L’affaire des bâtiments de projection et de commandement construits pour la Russie tourne au chemin de croix pour la France et ses industriels. Alors que tout le monde espérait une accalmie sur le front ukrainien cet automne, la situation se tend de nouveau, obérant les possibilités de livrer le premier BPC russe, le Vladivistok, désormais achevé et qui attend avec ses marins, à Saint-Nazaire, l’autorisation de partir. Quant à son sistership, le Sevastopol (Sébastopol), sa mise à flot est prévue à la fin du mois.
Nouvelle dégradation de la situation en Ukraine
Pour mémoire, François Hollande a, en septembre, fixé deux conditions à la livraison des bâtiments : la mise en œuvre effective d’un cessez-le-feu entre les forces de Kiev et les séparatistes pro-russes, ainsi que la mise en place d’un accord politique permettant d’assurer la paix dans la région. Lors de l’inauguration du salon Euronaval, le 28 octobre, Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, avait indiqué que le chef de l’Etat prendrait sa décision courant novembre quant à la livraison du Vladivostok. Depuis, plusieurs membres du gouvernement, dont le ministre de l’Economie le 30 octobre et le premier ministre le 6 novembre, ont affirmé que les conditions n’étaient pas réunies. Et elles ne le sont pas plus aujourd’hui, compte tenu d’une nouvelle dégradation de la situation en Ukraine. Non seulement les combats se poursuivent autour de Donetsk, mais en plus, ces derniers jours, l’arrivée de chars, de pièces d’artillerie et de troupes a été observée dans les régions séparatistes de l’Est du pays. Des renforts russes, accuse Kiev, où le ministère de la Défense a affirmé hier que l’Ukraine se « prépare au combat ». Alors que Moscou dément toute incursion de ses forces armées, l’OTAN affirme que les moyens militaires venus muscler les forces séparatistes sont bel et bien russes.
Le psychodrame de l’invitation
Cette nouvelle donne s’ajoute au psychodrame intervenu il y a deux semaines lorsque les autorités russes ont révélé avoir reçu une invitation pour la livraison du Vladivostok, présentée comme devant intervenir le 14 novembre à Saint-Nazaire. Cela, sans que l’Elysée se soit encore prononcé sur le sujet. L’annonce russe a bien entendu fait l’effet d’une bombe, but probablement recherché par Moscou, qui vit très mal l’attitude de Paris à son égard. Info ou intox ? Alors que la désinformation joue semble-t-il à plein en ce moment, Les Echos ont affirmé que le directeur du projet chez DCNS avait été débarqué, ce qui tendrait à prouver une faute. Mais le groupe naval demeure muet comme la tombe sur ce dossier au combien explosif, éludant toute demande d’explication et de confirmation des faits. « Suite aux récentes informations publiées concernant la livraison éventuelle du premier BPC à la Fédération de Russie, DCNS précise qu’il est en attente des autorisations gouvernementales d’exportation nécessaires pour la réalisation d’un transfert. Aucune date de livraison ne peut donc être confirmée à ce stade », s’est contenté d’indiquer DCNS dans un bref communiqué publié le 30 octobre.

Le Sevastopol en construction à Saint-Nazaire (© : KEVIN IZORCE)
« La France assumera toutes ses responsabilités »
Toujours est-il que les semaines passent, les « échéances » se rapprochent et la pression s’accentue sur le chef de l’Etat, qui va bien être obligé de trancher. Le sujet est revenu sur le tapis hier à l’Assemblée nationale lors de la séance des questions au gouvernement. Répondant au député varois Philippe Vitel, Jean-Yves Le Drian s’est, cette fois, bien gardé d’avancer un quelconque calendrier. « Aucune date de livraison ne peut être fixée à ce stade. Le président de la République a rappelé qu’une décision définitive interviendrait le moment venu », a simplement dit le ministre de la Défense, soulignant que « ce n’est pas une décision simple » mais que, « la France assumera toutes ses responsabilités ».
Compte tenu de la situation, on ne voit pas comment la France pourrait, dans les prochains jours, procéder à la livraison du Vladivostok. D’autant que le président de la République part pour un déplacement d’une semaine en Océanie, au cours duquel il se rendra en Nouvelle-Calédonie et participera le week-end prochain au G20, qui se déroulera à Brisbane, en Australie. Un sommet pour lequel la participation de Vladimir Poutine a été confirmée le mois dernier. Entre deux réunions sur les problématiques financières du moment, des discussions pourraient donc, potentiellement, avoir lieu sur l’Ukraine et des BPC.
Entre le marteau et l’enclume
En vérité, l’exécutif français se trouve pris entre le marteau de sa posture diplomatique sur le conflit ukrainien et l’enclume des intérêts économiques et industriels du pays. D’un côté, la livraison de matériels militaires à la Russie dans le contexte actuel soulève des questions bien légitimes. Mais la France a-t-elle vraiment le choix ? Et quel est vraiment son intérêt ? Aucun autre pays ne se trouve dans une telle situation et face à de tels enjeux. Au-delà du fait qu’une brouille à long terme avec Moscou est quasi-certaine si Paris décide de ne pas livrer les BPC, il y aurait alors d’importantes conséquences financières (remboursement de ce contrat à 1.2 milliard d’euros et paiement de fortes pénalités) mais également de très probables répercussions économiques, notamment pour les sociétés françaises qui travaillent en Russie.

Le Vladivostok lors de ses essais en mer (© : MICHEL FLOCH)
Le risque de fragiliser l’industrie française de défense
Au-delà, et c’est peut-être le plus grave, c’est toute l’industrie de la défense qui pourrait être fragilisée. Les ventes d’armes ne souffrent en effet d’aucune incertitude quant à la capacité du fournisseur à livrer les équipements achetés. Or, si la France renonce à livrer le Vladivostok et le Sevastopol aux Russes, la confiance d’autres pays clients pourrait voler en éclat. C’est le risque que mettent en avant de nombreux industriels, et pas seulement dans le secteur naval. Un argument que l’on aurait pu ranger dans la catégorie des craintes infondées si l’on n’observait pas, déjà, les stigmates de la position française. En Inde, par exemple, si le Rafale a été retenu par les autorités de New Delhi, certaines sources évoquent actuellement une offensive des Russes, qui emploieraient précisément l’argument de la confiance pour dissuader les Indiens de finaliser le contrat avec Dassault Aviation. Et les Britanniques ne seraient pas en reste, revenant apparemment eux-aussi à la charge avec l’Eurofighter, qui avait échoué face à l’avion de combat français. Une attitude qui, au passage, en dit long sur l’hypocrisie qui peut régner entre alliés, certains n’hésitant pas à profiter de la situation et savonner la planche tricolore après avoir publiquement poussé des cris d’orfraie contre la livraison des BPC russes et appelé la France à y renoncer. Un double jeu dans lequel les Américains seraient aussi, dit-on, des experts.
Malheureusement, on a également pu constater des signes inquiétants à l’occasion d’Euronaval. Ainsi, dans les allées du plus grand salon international du naval de défense, un industriel français de second rang nous a expliqué avoir été confronté aux inquiétudes de plusieurs délégation étrangères. « Ils nous ont clairement demandé, au regard de l’affaire des BPC russes, quelles garanties ils avaient d’être livrés s’ils achetaient du matériel français ». Une crainte d’autant plus logique que l’affaire des BPC concerne un poids lourd mondial. Or, si la France se permet de rompre un contrat avec la Russie, elle le ferait d’autant plus facilement avec de petits pays. C’est ce que se disent certains dirigeants, même si bien entendu les choses sont bien plus complexes et que les BPC russes constituent un cas tout à fait exceptionnel.
Conserver la confiance sur le marché de l’armement
Toujours est-il que le danger de voir la parole de la France perdre de sa crédibilité en cas de non livraison du Vladivostok n’est donc pas qu’une vue de l’esprit. Avant même qu’une décision soit prise, des interrogations surgissent chez des clients potentiels et, dans certains cas, sont habilement récupérées par la concurrence étrangère. Il est donc primordial, pour la France, de veiller à ce que la confiance qu’on lui porte sur le marché mondial de l’armement ne s’effrite pas. Car, si tel était le cas, les conséquences seraient désastreuses pour une industrie très technologique et fortement pourvoyeuse d’emplois. Or, le secteur de la Défense, qui représente dans l’Hexagone, selon les chiffres du Quai d’Orsay, 5000 entreprises et 400.000 emplois, est l’un des rares, aujourd’hui, à plutôt bien fonctionner dans le pays.
Tant et si bien que pour les BPC russes, entre les convictions personnelles, les « bons sentiments », les enjeux diplomatiques et le réalisme économique et social, il faudra choisir le moindre mal, car il n’y aura pas d’issue satisfaisante. François Hollande le sait très bien et personne ne voudrait aujourd’hui être à sa place pour prendre et assumer une décision qui, dans tous les cas, provoquera des remous. A lui, maintenant, de déterminer froidement quels sont, dans cette affaire, les intérêts supérieurs de la France.