Au moment où la mer devient une priorité pour un nombre croissant d’Etats, la France, avec le second espace maritime mondial, commence enfin à ouvrir les yeux sur ce potentiel encore méconnu et pour l’essentiel inexploité. Alors que les richesses présentes dans les fonds marins permettront sans doute, demain, de répondre à la raréfaction des ressources terrestres, ces territoires feront aussi l’objet de convoitises et il faudra probablement les défendre. Tout comme il conviendra de protéger les routes maritimes, de plus en plus menacées, afin d’assurer la continuité du commerce international. Ces enjeux devront être pris en compte dans le nouveau Livre Blanc sur le Défense, au sein duquel la place de la Marine nationale dans la stratégie du pays doit être réévaluée. Amputée comme les autres armées d’une grande partie de ses moyens et de ses effectifs depuis 20 ans, la flotte française se trouve aujourd’hui à un tournant. Un tournant capacitaire, au regard de l’importance des enjeux maritimes, mais aussi un tournant technologique, puisque la marine est en pleine phase de renouvellement de ses moyens. Aujourd’hui, nous faisons le point avec l’amiral Bernard Rogel, Chef d’Etat-major de la Marine nationale.
_______________________________________________________________
Vous vous êtes rendus sur l’Aquitaine à Brest à l’occasion des Universités d’été de la Défense. Que pensez-vous de cette nouvelle frégate ?
J’étais venu à bord en juillet, alors que le bâtiment était en pleine phase d’essais. Aujourd’hui, cette période s’achève progressivement et l’Aquitaine commence vraiment à avoir l’allure d’un bâtiment de combat. C’est un bateau exceptionnel et, par rapport à nos actuelles frégates du type F70, nous changeons vraiment de génération.
L’Aquitaine est la tête de série des FREMM, les frégates européennes multi-missions, dont 11 exemplaires ont été commandés pour la Marine nationale et que DCNS propose également à l’export. Comme tous les prototypes, la phase de mise au point est un moment complexe, avec son inévitable lot de difficultés. Qu’en est-il aujourd’hui ?
L’Aquitaine est totalement à la hauteur de nos attentes. Il est vrai qu’une tête de série c’est toujours un peu particulier et l’on a généralement des surprises, ce qui est tout à fait logique. Avec FREMM, cela se passe très bien et il faut souligner l’excellente collaboration entre DCNS et la Marine nationale. Il y a encore des réglages à faire, c’est normal, mais nous sommes totalement dans le calendrier et le bâtiment nous sera livré d’ici la fin de l’année.
Ce programme est très important pour la flotte française puisqu’il va permettre de remplacer la quasi-intégralité des frégates de premier rang. Il fait d’ailleurs partie d’un vaste plan de renouvellement. C’est une période cruciale pour la marine ?
En effet, la marine a entamé une phase de modernisation, un mouvement qui touche toutes ses composantes. D’ailleurs, depuis que j’ai pris mes fonctions il y a un an, j’ai vu la livraison du Dixmude, le troisième bâtiment de projection et de commandement du type Mistral, celle du sous-marin nucléaire lanceur d’engins Le Terrible, la mise en service des premiers hélicoptères NH90 ou encore la transformation d’une seconde flottille de chasse sur Rafale Marine…
Cette modernisation est un processus de longue haleine qui nécessite de lourds investissements et un savoir-faire industriel de haut niveau…
Il faut 15 ans pour construire un outil naval. Les bâtiments de combat sont des machines extrêmement complexes et nous avons, en effet, besoin du savoir-faire des industriels. C’est une force pour nous et cela assure la crédibilité technologique de notre outil.
Un nouveau Livre Blanc sur la Défense va voir le jour afin de servir de base à l’élaboration d’une nouvelle loi de programmation militaire couvrant la période 2014 – 2019. Espérez-vous que, cette fois, les enjeux maritimes soient mieux pris en compte ?
La Commission du Livre Blanc débute ses travaux, avec pour objectif d’identifier les enjeux pour notre pays. Parmi ceux-ci, la mer est très importante. Ce n’est pas une nouveauté mais l’on constate une meilleure prise de conscience du fait maritime. Car la mer relie tous les pays et elle est vitale pour l’économie. On pense aux flux maritimes mondiaux, essentiels pour le commerce et les approvisionnements, mais il y a aussi le développement de nouvelles richesses, comme les énergies marines renouvelables ou l’extraction en mer. Avec ses 11 millions de km² de Zone Economique Exclusive, soit 20 fois la surface du territoire national, la France, qui a la chance de disposer du second espace maritime mondial, a dans ce domaine des atouts exceptionnels.
Partout dans le monde, on voit de nombreux pays se tourner vers la mer car, avec la raréfaction des ressources terrestres, les richesses marines sont une opportunité, mais elles vont susciter des convoitises. On le constate déjà en mer de Chine et en Arctique. Je pense que, de manière générale, nous nous orientons vers une territorialisation de la mer et les pays qui disposeront de richesses dans leurs espaces maritimes devront être en mesure de les protéger.
Pour la France, les richesses potentielles se situent en grande partie dans les territoires ultra-marins. Or, paradoxalement, les patrouilleurs chargés de surveiller ces espaces ne sont pas encore remplacés et, d’ici 2015, ils seront presque tous retirés du service. Comment gérez-vous cette situation ?
Nous sommes confrontés à une réduction temporaire de capacité. Pour compenser le désarmement de patrouilleurs en Polynésie et à La Réunion, nous avons déplacé deux bâtiments de la métropole vers l’outre-mer : l’Arago et Le Malin. Nous attendons aussi la commande de bâtiments multi-missions, les « B2M », qui doivent être réalisés avec un financement interministériel et permettront d’assurer l’intérim en attendant le lancement d’un programme de bâtiments de souveraineté.
L’ensemble des patrouilleurs, ainsi que les frégates de surveillance, doivent faire l’objet d’un programme unique de renouvellement, qui doit être lancé au cours de la prochaine LPM. Il s’agit des futurs Bâtiments de surveillance et d’intervention maritime, les BATSIMAR. Combien en espérez-vous ?
La cible est de 18 bâtiments permettant de couvrir l’ensemble des besoins en métropole et dans les territoires ultra-marins.
Vous avez, à plusieurs reprises, estimé que le format de la marine était « juste suffisant ». Est-ce que cela signifie que la réduction des moyens de la marine, qui a perdu 40% de ses bâtiments et la moitié de ses effectifs depuis 1994, a été trop importante ?
J’ai effectivement dit que nous étions dans des formats justes suffisants. Mais il ne faut pas tomber dans le misérabilisme. Nous avons une belle marine, une marine de premier rang, servie par des gens compétents. Il ne faut d’ailleurs pas seulement raisonner en termes de bâtiments mais aussi en termes d’hommes et de femmes, et je suis très fier de nos équipages. Maintenant, il est également vrai que nous sommes à un tournant entre le développement des enjeux maritimes et la réduction du format. Même si nous sommes dans une démarche d’innovation, elle aura des limites car on ne peut pas diminuer indéfiniment le nombre de bateaux, sauf à être confronté, à un moment, à un déficit de plateformes qui conduirait à des trous dans les missions.
Pour compenser le manque de crédits, est-il possible de développer les partenariats entre le public et le privé, par exemple par la location ou le leasing de matériels ?
Il faut que ce soit juridiquement possible, puisque je rappelle que nos bâtiments sont amenés à évoluer en zones de guerre, ce qui implique des risques. Mais il ne faut rejeter aucune solution, il faut être ouverts et innovants, explorer toutes les pistes jusqu’au bout. Et nous avons déjà des exemples très intéressants. On peut citer le patrouilleur hauturier L’Adroit, que DCNS met à disposition de la marine, ce qui nous permet de disposer d’un bateau supplémentaire sans avoir payé sa construction, et à l’industriel d’avoir un navire éprouvé à la mer et labellisé par la Marine nationale, qui concoure au soutien à l’exportation. C’est un partenariat gagnant/gagnant.
Il y a aussi le recours aux affrètements de moyens civils pour certaines missions. Peut-on les développer ?
Pour l’assistance aux navires en difficulté et la lutte contre la pollution, nous affrétons des remorqueurs spécialisés depuis de nombreuses années. Aujourd’hui, nous faisons également appel au secteur privé pour l’entrainement, qu’il s’agisse des cibles aériennes remorquées ou encore du VN Partisan, qui sert de navire plastron. Ces affrètements ou contrats, bien adaptés à certaines missions, ont néanmoins une limite et ne peuvent être systématisés. Cette limite, c’est la permanence, qui coûte extrêmement cher.
Le contexte budgétaire est très dur et le ministère de la Défense va participer, comme les autres, aux efforts de redressement des comptes publics. Dans cette perspective, les armées craignent des coupes sombres à partir de 2013. Si, dans le pire des cas, on vous demandait de sacrifier une capacité, pourriez-vous en choisir une ?
On ne peut pas demander aux militaires de sacrifier quelque chose, ce n’est pas de notre responsabilité. Nous ne faisons que suivre les ambitions du pays. Le Livre Blanc va permettre de faire le tour des enjeux et il y aura une hiérarchisation des priorités. Les décisions seront ensuite du ressort du politique.
Mais pourrez-vous continuer d’assurer l’ensemble des missions qui vous sont confiées actuellement si vos moyens sont encore réduits ?
Aujourd’hui, la marine repose sur un trépied : les missions permanentes (connaissance/anticipation et dissuasion), les opérations extérieures, et enfin l’action de l’Etat en mer. Concernant le format, il est clair qu’il ne faut pas arriver à un niveau trop bas, sinon il faudra revoir les missions.
Je ne crois pas à la vertu du repli tactique permanent. Le pays est dans une situation compliquée mais la France est un pays formidable, qui a des capacités exceptionnelles. Par exemple dans le naval, il suffit de voir ce que nous sommes capables de faire avec les SNLE et les FREMM, qui font partie des objets les plus compliqués réalisés par l’homme. Et la mer prend aujourd’hui une dimension considérable. Or, pour notre pays, la mer est un projet accessible et porteur de richesses.
Voyez-vous encore des sources d’économies potentielles, en France ou à l’échelle européenne ?
Des mutualisations sont possibles. La fonction garde-côte, sous l’égide du Secrétaire général de la mer, est un bel exemple de coordination interministérielle. Mais il faut aussi avancer sur le plan européen. Je pense d’ailleurs que la crise va favoriser les rapprochements. La recherche de mutualisations est nécessaire, mais elle doit être précédée d'une réflexion sur le caractère souverain de nos intérêts, afin de déterminer par la suite ceux qui sont communs et dont la défense pourrait être mutualisée.
Avec les Britanniques, par exemple, nous renforçons nos liens. La Libye a été un très bel exemple de coopération et, en octobre, nous mèneront conjointement un important exercice naval en Méditerranée. Je note d’ailleurs que la présence à Brest, lors des Universités d’été de la Défense, du premier lord britannique et du destroyer HMS York est un signe fort de ce rapprochement. Ensemble, nous pourrons notamment développer des outils militaires communs.
Propos recueillis par Vincent Groizeleau