers spécialisés dans les navires à haute valeur ajoutée, est importante. Les chantiers comme le nôtre ont donc très peu d'atouts pour soutenir la concurrence sur ces produits standards qui se fait essentiellement sur les prix », explique-t-on chez STX France. Curieusement, si cet état de fait et le contexte en 2009 peuvent faire comprendre l'attitude du chantier à l'époque, l'évolution de la situation ces derniers mois n'a semble-t-il pas incité la direction de STX France à se ré-intéresser au dossier. Ou, si tel est le cas, il faudra alors le faire savoir à CMA CGM, qui en est resté, comme on l'a vu, au fait qu'il ne fallait pas compter sur STX pour ses rouliers. Le chantier de Saint-Nazaire (© : STX FRANCE - BERNARD BIGER) Un projet qui peut alimenter les ateliers en 2013 Ceux-ci seraient pourtant bien utiles pour procurer du travail dans les ateliers de fabrication de STX France, d'autant qu'une livraison en 2014 de ces deux navires d'environ 240 mètres implique que l'usinage des tôles, la préfabrication, le montage des blocs et l'assemblage soient menés en 2013. Pile au moment où le chantier aura besoin de travail en production. De plus, ce serait autant de temps gagné pour décrocher une nouvelle commande de paquebot à même de prendre la relève. Aujourd'hui, Saint-Nazaire ne peut en tous cas plus se permettre de faire la fine bouche. Le carnet de commandes va dans les mois qui viennent atteindre un seuil critique, un contrat majeur portant sur la réalisation de deux paquebots pour Viking River Cruises a été perdu en avril et le marché de la croisière est loin d'être porteur, avec des perspectives de commandes plus que limitées. D'ores et déjà, d'importantes mesures de chômage partiel ont été décidées. D'ici le printemps 2013, les deux derniers navires de croisière en construction (MSC Preziosa et Europa 2) seront partis et les deux BPC commandés par la Russie, livrables en 2014 et 2015 mais réalisés en avance de phase pour compenser la baisse charge, seront déjà bien avancés. Des milliers d'emplois sont donc clairement menacés. Le MSC Divina, livré en mai 2012 (© : STX FRANCE - BERNARD BIGER) « C'est n'est plus un trou de charge, c'est un précipice » Tant et si bien que les deux futurs rouliers des armées, autrefois considérés sans intérêt, font aujourd'hui figure de bouée de sauvetage. « C'est n'est plus un trou de charge, c'est un précipice qui nous attend en janvier prochain. Dans la période actuelle, il faut impérativement trouver de la charge de travail et ces navires peuvent permettre d'éliminer l'inactivité prévue l'an prochain en prenant la suite des BPC russes », explique-t-on à la CFDT. Du côté de la CFE-CGC, le son de cloche est le même : « Tout ce qui peut ramener de la charge, quelque soit le type de navire, on ne peut pas se permettre de le laisser passer ». Et la CFTC d'enfoncer le clou : « Actuellement, il faut faire flèche de tout bois. Nous devons nous placer sur toutes les affaires où l'on peut avoir un espoir de décrocher une commande. Vu la situation des chantiers, il serait inadmissible de ne pas se positionner sur un marché franco-français. Certes, il ne s'agit pas d'un paquebot et, dans le cadre d'un contrat à l'exportation, nous n'aurions aucune chance face à la concurrence étrangère. Mais là, il s'agit d'un armateur français, CMA CGM, et d'un contrat avec le ministère de la Défense. Nous y avons notre place et ce serait un vrai signal de la part des pouvoirs publics pour que saint-Nazaire vive ». Le chantier de Saint-Nazaire (© : STX FRANCE - BERNARD BIGER) CMA CGM consulte d'autres chantiers européens Aujourd'hui, l'argument de la compétitivité ne parait plus vraiment pertinent au regard de la situation du chantier. Il est même plus ou moins battu en brèche par le fait que CMA CGM, après que Saint-Nazaire ait décliné la proposition, se tourne vers d'autres constructeurs, qui n'ont rien d'asiatiques : « Nous étudions la possibilité de faire construire les deux rouliers dans d'autres chantiers en Europe », nous a confirmé le groupe, non sans créer une réelle surprise. Si CMA CGM ne précise pas avec qui il discute, selon certaines sources, la commande pourrait être attribuée à un chantier allemand. Il ne s'agirait donc pas de confier la commande à des constructeurs d'Europe de l'Est, où la main d'oeuvre est clairement moins chère, mais potentiellement de se tourner vers une industrie normalement comparable à la navale française. Il s'agirait d'un véritabkle camouflet pour celle-ci. « Ce serait un comble que nous ne soyons pas au niveau des prix pratiqués par les Allemands alors que nous avons encore fait des gains de productivité dans la production et le montage », s'étonne un responsable de la CFDT. Pour les syndicats, la question n'est pas de savoir si le contrat des rouliers sera rentable pour STX, mais comment, au moment où le gouvernement veut relancer l'industrie et que Saint-Nazaire va mal, il est possible d'apporter du travail. Il serait, dès lors, parfaitement inconcevable pour les personnels qu'une commande d'un armateur français pour un marché public puisse tomber dans l'escarcelle d'un autre chantier européen. Même s'il y avait une différence de prix, elle serait de plus à mettre en rapport avec ce que coûterait à l'Etat le paiement d'indemnités chômage pour des centaines, voire des milliers de personnes. « Nous sommes capables de faire ces navires et si cela peut permettre d'éviter le trou de charge, c'est bon pour l'entreprise, mais aussi pour le budget de l'Etat, qui devra autrement rémunérer des gens au chômage », lâche-t-on à la CFDT. Marie-Odile Bouillé et François Hollande à Saint-Nazaire en décembre 2011 (© : DR) L'Etat appelé à prendre le dossier en main Très étonnés, c'est le moins que l'on puisse dire, par la tournure prise par ce dossier, les syndicats de STX France demandent à l'Etat, actionnaire à 33.34% du chantier, de reprendre le dossier en main. Les représentants du personnel comptent notamment sur une intervention d'Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif, qu'ils ont rencontré le 11 juin dernier à Paris. « Une solution doit être trouvée car, si ces navires étaient construits ailleurs en Europe, personne ne le comprendrait. L'Etat, la direction, CMA CGM... tout le monde serait décrédibilisé », estime un responsable syndical. Certains élus locaux, qui se sont également entretenus (le lendemain des syndicats) avec Arnaud Montebourg de la situation du chantier, plaident aussi pour une action gouvernementale. Dès hier, Marie-Odile Bouillé, députée de Saint-Nazaire, a d'ailleurs envoyé une lettre au ministre, dans laquelle elle rappelle la teneur des échanges avec les élus et parlementaires : « Lors de l'entretien que vous avez bien voulu accorder le 12 juin aux élus de collectivités locales et aux parlementaires de Saint-Nazaire, vous avez évoqué la nécessité de s'assurer que les services de l'Etat et les sociétés dans lesquelles l'Etat est actionnaire favorisent les commandes auprès du dernier chantier français », écrit Marie-Odile Bouillé. Et la députée de déplorer le fait que les rouliers destinés aux armées françaises puissent être commandés à l'étranger : « J'attire votre attention sur l'incohérence de cette décision qu'il n'est pas trop tard de modifier en faveur de nos chantiers navals qui connaissent un nombre record d'heures de chômage partiel ». En dehors du dossier des rouliers, on notera que certains syndicats de STX France ont également demandé à Arnaud Montebourg d'examiner, avec le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian, la possibilité d'anticiper la commande des quatre nouveaux bâtiments de ravitaillement de la Marine nationale, qui doivent être normalement construits après 2015. En attendant la phase de réalisation, un premier contrat d'ingénierie devrait être notifié en fin d'année pour ce programme. STX France, allié à DCNS sur cette affaire, espère bien le décrocher pour ses bureaux d'études, qui manquent eux-aussi cruellement de travail.
Les futurs rouliers des armées françaises construits en Allemagne ?
Par
Vincent Groizeleau
-
19/06/2012

© MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE