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Après trois semaines d’opérations au large de l’Italie dans le cadre de l’opération Triton, le Commandant Bouan est rentré le 24 septembre à Toulon. Pendant cette mission, l’ancien aviso, reclassé patrouilleur de haute mer par la Marine nationale, a participé à deux importantes opérations de sauvetage de réfugiés et migrants dans le cadre de la mission coordonnée par FRONTEX, l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures de l’UE. La première s’est déroulée le 5 septembre et a permis de secourir 327 personnes. La seconde, le 11 septembre, a vu le Commandant Bouan récupérer 140 naufragés. Dans les deux cas, il s’agissait de vieux bateaux de pêche surchargés et à la dérive.

 

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© MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE

Le Commandant Bouan arrivant à Toulon (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)

 

Le premier sauvetage est celui qui a le plus marqué les 80 membres équipage du patrouilleur, de par son ampleur bien sûr, mais aussi du fait que les marins étaient pour la première fois confrontés au désastre humain qui sévit en Méditerranée.

 

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© MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE

Le capitaine de corvette Pasco (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)

 

« La plupart n’avait pas mangé ni bu depuis 4/5 jours »

Le 4 septembre, soit deux jours seulement après avoir intégré Triton, les marins français sont alertés par le centre de secours maritime (MRCC) de Rome, qui coordonne les moyens navals et aériens déployés dans le secteur. Une embarcation à la dérive est signalée à une centaine de milles au sud-est de la Crête. Il s’agit d’un vieux bateau de pêche sur lequel sont entassées des centaines de personnes. Leur position exacte est transmise par un avion de surveillance danois, qui survole la zone et permet au Commandant Bouan de trouver facilement les naufragés. Les marins français arrivent sur place le lendemain au lever du jour, le transit nocturne étant mis à profit pour préparer le patrouilleur à l’accueil de nombreux réfugiés. « Il y avait plus de 300 personnes à bord, beaucoup de femmes, des enfants, des gens qui pour la plupart n’avait pas mangé ni bu depuis 4/5 jours », explique le capitaine de corvette Pierre Pasco, commandant du patrouilleur français.

 

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© MARINE NATIONALE

Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Premier contact délicat

Les militaires organisent la récupération des naufragés avec deux semi-rigides, qui se positionnent de chaque côté du bateau en détresse afin d’éviter les mouvements de foule sur un seul bord, phénomène qui a provoqué par le passé des chavirages et de nombreuses victimes. Un premier contact toujours un peu délicat : « Les gens sont un peu excités car ils se demandent ce que l’on vient faire, si l’on vient les sauver. Puis, une fois le dispositif en place, ils comprennent qu’ils vont être pris en charge et ça se passe relativement bien ». Avec la plus grande prudence, tant pour des questions de sécurité que de facteurs liés à la prise en charge de personnes en grande détresse, l’évacuation débute.

 

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Bien au-delà de la capacité d’accueil prévue

Les transferts vers le bâtiment de la Marine nationale sont réalisés avec deux semi-rigides, qui se relaient pour extraire progressivement les occupants du bateau de pêche. Rapidement, il s’avère que leur nombre a été sous-estimé. En plus des ponts surchargés, de nombreux naufragés ont été poussés dans les cales où ils attendent, dans la pénombre et l’angoisse, de pouvoir sortir. Au final, cette vielle coque renferme 195 hommes, dont un vieillard, 100 femmes parmi lesquelles 4 enceintes et 32 enfants, y compris un nourrisson. En tout, cela fait 327 personnes, soit bien plus que la capacité d’accueil théorique du Commandant Bouan, aménagé pour recevoir normalement jusqu’à 250 naufragés, installés dans la zone de la plage arrière. Mais dans une telle situation, les chiffres deviennent relatifs : ce qui est en jeu, ce sont des vies. « Même si on voit que les capacités vont être dépassées, il est hors de question de laisser des gens en détresse au milieu de nulle part, on adopte une approche de maîtrise des risques et on prend tout le monde », souligne le CC Pasco.

 

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

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Sauvetage du 5 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

 

Des conditions de transport effroyables

Car la situation de détresse est réelle, comme le confirme le chef de l’équipe médicale embarquée sur le Commandant Bouan. Le 5 septembre, les marins français ont recueilli « des gens qui en l’espace de 24 à 48 heures seraient probablement décédés », estime le médecin. A bord de ces vieux bateaux de pêche, les conditions de vie sont effroyables. Les réfugiés sont littéralement entassés par les passeurs dans des quasi-épaves menaçant de sombrer au moindre mouvement de foule ou de dégradation de la météo. A l’instar des migrants tentant la traversée sur de gros pneumatiques, ceux qui sont à l’extérieur ont certes de l’air, mais doivent subir les affres de la chaleur, du soleil et d’un environnement salé qui accélèrent la déshydratation.

 

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Toutefois, la situation est encore plus catastrophique à l’intérieur du bateau, où règne la pire des promiscuités dans des cales crasseuses, rongées par la rouille et la vermine. Là, c’est la fournaise, un air nauséabond de moins en moins respirable, le mal de mer pour certains, la peur pour tous. « On a du mal à imaginer ce que peut être un bateau surchargé. Ils sont au fond et ne peuvent pas sortir. C’est un vrai confinement, les gens n’ont pas la possibilité de prendre l’air, rien à voir avec ce qui se passe sur le pont ». Cette fois, tout le monde s’en est par miracle sorti mais, régulièrement, ce n’est pas le cas. La mort rôde en effet dans les entrailles de ces embarcations de fortune, où des hommes, femmes et enfants, poussés à l’exode par les guerres, les persécutions et la famine, luttent pour leur vie et celle de leurs proches. Des vies qui s’éteignent parfois dans l’indifférence la plus totale ou la douleur d’une mère qui n’a même plus la possibilité physique de l’exprimer par de simples larmes. C’est ça, l’insoutenable drame des migrants et réfugiés en Méditerranée. « Il y a des gens qui vivent sur des cadavres, pour des durées plus ou moins longues », rappelle gravement le médecin, qui précise que le rescapé dont l’état était le plus sérieux se trouvait justement dans les cales du bateau de pêche. Sans l’intervention des secours, il serait rapidement mort.

 

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Sauvetage du 5 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

L’accueil et la prise en charge médicale

Il a fallu une bonne partie de la matinée pour que l’équipage du Commandant Bouan récupère l’ensemble des naufragés. A bord, leur accueil se déroule suivant des procédures très précises. Renforcées pour les besoins de l’opération, les capacités médicales du Commandant Bouan se sont appuyées sur une équipe composée d’un médecin et de deux infirmiers. Ils se tiennent prêts à tous les cas de figure, allant de la noyade à l’accouchement et la prise en charge d’un nouveau-né, en passant par les blessures et les détresses physiques avancées. Lorsque les naufragés embarquent, il faut tous les examiner et déterminer les priorités.

 

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© MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE

L'équipe médicale (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)

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Sauvetage du 5 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Les cas critiques et sérieux bénéficient d’une assistance immédiate au poste médical, doté de cinq lits d’hospitalisation et capable de faire de la petite chirurgie, comme le traitement d’abcès ou d’autres interventions locales. Et il faut dans le même temps s’occuper de tous les autres puisqu’eux-aussi sont dans une situation d’urgence, même si elle n’est pas encore vitale. Alors que les rescapés n’ont pas mangé ni bu pendant des jours, le personnel assure au plus vite la réhydratation et l’apport nutritif. « D’abord des sucres rapides, des concentrés et pâtes de fruits par exemple, puis en attendant le repas du pain pour assurer la continuité en sucres rapides et sucres lents ». Un repas qui se limite pour l’essentiel à un bol de riz, afin que le « cadre au niveau glycémique (soit) parfaitement assuré ».

 

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© MARINE NATIONALE

Sauvetage du 5 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Les fameuses tenues de protection

Les images prises au moment de la récupération des naufragés ont parfois étonné, voire choqué, au sein de l’opinion publique qui n’a pas toujours correctement interprété l’accoutrement des militaires occidentaux. Face aux naufragés, les masques et combinaisons blanches renvoient il est vrai à l’image d’un milieu hautement contaminé. Evidemment, il ne s’agit pas de traiter les réfugiés comme des pestiférés qu’ils ne sont pas. Seulement voilà, les conditions épouvantables dans lesquelles ils ont voyagé favorisent certaines maladies. Les sauveteurs doivent donc, comme le veulent les procédures standards, se protéger pour éviter toute possibilité de transmission et d’épidémie. « Il y a par exemple des cas de gale. Il n’y a rien de honteux là-dedans puisqu’on en trouve aussi dans le milieu scolaire chez nous. Nous adoptons une procédure normale et classique de prévention, comme on en trouve aussi dans les aéroports, où l’on fait des prises de température à distance alors qu’en Asie on utilise régulièrement des masques. Il n’y a pas de risque particulier, c’est une protection réciproque», explique le médecin.

 

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Sauvetage du 5 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Recueillir les identités

En plus de l’aide prodiguée aux naufragés, l’équipage recueille également des renseignements, l’identité de chaque personne devant être déterminée dans le cadre d’une entrée sur le territoire européen. Ces éléments pourront ensuite servir aux autorités afin de distinguer les réfugiés des migrants économiques. « Ça s’est bien passé à bord et, pour ce que est de décliner leur identité, nous n’avons jamais eu de souci, ils sont très coopératifs et le font naturellement »,  note le commandant Pasco. Toutefois, il conviendra par la suite, pour certains cas, de vérifier la véracité des informations données. « Il y a peut-être des tentatives de fraude car la grande majorité n’a pas de papiers », concède prudemment le commandant du patrouilleur. C’est l’une des missions des structures d’accueil à terre, qui s’appuient par exemple sur des traducteurs pour déterminer si la langue et les accents parlés par les réfugiés correspondent bien aux informations qu’ils ont déclarées.

 

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Sauvetage du 5 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Pas de passeurs à bord

Les contrôles à bord ont également pour but de repérer la présence d’éventuels passeurs afin, le cas échéant, de pouvoir les interpeller et les traduire devant la justice. « Nous avons prêté une attention forte à l’identification de personnes éventuellement impliquées dans ces trafics mais nous n’en avons pas trouvé sur les deux sauvetages réalisés ». Une situation qui n’étonne pas le pacha du Commandant Bouan. Les militaires européens savent en effet que les pratiques ont évolué : les trafiquants n’accompagnent pour ainsi dire plus les migrants et réfugiés. « Les passeurs sont avec eux au début de la traversée, ils tractent l’embarcation avec un autre bateau et au bout d’un certain nombre d’heures ou de jours de navigation, ils les laissent, livrés à eux-mêmes en leur donnant un cap ou une position à rallier ». Avec des bateaux hors d’âge, qui tombent vite à court de carburant ou en avarie, quand ils ne sont pas dès le début dépourvus de propulsion et condamnés à la dérive. Le seul espoir est alors de se faire repérer par un moyen de surveillance européen ou d’appeler les secours grâce à un téléphone mobile ou satellitaire, souvent fourni par les passeurs.

3000 morts depuis le début de l’année

Depuis janvier, quelques 400.000 personnes ont traversé la Méditerranée pour rejoindre l’Europe, 3000 y laissant la vie. Plus des deux tiers des entrées sont enregistrées en Grèce, plus proche et offrant donc une route moins dangereuse. Malgré tout, les départs depuis la Libye se sont poursuivis (plus de 120.000 personnes depuis le début de l’année), jetant sur la mer des populations très diverses. Il y a là des Syriens, des Irakiens, mais aussi des Soudanais, des Erythréens ou encore des personnes venues d’Afrique de l’ouest.

Profils très variés

Des migrants économiques, mais aussi de très nombreux réfugiés, en particulier ceux chassés par les groupes islamistes et qui n’ont d’autre choix, pour survivre, que de tenter leur chance en Méditerranée. Avec des profils socio-professionnels extrêmement variés, comme l’a noté le commandant Paco : « Il n’y a pas que de pauvres agriculteurs du fin fond du Soudan ou d’Erythrée, il y a vraiment une frange de population énorme, des gens très éduqués et plus aisés que les autres qui sont aussi là ». Pour traverser, il faut en effet de l’argent : 1000 à 2000 dollars par personne généralement. Un péage odieux et très lucratif pour les réseaux criminels, qui exclut de facto les plus pauvres.

 

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Sauvetage du 5 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Des relations « très faciles » à bord

Pendant leur participation à Triton, les marins du Commandant Bouan ont pu mesurer l’étendue du désastre humanitaire qui se joue de l’Afrique au Moyen-Orient. A bord, pendant le court voyage d’une journée des naufragés vers l’Italie, il n’y a pas eu de problème de communication. « Il y avait quelques francophones, une bonne proportion d’anglophones, même si l’Anglais était parfois minimaliste, et nous avons pu nous appuyer certaines personnes qui ont joué le rôle d’interprètes. Un irakien d’une cinquantaine d’années, originaire de Bagdad, nous a notamment aidés à assurer la traduction entre l’Anglais et l’Arabe », précise le médecin, qui souligne par ailleurs que les relations à bord ont été « très faciles » entre hommes et femmes, et entre nationalités : « Il n’y avait aucune barrière hommes/femmes ou géographique ». Pas de sectarisme religieux ou communautaire, juste de l’humanité.

 

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Sauvetage du 5 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

140 naufragés de plus le 11 septembre

Le MRCC, qui décide du port où les naufragés sont débarqués en fonction de la capacité des différents centres d’accueil italiens, a fait rallier Tarente au Commandant Bouan. Après 36 heures d’opérations, durant laquelle tout l’équipage a été mobilisé pour s’occuper des naufragés, ces derniers ont atteint l’Europe sains et saufs. Il en fut de même quelques jours plus tard, lorsque le patrouilleur français a, une nouvelle fois, sauvé les occupants d’un bateau de pêche à la dérive, cette fois en mer Ionienne, à 90 milles au sud-est des côtes italiennes. Pour cette opération menée le 11 septembre, 114 hommes, 21 femmes, 4 enfants et un nourrisson de différentes nationalités, notamment érythréenne et soudanaise, ont été recueillis par le Commandant Bouan et conduits vers le port sicilien de Pozzalo. Là aussi, malgré la peur, les traumatismes vécus, la faim et la fatigue d’un voyage éprouvant, ces personnes, seules ou en famille, ont survécu à un périple dont la liste des victimes s’allonge quotidiennement.

 

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

 

Une opération très marquante pour l’équipage

Face à leur malheur, mais aussi à leur courage et leur détermination, les marins français sortent très marqués de cette opération. Pour le jeune matelot comme l’officier expérimenté, en passant par le médecin qui a vécu au cours de sa carrière nombre de situations difficiles, ces sauvetages sont une épreuve. Une autre facette de la guerre, pas celle du combat et de ses horreurs, celle de ses conséquences sur la vie de millions de civils, détruite et condamnée à se reconstruire ailleurs, quand c’est possible. Au milieu de la Méditerranée, lorsque la course contre la montre s’engage et que des naufragés, quel que soit leur âge et quelle que soit leur origine, voient ce bateau gris apparaître et puisent dans l’espoir qu’il suscite leurs dernières forces pour se hisser à bord, il ne s’agit plus de reportage télé, d’observation lointaine et de rapports chiffrés d’états-majors. La réalité est là et les sauveteurs la prennent en plein visage et en plein coeur. Le commandant Pasco parle d’émotion, mais aussi d’un sentiment de fierté au sein de son équipage. Ils peuvent en effet être fiers, ces marins, car la guerre contre les fanatiques ne se livre pas uniquement à coups de bombes et d’opérations spéciales. Elle se gagne tout autant par les valeurs que l’on défend et les actions que l’on met en œuvre pour s’y conformer. Alors oui, quand au milieu de ce drame sans précédent dans l’histoire moderne, malgré l’épuisement et le traumatisme, une jeune femme sauvée de ce qui allait devenir une tombe flottante laisse apparaître un sourire de soulagement et un regard chargé de gratitude, les marins français, comme leurs homologues européens, peuvent avoir le sentiment du devoir accompli. 

 

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Sauvetage du 11 septembre (© : MARINE NATIONALE)

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