« Ne cessez jamais de vous émerveiller ». A la passerelle du Soléal, le dernier navire de la Compagnie du Ponant, le commandant Etienne Garcia ne se contente pas de transmettre les règles de barre, la typologie des glaces et les parallel index dans les détroits du grand nord et du grand sud. Il aime rappeler à ses officiers et ses élèves que la navigation est aussi une aventure. Surtout quand elle se fait au plus près des éléments.
« Nous avons la chance de faire notre métier dans une compagnie de croisière qui est avant tout une compagnie de marins. La découverte scientifique et l’exploration, c’est cela que nos passagers viennent chercher et attendent de nous. Et c’est ce qui nous donne envie de continuer à proposer des choses exceptionnelles, par 80°N à l’Est du Groenland où personne ne va, en Nouvelle Zemble, en mer Blanche, en Géorgie du Sud ou en Antarctique ». Etienne Garcia a lu Amundsen, Nansen, Shackleton et surtout Jean-Baptiste Charcot. Et c’est dans leurs pas qu’il a choisi de placer sa carrière de marin.

Depuis la passerelle du Soléal (ETIENNE GARCIA)
Alors, après des années d’exploration, de navigation « où l’on va chercher la banquise », d’observation de la faune sauvage dans les endroits les plus reculés, il a choisi un défi à la hauteur de ses illustres prédécesseurs : le passage du Nord-Ouest, qui relie les confins septentrionaux de l’Atlantique à la mer de Beaufort, avec un bateau de 142 mètres. « J’avais pris le Soléal à sa sortie de chantier, en juin 2013 et c’est donc avec lui que nous avons entrepris cette traversée à la fin de l’été de la même année ».
Une traversée de 21 jours entre Kangerlussuaq, en mer de Baffin, sur la côte est groenlandaise et Anadyr, port russe de la province de la Tchoukotka en mer de Béring. 4264 milles, la mer de Baffin, le détroit de Lancaster, les îles de l’Arctique canadien, le golfe d’Amundsen, les côtes du nord du Yukon, la mer de Beaufort, la ligne de changement de date, le détroit de Béring. Des passagers plus aventuriers que touristes et une préparation de près de deux ans.

Tracé du passage du Nord Ouest du Soléal (DROITS RESERVES)
Le passage du Nord-Ouest n’est pas balisé comme celui du Nord-Est, beaucoup utilisé depuis la guerre froide et quadrillé par un service de brise-glaces. « Il n’y a pas qu’une route entre les îles arctiques. Il y a de nombreux canaux et plusieurs alternatives. En fait, ce sont les conditions météo et notamment la formation et la dérive des glaces qui dictent la route à suivre ».
Un chapelet d’îles et de détroits, que les explorateurs ont mis des années à décrypter, souvent au péril de leurs vies. La première tentative date de la fin du 15èmesiécle et d’une expédition à la recherche d’une route directe vers l’Orient ordonnée par un roi d’Angleterre sans doute agacé du récent triomphe espagnol de Christophe Colomb. Les expéditions se multiplient dans les siècles à venir, au départ de la terre de Baffin : elles échouent, le nom des capitaines restent sur les cartes : Frobischer, Hudson… et puis, de l’autre côté, il va y avoir Bering, qui va tenter une approche par l’Ouest, au début du 18ème siècle, James Cook qui va remonter la péninsule d’Alaska jusqu’à 70°N et George Vancouver qui échouera à trouver une porte d’entrée dans ces eaux envahies de glace.

Ours polaire en mer de Baffin (ETIENNE GARCIA)
Au milieu du 19ème, grâce aux travaux menés à l’Est et à l’Ouest, les îles arctiques commencent à être connues. Il manque toujours 500 milles et la définition d’un passage cartographié. Ce sera le but de l’expédition de John Franklin, parti en 1845 et encore aujourd’hui injustement oublié. Comme beaucoup d’autres, il ne reviendra pas : bloqué par les glaces, lui et son équipage mourront de froid et du scorbut. Ce seront finalement toutes les expéditions lancées pour leur sauvetage, et notamment celle du HMS Investigator du capitaine McClure, qui permettront de finir le travail de cartographie de la zone.
Roald Amundsen, à bord de Gjøa, un petit bateau de pêche à voile de 21 mètres,ouvrira le premier la voie après un voyage de trois ans entre 1903 et 1906. Depuis, ils ont été quelques uns à s’y aventurer : beaucoup de voiliers et de petits bateaux, des voyages scientifiques… Mais rien à voir avec le trafic commercial du passage du nord-est. L’an passé, un seul navire de charge, le Nordic Orion, l’a effectué, quelques semaines après le passage du Soléal à l’automne 2013.

Le commandant Garcia à Gjoa Haven (DROITS RESERVES)
« Il nous a fallu plus de deux ans de préparation pour ce voyage », poursuit le commandant Garcia.« En plus des considérations logistiques comme les soutes, le pré et post acheminement des passagers, les escales… il a fallu commencer par déterminer les différentes routes possibles ». Si il y a deux routes principales pour le passage du nord-ouest, une au Nord et une au Sud, les îles du grand nord recèlent une multitude de détroits. « Il fallait connaître toutes les alternatives tout au long du parcours. Tout simplement parce que si une route était envahie de glace, il fallait pouvoir, rapidement, choisir une autre option connue et sûre pour continuer à avancer ».
Le commandant Garcia connaît bien les glaces, de la banquise aux growlers. Il reconnaît vite l’âge et la densité d’un bloc, la façon dont il dérive et, surtout, ce qu’il cache sous la surface. Mais pour cette expédition, il a choisi de s’entourer des conseils d’un spécialiste. « En septembre 2012, je suis allé reconnaître la zone en hélicoptère avec les garde-côtes canadiens. Ce sont de très grands experts des glaces et de la zone et ils nous ont aidé à déterminer notre plan de passage ». En plus de son chef d’expédition polaire, Nicolas Dubreuil, grand spécialiste de l’Arctique, le commandant a également intégré un des marins du voilier Vagabond, un « pisteur climatologue » qui avait déjà effectué plusieurs fois le passage.

Banquise dans l'est du Groenland (ETIENNE GARCIA)
Il a fallu ensuite, avec tout son équipage, préparer tout l’aspect nautique du voyage. « Il n’y a évidemment peu de cartes électroniques de la zone. Nous avons collecté toutes les cartes papiers, ce qui n’a pas toujours été évident, notamment du côté russe, où la bathymétrie est détaillée mais ancienne». Repérer les courants, anticiper une éventuelle prise dans les glaces, se préparer à perdre les connexions satellites, l’avitaillement, le soutage… « rien n’est vraiment simple dans cette région ».
L’appareillage a eu lieu le mardi 26 août de Kangerlussuaq. Quelques jours de remontée le long de la côte ouest du Groenland, un soutage à Sisimiut, une escale à Illulisat, qui signifie lieu de naissance des icebergs. « Tout le long de cette côte, nous allons dans des villages où nous sommes les seuls étrangers à passer. Il n’y a pas d’installations touristiques, pas de visite guidée, ce sont les gens du village qui nous accueillent et nous font découvrir leur vie. Ce sont des échanges rares ». Les pêcheurs inuits viennent parfois à bord du paquebot. « Ils nous conseillent sur la navigation, la dérive des icebergs et nous donnent parfois leur plan de sonde. C’est grâce à cela que nous pouvons, chaque année, découvrir de nouveaux sites ».

Entrée du passage (ETIENNE GARCIA)
Ensuite, c’est la traversée du détroit de Davis vers le Canada et l’entrée dans l’archipel des îles arctiques. Dans ces zones où « seules la glace et le temps sont maîtres » dit le proverbe inuit. A la passerelle du Soléal, l’équipage a été renforcé. « Parfois, nous sommes jusqu’à 7 à la passerelle : le commandant, le second capitaine, l’officier de quart et quatre veilleurs. Il y a, de toute façon, toujours un officier qui s’occupe de la glace et un autre qui s’occupe de la route. C’est une complémentarité indispensable ».

(DROITS RESERVES)
Il faut, tant que faire se peut, anticiper la météo. « Les cartes de glace canadiennes sont extrêmement bien faites, ce qui a été d’une grande aide dans la première partie de notre traversée ». En plus de fournir des renseignements météos et nautique, la garde-côtière canadienne suit l’expédition au jour le jour. « Au Canada, il y a des brise-glaces, dont l’assistance est gratuite, ce qui n’est pas le cas en Russie pour le passage du Nord appelé aussi la route du Nord ». Même si c’est une perspective rassurante, la pression est quand même bien là. « Il est difficile d’imaginer ce qui ce serait passé si nous avions dû faire demi-tour. La compagnie avait quand même anticipé cette possibilité qui aurait impliqué l’annulation d’une partie des voyages suivants et un passage par le canal de Panama ».

Le bulbe d'étrave du Soléal (ETIENNE GARCIA)
Le Soléal avance dans ces terres à la fois magnifiques et hostiles. « Nous avons beaucoup pensé aux explorateurs qui ont tenté d’ouvrir la voie. A John Franklin, quand nous avons fait un arrêt sur l’ile Beechey pour voir la stèle à sa mémoire. A Amundsen et son petit bateau quand nous sommes passés à GjoaHaven ». A la passerelle, il n’est plus possible, compte tenu des latitudes, de compter sur le GPS, les cartes ne sont pas dans le système géodésique WGS 84, la précision de la navigation dans les nombreux passages resserrés de l’archipel ne tient qu’au radar et au sondeur. « Il faut utiliser tous les moyens mis à notre disposition, radar, placer des index parallèles, mais aussi de manière plus traditionnelle en naviguant aux relèvements. Dans le détroit de Bellot, nous avions envoyé deux embarcations rapides en avant du navire pour nous dire si la glace que nous attendions n’avaient pas dérivé plus vite que prévu ».

Ile Beechey (ETIENNE GARCIA)
La route se taille au fur et à mesure, la route Sud est préférée à celle du Nord qui cette année était particulièrement bouchée par la glace. Le bateau quitte le Canada pour entrer dans les eaux américaines, le pilote – obligatoire dans la bande des 3 milles si le navire devait serrer la côte en raison des glaces - arrive en hydravion à Hershel, dernier bastion canadien. Le golfe d’Amundsen et la mer de Beaufort, « là où les packs de glace descendent directement du pôle » et puis plus loin les îles Diomède, la petite et la grande, la ligne de changement de date, « et l’arrivée dans les eaux russes et un port, Anadyr, qui n’avait jamais vu de navire étranger ».

Mer de Beaufort (ETIENNE GARCIA)
Le commandant Garcia a les yeux qui brillent. Le défi était à la hauteur de ses rêves d’aventure. Il y en aura d’autres, avec un deuxième passage du Nord-Ouest cet été comme pilote de glace afin d’assister son collègue le commandant Marchesseau. Ce n’est pas fini de nouvelles eaux polaires à explorer pour un troisième passage en 2015 à nouveau au commandement. Parce qu’un marin, en fait, ne devrait jamais cesser de s’émerveiller.

(DROITS RESERVES)