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« Il faut que je vous montre les bateaux en construction, il y en a plusieurs sur les quais et dans la nef. Ma sœur a l’habitude de dire qu’il faut que nous continuions à construire même si c’est difficile. Et que s’il devait rester un seul chantier en Norvège, il faudrait que ce soit nous ». Tore Ulstein a la quarantaine, l’énergie pragmatique et souriante des gens du Nord. Sa sœur, Gunnvor, et lui sont la troisième génération d’Ulstein à diriger l’entreprise familiale, sise dans une petite ville norvégienne qui porte leur nom, Ulsteinvik.

 

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© ULSTEIN

Tore Ulstein, troisième génération de dirigeants du groupe Ulstein (ULSTEIN)

 

Sur la carte l’endroit est loin de tout, sur une île de l’interminable côte norvégienne. L’aéroport le plus proche est à une heure et demie de route et de ferry. Sur place, c’est autre chose. Le long de la route, les noms se succèdent : Kleven, Rolls-Royce, Kongsberg, ABB… nous sommes ici au cœur de la région la plus maritime de Norvège, le Sunnmøre. La moitié de la taille d’un département français et une densité industrielle du secteur maritime inégalée par ailleurs : plus d’une dizaine d’armateurs, presque autant de chantiers, une centaine d’équipementiers… « Il y a 100 ans, quand notre grand père Martin a créé le chantier, tout le monde faisait de la pêche ici, une région de marins et de constructeurs de bateaux ».

Le Sunnmøre est toujours une région de marins et de chantiers, il y a encore beaucoup de gros bateaux de pêche dans les ports des fjords. Mais entre temps, la petite région perdue est devenue le berceau des bateaux offshore, ceux qui partent sur les champs pétroliers un peu plus au sud et désormais beaucoup plus au Nord, vers l’Arctique. Une transition que les entreprises de la région ont faite de la manière la plus intelligente possible : « ensemble. Sans le cluster local, nous ne serions rien », assure Tore, sans aucune fausse modestie.

 

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© ULSTEIN

Le Blue Protector dans le Geirangerfjord, voisin du chantier (ULSTEIN)

 

En 1999, l’entreprise familiale est un poids lourd de la construction navale norvégienne. Elle a construit toutes les  premières générations des navires de servitude à l’offshore. Les célèbres design UT, développés par le bureau d’études interne, ont donné le La de l’innovation à l’offshore, à l’image des UT 507 que sont les Abeille Flandre et Languedoc, construites ici en 1978. 

 

L'UT 507, construit par Ulstein devenu l'Abeille Flandre (MARINE NATIONALE)

 

Ulstein dessine, Ulstein équipe, Ulstein construit. Plus de 2000 personnes y travaille. Mais en 1999, il a fallu restructurer cette activité devenue peut être trop imposante pour les seuls héritiers. Le groupe est racheté par Vickers, la famille garde l’activité de construction. Peu de temps après, Vickers revend la division équipements et design au groupe britannique Rolls-Royce, qui  depuis, s’appuie sur l’expertise norvégienne pour s’imposer dans le marché offshore et maritime.

« Quand une partie du groupe a été vendu, nous avons réalisé que si nous voulions survivre dans ce milieu ultra-concurrentiel qu’est la construction navale, il fallait faire plus ». Dans la région du Sunnmøre, on a toujours su s’adapter. On a toujours mis un point d’honneur à avoir une longueur d’avance sur le reste du monde. « La seule chose qui puisse nous maintenir dans la course, la seule plus-value réelle qui nous différencie dans le secteur, c’est l’innovation. Alors nous ne faisons que ça, innover ».

 

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© ULSTEIN

Blue Protector (ULSTEIN)

 

Tore Ulstein n’est pas un doux rêveur. Il dit que la réussite de la compagnie, c’est « beaucoup de travail, un esprit de famille, de l’enthousiasme et encore beaucoup de travail. Nous avons choisi de faire le pari de la créativité et du développement durable : de construire des bateaux faits pour durer, qui respectent l’homme et l’environnement et qui rapportent de l’argent à leurs propriétaires ».

Ces bateaux, ce sont des « visions » que les ingénieurs et architectes d’Ulsteinvik doivent « rendre réelles ».  Ces visions ne s’imposent pas de limites, « parce que c’est justement cela l’innovation ». Un jour, en 2005, Ulstein prend tout le monde de court. « Le X-Bow, l’étrave inversée, c’est une grande fierté ».  La révolution dans le Landerneau de l’architecture navale est évoquée d’un ton sobre.  Chez les Ulstein, comme chez les autres habitants des fjords, on ne goûte guère l’autocongratulation. On préfère savoir que le client est satisfait – chaque dossier de présentation de navire comporte des extraits de témoignages de navigants-, ne pas perdre de temps en bavardages inutiles et penser à la suite.

 

Le Bourbon Orca, premier X-Bow dessiné par Ulstein (BOURBON)

 

« Nous avons beaucoup travaillé sur le développement de design, mais nous avons tenu à garder une activité de construction navale ici. C’est justement grâce à cette compétence de chantier que nous sommes performants et crédibles quand il s’agit de créer de nouveaux designs ».  Savoir construire et savoir équiper, mais aussi savoir proposer des solutions faciles à intégrer dans des chantiers internationaux qui n’ont pas forcément le degré de technicité du site norvégien.

 

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© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ

Un PX 121 en construction à Ulsteinvik (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

 

Et puis il y a le marché. « Pour savoir comment construire un bateau, il faut précisément savoir quels sont les besoins maintenant, mais aussi dans quelques années ». Connaître les besoins des armateurs et des majors.

Pour cela, Ulstein a une longueur d’avance qui s’appelle Island Offshore. L’armement spécialisé dans les services à l’offshore se trouve à deux rues. « Et il est dirigé par mon cousin ». Evidemment, c’est plus facile. Avec Island Offshore, Ulstein a pu se permettre d’être audacieux. « Nous les avons accompagnés dans leur progression sur le marché offshore : en 2005 nous leur avons construit des ravitailleurs type PSV, en 2008, ça a été les bateaux spécialisés dans le subsea ». En 2014 sort le mastodonte Island Performer, un navire d’inspection, de maintenance et de réparation de 130 mètres de long.

 

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© ULSTEIN

L'Island Performer (ULSTEIN)

 

« Dans ce marché, il faut savoir être flexible et totalement à l’écoute de ses clients ».  Fin 2013, Ulstein a reçu la commande de deux navires de construction SX165 de 160 mètres: le prototype est construit en Norvège et le deuxième le sera aux Etats-Unis pour le client Edison Chouest. Une belle entrée sur le marché américain pour laquelle Ulstein a dû, encore plus qu’ailleurs, faire preuve d’adaptabilité.  « Nous avons passé la largeur du navire de 28 à 30 mètres » « Alors que la construction avait déjà commencé ? » « Oui, le client l’a souhaité, alors on a fait ce qu’il fallait pour que cela fonctionne ». Sur les difficultés techniques d’une telle opération, on ne saura pas plus. « On a trouvé des solutions ». Le client est roi et rien ne semble vraiment faire peur aux ingénieurs d’Ulsteinvik. « Et il sera livré à l’heure ». Cela allait sans dire.

 

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© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ

La nef de construction (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

 

Sur le quai du chantier, les bateaux s’alignent. « C’est notre série PX121 ». Dix PSV de 83 mètres de long, à la pointe de la technologie et, bien sûr, équipé de l’X-Bow. « Nous en avons vendu huit. Il nous en reste deux ». Parce que oui, Ulstein a décidé de construire, en Norvège, une série de 10 navires sans aucune commande. De la construction en spéculation, comme le dit le jargon des affaires, pour un investissement  d’1.6 milliard de couronnes norvégiennes soit 200 millions d’euros.  « L’effet de série nous a permis d’avoir des prix compétitifs même avec les chantiers chinois ». Les premières unités sont sorties en 2011, les dernières seront livrées en 2015. « Nous allons attendre un peu pour mettre les deux qui nous reste en vente. Rien ne presse ».

 

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© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ

Les PX 121 (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

 

Le pari à 200 millions d’euros, qui en effraierait plus d’un par les temps qui courent, est réussi. « Nous avions beaucoup réfléchi aux besoins du marché et nous savions que ce type de navire y correspondrait. Plus de 30 unités ont été commandées depuis la sortie du premier et sont en construction dans le monde entier ». Y compris dans cinq chantiers chinois. « C’était un risque, bien sûr. Mais il faut en prendre des risques, non ? ».

Tore Ulstein a les yeux qui brillent de celui qui parle d’avenir. « Nous avons un nouveau concept ». Le X-Stern est un développement de l’X-Bow. « Après le retour d’expérience d’une centaine de navires construits avec l’X-Bow, nous avons décidé de travailler sur l’arrière du navire. L’idée était de réduire les entrées d’eau sur le pont qui gênent les manœuvres de l’équipage. Nous avons donc rehaussé la structure tout en gardant des lignes conservant une bonne dynamique du flux d’eau ». Un meilleur confort pour l’équipage dans la difficile mer du Nord et un atout pour les futures navigations arctiques. « Eviter l’envahissement d’eau sur le pont, c’est aussi éviter la glace qui se forme très vite en Arctique ».  Le nouvel eldorado du Nord est abordé avec confiance : « nous y allons progressivement, nous avons déjà beaucoup de bateaux qui peuvent y travailler, nous allons continuer à les faire évoluer ».

 

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© ULSTEIN

Le X-Stern (ULSTEIN)

 

Après l’Arctique ? Après le pétrole ? « Evidemment qu’il faut réfléchir à la suite ».  Chez Ulstein, on a décidé de voir large. « L’océan est un espace qu’il faut explorer de la surface au fond. Il faut que nous soyons prêts à accompagner tous les développements qui s’y feront : exploitations minières, énergies marines renouvelables… » Sur les murs en lambris clair des bureaux des architectes navals, il y a sûrement déjà des plans...

 

 

 

 

 

 

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