Moins de deux mois avant la date prévue pour la livraison du Vladivostok, premier des deux bâtiments de projection et de commandement réalisés à Saint-Nazaire pour la marine russe, Paris fait volte-face. « Le président Hollande a constaté que malgré la perspective d’un cessez-le-feu (en Ukraine) qui reste à confirmer et à mettre en œuvre, les conditions pour que la France autorise la livraison du premier BPC ne sont pas à ce jour réunies », a indiqué l’Elysée hier après-midi. Le communiqué est tombé à l’issue d’un Conseil de défense restreint présidé par le chef de l’Etat.
Une pression croissante des alliés de la France
La semaine dernière encore, ce dernier ne voyait aucune raison d’empêcher le départ du Vladivostok pour la Russie, François Hollande laissant seulement planer le doute quant à son sistership, le Sevastopol (Sébastopol en Français), livrable en 2015. Entretemps, la pression diplomatique s’est fortement accrue sur Paris. Depuis des mois, les Etats-Unis, le Royaume-Uni et les pays de l’Est de l’Europe, rejoints récemment par l’Allemagne, se sont dits défavorables, voire carrément opposés, à la livraison des BPC. Malgré l’annexion de la Crimée par la Russie en mars dernier, la France avait jusqu’ici résisté aux critiques, espérant que les combats en Ukraine finiraient par cesser et que l’apaisement diplomatique qui en découlerait permettrait d’honorer le contrat. Mais la situation s’est au contraire aggravée, les Occidentaux accusant aujourd’hui Moscou d’intervenir directement auprès des séparatistes ukrainiens pour obtenir la partition du pays. Pour l’Elysée, une ligne semble avoir été franchie : « Les actions récentes de la Russie dans l’Est de l’Ukraine sont contraires aux notions de base de la sécurité en Europe », a affirmé hier la présidence française.
Briser l’isolement à la veille du sommet de l’OTAN
Une déclaration intervenue opportunément à la veille du sommet de l’OTAN au Royaume-Uni. C’est en effet aujourd’hui et demain que les chefs d’Etat et de gouvernement des 28 pays membres de l’Alliance se réunissent à Newport. Et l’Ukraine sera leur principal sujet de discussion. Alors que l’Europe examine une nouvelle série de sanctions économiques à l’encontre de la Russie, le plan de sortie de crise proposé par Vladimir Poutine pour l’Ukraine va être examiné. Mais il sera surtout question de la remise en ordre de bataille de l’OTAN pour lui redonner les moyens d’assurer sa mission première : la sécurité de l’Europe. Dans cette perspective, la réorganisation de la force de réaction rapide de l’OTAN (NRF) sera à l’ordre du jour. La création d’une nouvelle composante plus réactive, forte de plusieurs milliers d’hommes et mobilisable en 48 heures, devrait être validée. A cet effet, du matériel serait positionné en Europe de l’Est. D’autres sujets sensibles, comme la possibilité pour l’Ukraine d’adhérer un jour à l’OTAN, devraient être examinés, tout comme le développement du bouclier anti-missile destiné à protéger l’Europe de la menace balistique.
L’un des principaux objectifs du sommet est de répondre aux vives inquiétudes de certains pays, Etats baltes et Pologne en tête. Voisine de l’Ukraine, cette dernière, faut-il le rappeler, n’est qu’à quelques centaines de kilomètres des zones de combat. Pour ces membres de l’UE et de l’OTAN, encore très marqués par plusieurs décennies passées sous le joug soviétique, la Russie constitue un danger. Car, après le conflit en Géorgie il y a six ans, beaucoup voient dans les évènements en Ukraine une confirmation de la volonté expansionniste prêtée à Moscou.
Des craintes auxquelles Américains et Européens ont décidé de répondre fortement en s’appuyant sur deux institutions : l’UE pour la diplomatie et les sanctions économiques, l’OTAN pour la sécurité collective. Avant de rejoindre Newport, Barack Obama s’est d’ailleurs rendu hier à Tallin, en Estonie. Le président américain, qui s’est entretenu avec ses homologues baltes, a réaffirmé le soutien sans faille à ces pays et la garantie offerte par l’Alliance quant à leur protection et leur intégrité territoriale. A cet effet, la Maison Blanche a rappelé, à l’intention de la Russie, que les membres de l’OTAN sont liés en cas d’agression de l’un d’entre eux. Non seulement dans le cas d’une attaque militaire directe, mais aussi, ce qui est moins connu et plus plausible, si un pays de l’Alliance fait l’objet d’actions de déstabilisation.
Retrouver la confiance des pays d’Europe de l’Est
Dans ce contexte extrêmement tendu, la position qui avait prévalu jusque là en France sur la question des BPC russes n’était plus tenable. Critiquée et isolée au sein de ses alliés, Paris courait au devant de graves dissensions au cœur même de l’Europe, les pays de l’Est ne comprenant pas sa posture, souvent analysée comme un abandon politique au profit d’intérêts économique. Il a donc fallu rapidement donner des gages. Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, a notamment fait une visite remarquée en Pologne à l’occasion du salon MSPO, qui s’est déroulé cette semaine. Une présence démontrant que recouvrer la confiance de Varsovie est une priorité pour la France, d’un point de vue politique mais aussi commercial. Car les industriels hexagonaux convoitent d’importants contrats d’armement dans ce pays. Or, la question des BPC russes peut avoir des incidences sur les chances tricolores d’emporter des commandes. C’est pourquoi Paris a sorti l’artillerie lourde en proposant à la Pologne, si elle opte pour les sous-marins du type Scorpène présentés par DCNS, de lui livrer avec les bâtiments son tout nouveau missile de croisière naval. Une arme stratégique, souvent considérée comme un outil de dissuasion, qui n’a encore jamais été vendue à l’export et offrirait aux forces navales polonaises une capacité de premier plan en matière de frappes contre des objectifs terrestres à longue portée. De quoi ulcérer très sérieusement la Russie, qui verrait d’un très mauvais œil un tel potentiel militaire positionné à proximité immédiate de son territoire.

Le Vladivostok lors d'une campagne d'essais en mer (© MICHEL FLOCH)
La France pose ses conditions
Mais cette offre à la dimension aussi commerciale que géopolitique n’était pas suffisante, malgré le double message qu’elle constitue envers la Pologne et la Russie, pour faire passer la pilule des BPC. A la veille du somment de l’OTAN, le président de la République, pressé par ses alliés, a donc choisi d’évoquer pour la première fois l’éventuelle remise en cause du programme signé en 2011 avec les Russes. Chaque mot du communiqué de presse de l’Elysée a été consciencieusement choisi. Ainsi, contrairement à ce que la plupart des media ont annoncé, François Hollande n’a pas décidé de suspendre la livraison du Vladivostok. Le ministre des Affaires Etrangères s’est d’ailleurs livré dans la soirée à une explication de texte : « Ce qu’a voulu dire le président de la République c’est : est-ce que les conditions sont aujourd’hui réunies ? Non, mais nous souhaitons qu’elles puissent l’être ensuite ». Et Laurent Fabius d’exposer les conditions nécessaires à l’exécution du contrat : « Il faut que le cessez-le-feu, qui peut-être s’esquisse, s’applique, et qu’un accord politique soit trouvé pour qu’il n’y ait plus d’affrontement entre l’Ukraine et la Russie ».
La France est donc parvenue à trouver une position moins périlleuse. Elle se réserve le droit de livrer les BPC si les fameuses conditions sont réunies, tout en donnant des gages à ses partenaires en renforçant la pression sur la Russie. De quoi apaiser les critiques et briser l’isolement dont elle faisait l’objet en Europe et au sein de l’OTAN. Les réactions n’ont d’ailleurs pas tardé chez ses alliés, les Etats-Unis saluant dans la soirée « une décision sage » et la Lettonie « une bonne décision au bon moment ».
Vers un retour de la guerre froide ?
Il reste désormais à voir comment tout cela va se terminer. L’épilogue de cette affaire extrêmement complexe dépendra de nombreux facteurs que personne ne maîtrise aujourd’hui. L’évolution de la situation en Ukraine sera fondamentale, mais il faudra aussi tenir compte des décisions du sommet de Newport et de leurs implications. Il n’est en effet pas à exclure que cette réunion de l’OTAN marque un véritable tournant et signe, selon certains diplomates, le retour de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest, avec si tel était le cas des conséquences encore incalculables, notamment sur le plan économique. Créée en 1949 pour contenir l’avancée soviétique en Europe centrale, la vielle Alliance pourrait bien retrouver, pensent certains, la vigueur de sa jeunesse et faire taire ceux qui la pensaient désuète. Car force est de constater que, face à l’incapacité de l’Union Européenne à se doter d’un outil de défense collectif suffisamment puissant, l’OTAN fait aujourd’hui figure de seul bouclier véritablement crédible. Il sera donc très intéressant d'étudier les déclarations faites lors du sommet afin de voir quelle voie l'organisation a décidé de suivre.
En face, la réaction russe sera tout aussi déterminante. Soutenu par son opinion publique, Vladimir Poutine se veut très ferme. Sûre de son bon droit, la Russie considère que l’Ukraine est dans sa sphère d’influence immédiate et que les tentatives de l’UE et de l’OTAN pour la rallier au bloc occidental constituent une véritable agression. Or, si après l’effondrement de l’URSS elle fut trop faible pour s’opposer au « passage » à l’ouest de ses anciens satellites, la Russie est aujourd’hui suffisamment forte pour défendre ses intérêts stratégiques dans ce qu’elle considère comme son pré carré. Avec probablement, en filigrane, un certain esprit de revanche face aux Occidentaux dont les actions à l’Est de l’Europe, après 1989, on souvent été considérées comme des humiliations. C’est aussi cela que l’Europe, les Etats-Unis et l’OTAN doivent gérer aujourd’hui.
Alors que Moscou a déjà fait savoir, suite à l’annonce du projet de réorganisation de la NRF, que la Russie répliquerait à une telle initiative, l’évolution de la position française sur les BPC aura sans doute des conséquences diplomatiques. Car on peut imaginer qu’au Kremlin, la déclaration de l’Elysée est prise au minimum comme un affront, que la Russie pourrait bien, d’une manière ou d’une autre, faire payer à la France. L’attitude de celle-ci renforce en tous cas la position des nationalistes, qui avaient vivement critiqué l’achat à l’étranger de grands bâtiments militaires, arguant que la Russie devait être capable de pourvoir seule à ses besoins en matière de défense.
Dans ces conditions, Paris a peut être tout autant, aux yeux de Moscou, franchi une ligne rouge. Le vice-ministre russe de la Défense a, en tous cas, fait une déclaration assez surprenante dans la soirée, comme si pour lui le contrat était déjà enterré : « Le refus à ce contrat ne sera pas une tragédie pour nous en matière de plan de réarmement, même si c'est bien évidemment désagréable et apporte certaines tensions dans les relations avec nos collègues français », a affirmé Iouri Borissov à l'agence de presse Itar-Tass.

Le Smolniy et au fond le Vladivostok (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Quelles conséquences pour STX France et DCNS ?
Tous les yeux se tournent maintenant vers Saint-Nazaire, où émergent les deux silhouettes massives des Vladivostok et Sevastopol. Désormais achevé, le premier voit sa mise au point se poursuivre et sert à la formation des équipages. A cet effet, près de 400 marins russes sont arrivés fin juin à bord du bâtiment école Smolniy, qui sert de caserne flottante. Ces militaires vont constituer les deux futurs équipages (200 marins par bateau) et sont formés simultanément, même si la livraison des BPC est prévue avec un an d’intervalle. Les marins russes embarquent sur le Vladivostok pour des sessions à quai mais aussi des sorties en mer, la prochaine étant programmée autour du 10 septembre.
Pour STX France, le premier BPC représente désormais une faible charge de travail, ce qui n’est pas le cas de son jumeau, sur lequel 400 salariés et sous-traitants du chantier travaillent actuellement. Comme son aîné, le Sevastopol est réalisé en deux parties. L’arrière a été fabriqué par OSK à Saint-Pétersbourg, le programme comportant un important volet de transfert de technologie destiné à remettre à niveau les chantiers russes. Une fois achevée, la poupe a été remorquée à Saint-Nazaire, où elle est arrivée en juillet et a été soudée à la partie avant, réalisée par STX France. Le constructeur français termine désormais le bâtiment, dont la mise à flot doit intervenir le mois prochain. A ce stade de la construction, même si le contrat avec les Russes devait tomber à l’eau, on voit mal comment le second BPC ne serait pas achevé. Au pire, il pourrait être décidé, en attendant une solution de reprise, d’interrompre les travaux, ce qui aurait alors des conséquences pour le plan de charge du chantier, qui fait déjà face au report du projet de nouveau navire pour Brittany Ferries.
Pour ce qui est de l’aspect financier du contrat des BPC, qui s’élève à 1.2 milliard d’euros, il faut rappeler que la marine russe n’est pas le client de STX France. Ce dernier agit en qualité de sous-traitant de DCNS. Le groupe naval français, qui a développé le concept des BPC, est le vrai titulaire de la commande, au travers de laquelle il est contractuellement engagé avec Rosoboronexport, l’agence du ministère russe de la Défense en charge des programmes à l’exportation. Quant aux parties construites à Saint-Pétersbourg, elles sont achetées par STX France à OSK, qui intervient comme simple fournisseur du chantier français. En clair, la Russie paye DCNS, qui rétribue ensuite Saint-Nazaire. On notera que contrairement aux navires civils, pour lesquels les paiements sont très progressifs, les contrats militaires sont, souvent, en grande partie financés avant la livraison. Ce serait le cas ici, les Russes ayant apparemment avancé une grosse partie de la somme. Par ailleurs, la commande bénéficie comme la plupart des contrats à l’export, d’une garantie de la Coface. A priori, les industriels français devraient donc être payés quelque soit le cas de figure. Toutefois, si la France annule le contrat, l’Etat devra d’une manière ou d’une autre mettre la main à la poche pour rembourser la Russie. De plus, celle-ci pourrait réclamer des pénalités pour non exécution du contrat, sauf si le renforcement des sanctions économiques à son encontre offre une protection juridique suffisante.

Le Sevastopol en construction chez STX France (© MER ET MARINE - V. GROIZELEAU)
Quel autre avenir possible pour les deux bateaux ?
Enfin, dans l’hypothèse où les deux BPC ne partiraient pas pour la Russie, se poserait bien entendu la question de leur devenir. Bien qu’adaptés à certaines exigences russes, par exemple pour évoluer dans des zones très froides, les Vladivostok et Sevastopol sont très proches des trois bâtiments du type Mistral dont dispose la marine française. Initialement, cette dernière devait posséder quatre BPC mais le dernier Livre Blanc et la loi de programmation militaire qui en a découlé ont réduit cette flotte à trois unités pour cause de restrictions budgétaires. Il y aurait donc peut être matière à revenir au format initial. Une solution que craignent néanmoins certains marins français, persuadés que la reprise d’un ou deux BPC russes serait compensée financièrement par des coupes dans d’autres programmes. L’idéal serait donc de trouver un autre client, ce qui n’a rien d’évident, surtout pour des questions diplomatiques : qui prendrait le risque de vexer Moscou en s’offrant les bateaux qui étaient destinés à la flotte russe ? Une autre alternative émerge dans certains pays européens, comme l’Allemagne, mais aussi aux Etats-Unis. Elle viserait à confier les BPC à l’OTAN afin de renforcer les capacités de projection de l’Alliance, et plus particulièrement la composante maritime de la NRF. Une idée intéressante sur le papier, mais qui pose des problèmes opérationnels (l’OTAN n’a pas de marine et donc pas d’équipage par exemple) et financiers (qui paye ?), sans oublier l’aspect diplomatique, un tel scénario constituant tout de même l’humiliation suprême pour le Kremlin…
Alors que le bras de fer est engagé entre les Occidentaux et la Russie, le programme des BPC russes, très beau succès commercial et politique à l'origine, devient donc un véritable boulet. Si l’on s’achemine finalement vers la suspension du contrat, la France devra absolument trouver le moyen de ne pas endosser seule la responsabilité et donc les conséquences de cette situation. La décision devra, au minimum, être portée par l’Europe. L’autre écueil, pour Paris, sera de faire en sorte que les industries de défense tricolores ne soient pas pénalisées par cette affaire sur le marché international. Un danger évoqué dans le secteur, où l’on redoute une récupération malintentionnée du dossier par des concurrents, dont certains sont soupçonnés d’œuvrer dans cette perspective depuis des mois. Si la France n’a pas respecté ses engagements envers un grand pays comme la Russie, pourquoi n’en serait-il pas de même avec tout autre Etat dont les décisions en matière de politique étrangère ne lui conviennent pas ? L’argument serait d’une mauvaise foi inouïe mais, quand il s’agit de vendre des canons, ce n’est pas ce qui arrête les commerciaux, surtout quand ils sont anglo-saxons...