(Article publié le 21 février) C’est la première visite à Saint-Nazaire d’un candidat potentiel à la reprise de STX France. Et ce n’est pas celle qui inspire le plus confiance. Il s’agit d’une délégation du groupe sud-coréen Daewoo Shipbuilding and Marine Engineering (DSME), l’un des géants mondiaux de la construction navale, qui s’est rendue il y a quelques jours dans le chantier français. Pour mémoire, STX Offshore & Shipbuilding, l’actionnaire majoritaire de STX France, dont il possède 66.66% du capital aux côtés de l’Etat français (33.34%), souhaite vendre sa participation.
KDB, actionnaire principal de STX et DSME
Il est intéressant de noter que DSME et STX Offshore & Shipbuilding ont des points communs. Ils ont d’abord la même nationalité, dans un pays où la navale est extrêmement puissante et surveillée de près par l’Etat, en raison de son poids économique et des centaines de milliers d’emplois qui en dépendent. Au-delà, les deux groupes ont des liens très étroits avec la Korean Development Bank. KDB a pris en 2013 le contrôle de STX Offshore & Shipbuilding, alors au bord de la faillite. Elle en possède aujourd’hui la plus grande part, soit 35.97%, et dirige le pool bancaire qui a repris le constructeur. Dans le même temps, KDB est toujours l’actionnaire principal de Daewoo (31.46%), qu’elle avait également sauvé du naufrage il y a une quinzaine d’années. Alors que la banque d’investissent coréenne annonce depuis plusieurs années sont intention de céder sa participation dans DSME, c’est elle qui a décidé de vendre les actifs internationaux de STX afin de combler au maximum la dette abyssale du quatrième constructeur coréen, qui atteignait 8.5 milliards d’euros fin 2012. C’est ainsi que les anciens chantiers du groupe norvégien Aker Yards, acquis par STX en 2008 et dont Saint-Nazaire faisait partie ont été progressivement vendus : la filiale STX OSV avec les sites dédiés aux navires offshore et spécialisés a notamment été reprise par l’Italien Fincantieri pour devenir Vard, alors que le chantier de Turku, spécialisé dans les paquebots, a été cédé à l’Allemand Meyer Werft. Vendu en 2006 par Alstom à Aker Yards, Saint-Nazaire est, en fait, l’ultime actif européen de STX.
Les candidats ne se bousculent pas au portillon
Sous la pression de KDB, le chantier français a, comme les autres sites du défunt groupe Aker Yards, été mis en vente, ce projet de cession étant officialisé au printemps 2014. Le Crédit Suisse et Deloitte ont été mandatés par les sud-coréens pour mener l’opération. Sauf que, depuis bientôt un an, les candidats à la reprise ne se sont pas bousculés au portillon et les quelques propositions émises n’ont semble-t-il pas été à la hauteur des espérances. Depuis l’été 2014, date butoir initialement fixée pour la remise des offres, la situation a néanmoins évolué. Le carnet de commandes de STX France a continué de se garnir et compte désormais six paquebots, plus deux en option, pour une valeur de quelques 4.7 milliards d’euros (plus 1.5 pour les options). Quant au plan de charge, la visibilité va jusqu’en 2020, ce qui est excellent pour une industrie de ce type. Le seul point noir réside dans l’épilogue encore inconnu des deux BPC russes, un contrat à 600 millions d’euros pour STX France déjà payé à 80%. Même si la France, pour des raisons politiques, décidait d’interdire la livraison de ces bateaux, les risques seraient limités puisque la commande est couverte à 95% par l’Etat via la Coface.
Toujours est-il que la mariée est bien plus belle aujourd’hui qu’elle ne l’était il y a encore un an. Pour autant, aucun repreneur potentiel ne s’était jusqu’ici déplacé à Saint-Nazaire. A commencer par Fincantieri, malgré les annonces du ministre français des Finances. On se souvient en effet que Michel Sapin avait assuré le 12 décembre à Rome, en marge d’une rencontre avec son homologue transalpin, que les Italiens étaient intéressés par la reprise de STX France. Un intérêt qui n’a jamais été confirmé par Fincantieri et qui, compte tenu de l’absence de visite des Italiens sur les bords de Loire, laisse dubitatif.
Pas de solution française et des pistes européennes limitées
Alors que la faible rentabilité de la navale n’est pas de nature à intéresser les fonds d’investissement, aucun industriel français ne souhaite reprendre le dernier grand chantier civil du pays. Il y aurait certes une logique à imaginer un mariage avec DCNS, mais l’actionnaire privé du groupe naval français, Thales (qui possède 35% de DCNS, le reste du capital étant détenu par l’Etat) et derrière lui son propre actionnaire de référence, Dassault Aviation, ne veulent pas en entendre parler.
Quant aux solutions européennes, elles ne sont pas légion, surtout que le secteur s’est grandement restructuré en 2014 avec la reprise par Turku par Meyer Werft. C’est pourquoi l’hypothèse d’un repreneur asiatique fait, depuis longtemps, partie des pistes plausibles. En juin dernier, un intérêt du Sud-coréen Samsung Heavy Industries avait d’ailleurs été évoqué par les services d’Arnaud Montebourg, alors ministre de l’Economie, lors d’une réunion avec des élus ligériens. Mais, là encore, rien de concret n’a émergé.
DSME : Une hypothèse qui suscite de vives inquiétudes
Avec DSME, les choses sont différentes puisqu’une délégation s’est rendue à Saint-Nazaire afin de faire l’état des lieux de l’outil industriel, du carnet de commandes et des résultats financiers. Cette visite, révélée par nos confrères de Presse Océan, commence à faire réagir et suscite des inquiétudes. « Nous demanderons à l’Etat la plus grande vigilance quant au devenir du site de STX, au futur des chantiers comme au maintien de ces savoir-faire, et ce, quel que soit l’acheteur. En effet, les compétences de STX, son carnet de commandes, rempli jusqu’en 2019/2020, démontrent bien la dynamique économique du secteur en Pays de la Loire. C’est un atout stratégique pour la région, le travail de ces dernières années doit être préservé et reconnu afin de pouvoir porter un regard optimiste et de confiance sur l’avenir de l’industrie en Pays de la Loire », a déclaré vendredi Christophe Clergeau, premier vice-président de la Région des Pays de la Loire.
Les Français ont, en effet, quelques raisons de s’inquiéter si un groupe comme DSME s’emparait des chantiers de Saint-Nazaire. Plusieurs responsables syndicaux ne s’en sont pas cachés depuis l’annonce de la mise en vente de STX France. Pour eux, si les actuels actionnaires coréens de STX n’avaient pas les moyens d’effectuer un pillage de savoir-faire, des industriels plus structurés comme Daewoo, Samsung ou Hyundai en seraient parfaitement capables et sont clairement perçus comme des prédateurs. D’autant que les deux premiers ont déjà manifesté, ces dernières années, leur intérêt pour se développer sur le segment des navires à passagers, y compris les paquebots, un secteur sur lequel les Européens ont jusqu’ici le quasi-monopole.
Face aux Chinois, les Coréens veulent monter dans l’échelle de valeur
Une volonté résultant notamment de la montée en puissance des chantiers chinois, bien plus compétitifs que les Coréens sur les navires basiques. Malmenés, les Coréens, qui ont perdu leur place de leaders mondiaux de la construction navale (30% du carnet de commandes mondial fin 2013 contre 47% pour la Chine) ripostent en montant dans l’échelle de valeur, par exemple en renforçant leurs positions sur les navires spécialisés et l’offshore. Sauf que les Chinois veulent eux-aussi, dès à présent, réaliser des bateaux plus complexes. Ils s’initient déjà aux méthaniers depuis plusieurs années, se développent sur les porte-conteneurs géants, tentent de percer à l’offshore et ont annoncé récemment leur intention de se lancer dans les paquebots. Une stratégie qui pourrait inciter les Coréens à vouloir prendre de vitesse leurs concurrents en s’offrant un spécialiste du secteur. Certes, la croisière ne pèse pas grand-chose par rapport à l’offshore et aux navires de commerce en termes de volumes, mais c’est une source de diversification très intéressante et à forte valeur ajoutée. Elle suscite donc des appétits en Asie, surtout que le marché devrait s’y développer considérablement dans les prochaines années, avec à la clé des constructions neuves.
Le militaire, l’une des grandes spécialités de DSME
En dehors des paquebots, une éventuelle reprise de Saint-Nazaire par DSME peut aussi susciter des craintes sur le segment militaire. Daewoo y est en effet très actif et se montre de plus en plus présent sur le marché international, où il s’est déjà retrouvé à plusieurs reprises en compétition avec le groupe français DCNS. Après avoir depuis 20 ans réalisé en transfert de technologie des sous-marins de conception allemande, y compris les modèles les plus récents du type 214, le constructeur coréen a mis en chantier fin novembre le premier d’une nouvelle série de bâtiments océaniques de 3000 tonnes. Pour ce qui est des unités de surface, il a entre autres réalisé avec son compatriote Hyundai entre 2008 et 2012 la série des trois destroyers de 10.000 tonnes du type KDX 3, équivalent coréen des Arleigh Burke américains. Et, surtout, DSME est parvenu à décrocher la construction des nouveaux pétroliers-ravitailleurs des marines britannique et norvégienne. Basés sur un design de la société anglaise BMT Defense Services, ces quatre bâtiments seront livrés entre 2015 et 2017 par les chantiers coréens. Ceux-ci sont également présents dans le domaine des bâtiments de projection, mais c’est Hanjin et non DSME qui a sorti en 2007 le Dokdo (199 mètres, 19.000 tonnes), premier du genre.
Un concurrent désigné aux BPC français du type Mistral, conçus par DCNS en coopération avec STX France, chargé de leur réalisation. Saint-Nazaire, seul chantier en France à disposer aujourd’hui des infrastructures nécessaires pour réaliser un porte-avions (le remplacement du Charles de Gaulle est prévu au cours des années 2030), travaille aussi avec le groupe naval français sur le projet des futurs bâtiments logistique de la Marine nationale. Et il développe indépendamment de nouveaux modèles de frégates de surveillance et de corvettes. Si, d’aventure, DSME s’emparait de STX France, quelles garanties y aurait-il ne pas voir, là aussi, des fuites en matière de technologies et d’innovations ?
C’est l’ensemble du contexte et de ces questions qu’il faut avoir à l’esprit pour appréhender les conséquences d’une éventuelle reprise par Daewoo ou un autre grand constructeur coréen.
Visite ne signifie pas achat
Ceci étant dit, ce n’est pas parce qu’une délégation de DSME est venue à Saint-Nazaire que le chantier sera repris. Si le groupe sud-coréen est bel et bien intéressé, il lui faudra faire un état des lieux précis de l’entreprise, éplucher ses comptes, lever certaines zones d’ombres (comme le contrat BPC), valoriser les actifs et négocier le prix de vente. Cela peut prendre du temps et même échouer. Surtout si d’autres candidats se manifestent. Sans oublier le fait que l’Etat, en raison du caractère stratégique de Saint-Nazaire, particulièrement dans le domaine militaire, aura son mot à dire et pourra en cas de besoin opposer son veto à la vente.
Intérêt réel ou manœuvre des Coréens ?
L’heure ne doit donc pas être - encore – à la panique. Surtout qu’on ne peut pas non plus exclure certaines explications quant à la visite de DSME. Il peut en effet s’agir, aussi, d’une simple visite de « courtoisie » sous la pression de KDB. Dans quel but ? Par exemple pour satisfaire un actionnaire désireux de solder les actifs européens de STX et lui montrer que l’on évalue le dossier, même s’il n’y a in fine pas d’intention réelle d’achat. Une telle initiative de DSME peut, néanmoins, avoir un grand intérêt pour la banque coréenne car elle est susceptible de déclencher des réactions chez d’autres repreneurs potentiels. En effet, en voyant un grand groupe coréen s’intéresser à Saint-Nazaire, un effet d’entrainement est possible. D’abord de la part de concurrents de Daewoo, comme Samsung ou d’autres industriels asiatiques, qui prendraient soudain conscience qu’ils risquent de laisser filer cette aubaine. Mais aussi, et peut-être surtout, de la part de chantiers européens.
Menace potentiellement mortelle pour les Européens
Car une reprise de STX France par DSME, avec toutes les conséquences qu’elle pourrait impliquer en matière de pillage technologique ou même simplement de coopération industrielle, constituerait un danger mortel pour Fincantieri et Meyer Werft. On pourrait en effet facilement imaginer une alliance débouchant sur des projets conçus par les bureaux d’études nazairiens mais réalisés en Corée avec l’assistance technique française. Confrontés à une telle alliance, les constructeurs allemands et italiens auraient bien du mal à résister puisqu’ils perdraient tout avantage compétitif.
Même s’ils sont en droit de soupçonner une manœuvre commerciale de la part des Coréens, les Européens prendraient-ils le risque de laisser émerger une menace aussi mortelle ?