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Même si tout n’est pas encore réglé, en particulier sur la répartition des parts dans la « moitié tricolore », les gouvernements français et italien sont parvenus à s’entendre sur la vente de STX France. Paris ne voulait pas que Fincantieri détienne plus de 50% des chantiers nazairiens, Rome exigeait d’en obtenir au moins 51% pour avoir un contrôle clair sur l’entreprise. Après des mois d’opposition, parfois très vive, et une marge de manœuvre extrêmement étroite, tout le monde est pourtant parvenu à sauver la face et le bras de fer s’est terminé hier, sans perdant, par une chaleureuse poignée de main. Comment ? Grâce à un subtil jeu actionnarial, pour lequel les services de Bercy se sont surpassés, imaginant un mécanisme original à même de contenter les deux parties.

Le % « prêtable »

Sur le papier, les chantiers de Saint-Nazaire appartiendront seulement pour moitié à Fincantieri, le reste étant propriété française. Mais l’Etat, actionnaire à hauteur de 33.34% depuis 2008, va monter sa participation d’1%, qu’il va prêter au groupe italien pour une période de 12 ans, avec option d’achat à terme. Fincantieri obtient donc dans les faits la majorité absolue. Celle-ci est cependant assortie de toute une batterie de conditions et garanties qui seront inscrites dans le futur pacte d’actionnaires. Elles toucheront notamment au maintien de l’activité, de la diversification (du moins dans les énergies marines et l’offshore), des emplois et des investissements pour la modernisation du site, ou encore à la sauvegarde des bureaux d’études et du savoir-faire pour éviter une fuite vers un pays tiers … Et si Fincantieri ne respecte pas ses engagements, la France reprendra son fameux %, tout en conservant un droit de préemption sur les parts italiennes en cas de nouvelle cession (les accords d’avril prévoyaient aussi une telle mesure en cas de changement majeur dans le capital de Fincantieri). Une clause de revoyure est prévue, afin de contrôler régulièrement le respect des engagements pris par les Italiens. Ces contrôles seront effectués au bout de 2, 5, 8 et 12 ans. L’ensemble parait donc bien ficelé et cet accord semble même plus avantageux pour la partie française que celui négocié en avril dernier par l’ancien gouvernement. Un accord qu’Emmanuel Macron avait souhaité renégocié peu après son élection à la présidence de la République.

Comment activer ce droit en cas de problème ?

Certains s’interrogent néanmoins, au-delà de l’intérêt théorique du prêt de capital assorti de ses conditions, sur les modalités pratiques d’une éventuelle reprise de ce % si les Italiens ne respectent pas leurs engagements. Une question qui se pose avec encore plus d’acuité si, comme l’affirmait hier matin le quotidien Le Monde, la France a négocié la possibilité de reprendre l’ensemble des parts détenues par Fincantieri en cas de grave difficulté. A partir de quel moment et sur quelle base l’Etat pourrait-il faire valoir son droit à lancer une telle mesure ? Compte tenu des porosités évidentes à prévoir dans un fonctionnement de groupe, les garanties, en particulier dans le domaine technologique, paraissent en fait assez aléatoires. En réalité, cet édifice repose surtout sur la confiance car si un jour la France assume une crise diplomatique en exigeant de récupérer ses parts, cela signifiera que le mal est déjà fait et qu’il sera probablement déjà trop tard.

Des questions demeurent

Toujours sur ce registre, l’accord conclu hier lors du sommet franco-italien de Lyon ne résout pas plus les deux principales inquiétudes qu’avait lui-même exprimées cet été Bruno Le Maire, le ministre de l’Economie. D’abord le risque de voir le groupe public italien privilégier ses chantiers nationaux (ils sont au nombre de 8) en cas de retournement de conjoncture et d’affaissement des commandes de paquebots. Et puis il y a toujours la problématique de l’aide italienne aux chantiers chinois pour leur permettre de construire leurs premiers paquebots.

Sur l’autel de la construction européenne

Contrairement à la fusion des activités ferroviaires d’Alstom et Siemens, le doute subsiste dans ce dossier, en témoignent tous les verrous que le gouvernement français a voulu poser. L’affaire ne se serait d’ailleurs peut-être pas conclue de cette manière si elle ne s’était inscrite dans un autre calendrier. Mais il y avait simultanément d’autres dossiers franco-italiens autrement plus lourds à gérer et, dans le même temps, la volonté d’Emmanuel Macron de relancer vigoureusement de la construction européenne. Comme nous l’écrivions hier, au lendemain du discours du président à La Sorbonne, une brouille avec l’Italie en cas d’échec des discussions sur le dossier STX était impensable.

Bruno Le Maire va tenter de convaincre localement

Mais si intelligente soit la pirouette actionnariale imaginée par Bercy, il va maintenant falloir expliquer sur le terrain pourquoi l’Etat a décidé fin juillet de prendre le contrôle du chantier pour, deux mois plus tard, accorder finalement aux Italiens ce qu’on leur refusait au départ. Même si la subtilité du prêt de 1% est réelle et l’idée intéressante, « Tout ça pour ça » était hier une expression très répandue dans l’estuaire de la Loire. C’est l’une des raisons pour lesquelles Bruno Le Maire se rend aujourd’hui à Saint-Nazaire, où il va rencontrer la direction, les représentants du personnel et probablement les élus. Sans doute conscient que le montage présenté en laisse plus d’un dubitatif, le ministre va tenter de rallier les locaux. Une étape cruciale puisque la composition du futur actionnariat en dépend.

La répartition des parts françaises toujours pas actée

En effet, si l’affaire est maintenant entendue avec l’Italie, il reste à répartir les parts qui n’appartiennent ni à Fincantieri, ni à l’Etat, soit environ 16.65%. Naval Group (ex-DCNS), le champion national des bâtiments militaires, en prendra au moins 10%, sachant que son Conseil d’administration l’a autorisé à acquérir jusqu’à 15% des chantiers nazairiens. Mais le gouvernement est manifestement plus favorable à une entrée au capital des salariés ainsi que d’industriels ligériens. Cela permettrait de consolider politiquement la part française en valorisant le personnel, ainsi que les sous-traitants regroupés dans la « solution ligérienne », poussée depuis des mois par Bruno Retailleau, président de la région des Pays de la Loire. Mais ce beau tableau imaginé par le ministre semblait hier soir se heurter à des réticences.  Les entrepreneurs locaux, auxquels on ne propose que 3.6% et apparemment aucun droit de vote, n’ont pas envie de faire de la figuration et, au final, servir uniquement de faire-valoir au gouvernement pour donner l’impression de cautionner l’accord franco-italien. Quant aux salariés, on ne leur réserverait que 2% des parts mais un siège au Conseil d’administration. Cette entrée au capital a été réclamée par certains syndicats mais d’autres se méfient de cette opportunité, qui pourrait se traduire par une position pas toujours aisée entre le bloc Etat/Naval Group d’un côté et Fincantieri de l’autre.

Eviter de complexifier le fonctionnement du Conseil d’administration

Pour bien faire, il conviendra d’ailleurs de ne pas non plus complexifier et polluer par différentes tractations le fonctionnement du Conseil d’administration, qui doit conserver sa capacité à décider rapidement. Pour la gouvernance, on annonce qu’elle serait « partagée », avec si le plan de Bercy se met en place 4 sièges pour Fincantieri, dont celui du directeur-général, qui sera nommé par le groupe italien (avec l’assentiment français), 2 sièges pour l’Etat, 1 pour Naval Group et 1 pour les salariés. Le total des droits de vote n’est donc pas impair, ce qui peut poser des problèmes de majorité sur des décisions difficiles et place le représentant du personnel dans une position potentiellement déterminante mais aussi possiblement très inconfortable et soumise à de fortes pressions.

Méfiance syndicale concernant Naval Group

Même si l’accouchement fut plus long que prévu et ne s’est pas opéré sans douleur, on assiste en tous cas à la fin d’un feuilleton qui n’a que trop duré. Le chantier, après avoir connu trois changements d’actionnariat en une décennie, va y gagner en stabilité et la perspective d’une consolidation européenne, dans un marché international de plus en plus féroce, n’est pas dénuée de sens. En attendant, le carnet de commandes, garni pour une dizaine d’années, demeure la meilleure des garanties pour la pérennité du site et de ses emplois. En termes d’activité et de diversification, la seule ombre au tableau demeure peut-être l’entrée au capital de Naval Group. Après avoir refusé pendant 15 ans de se rapprocher de son compatriote, il voit sans doute là une excellente occasion de mettre de l’ordre dans les ambitions récentes de Saint-Nazaire sur le marché naval militaire. Si pour les grandes plateformes (porte-avions, BPC, ravitailleurs) des accords existent entre les deux entreprises, le problème se situe au niveau des designs de corvettes et de frégates que STX France a commencé à commercialiser à l’international (sans succès jusqu’ici). Une concurrence directe vue d’un très mauvais œil par Naval Group. Mais les syndicats craignent surtout pour les marchés de maintenance des bâtiments de la Marine nationale, sur lesquels les Nazairiens ont remporté de beaux succès face à l’ex-DCNS.

Le coup magistral de Fincantieri

Quant à Fincantieri, il réussit là un coup magistral en s’emparant enfin, après plusieurs tentatives ratées, de son grand concurrent historique et notamment de sa gigantesque cale de construction, résolvant le problème des infrastructures italiennes devenues trop petites pour les plus grands paquebots dont la taille ne cesse de croître. Une vraie victoire personnelle pour son redoutable patron, Giuseppe Bono. Ce dernier fait même coup double en voyant, grâce aux tractations autour de Saint-Nazaire, relancé le projet de rapprochement avec Naval Group dans le secteur naval militaire. Un dossier qu’il défend depuis longtemps, comme son homologue français Hervé Guillou, mais que Paris rechignait à ouvrir. Jusqu’à ce qu’il faille trouver cet été des arguments pour convaincre les Italiens d’accepter les exigences concernant Saint-Nazaire.

Sur un malentendu

Le succès est d’autant plus remarquable que tout cela se fait sur un « malentendu ». Car il faut quand même se rappeler que le groupe italien n’aurait normalement pas dû se retrouver seul à déposer une offre de reprise des parts détenues depuis 2008 par le groupe sud-coréen STX Offshore & Shipbuilding. En 2016, lorsque la procédure de cession de cette participation a été lancée afin de contribuer à éponger l’énorme dette du constructeur asiatique, c’est un autre prétendant qui était donné gagnant. Il s’agissait d’un consortium emmené par le groupe naval néerlandais Damen, associé aux deux principaux clients des chantiers, l’armateur américain RCCL et l’italo-suisse MSC. Ce « trio » avait la préférence du gouvernement français et Fincantieri en avait parfaitement conscience, se contentant de déposer une offre au prix minimal fixé par le tribunal de Séoul (79.5 millions d’euros). Mais alors que la proposition Damen/RCCL/MSC devait être nettement supérieure, assurant logiquement le choix de ce repreneur, le trio a contre toute attente explosé quelques jours avant la date butoir pour la remise des dossiers, le 27 décembre. Un incroyable coup de théâtre, lié à une discorde de dernière minute entre les partenaires, qui a contre toute attente laissé le champ libre à Fincantieri. Les Italiens n’en demandaient pas tant mais c’est le jeu des affaires et au final, les voilà aux commandes de Saint-Nazaire pour une somme dérisoire. Un cadeau inespéré qu’ils ne pouvaient pas refuser, ce qui explique aussi leur accord pour le montage proposé par la France, même si la participation italienne est réduite par rapport à ce qui était prévu en avril.

Un camouflet pour les armateurs

Enfin, concernant les armateurs, on peut imaginer qu’ils n’ont pas accueilli l’annonce et les conditions de l’accord avec une grande joie. Eux qui assurent le plan de charge du site à coup de milliards et qui ont tout fait pour empêcher une prise de contrôle italienne, y compris en proposant une offre de rachat alternative au gouvernement français, doivent être assez amers. Il reste seulement à espérer que dans ce milieu où les relations humaines sont parfois plus fortes que le business, le camouflet que vient de leur faire subir les autorités françaises n’aura pas des conséquences fâcheuses à court ou moyen terme.

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