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Depuis l’été 2015, l’Europe a déployé une force aéronavale destinée à lutter contre les réseaux impliqués dans le trafic de migrants en Méditerranée centrale. L’an dernier quelques 150.000 candidats à l’exil ont tenté de rejoindre, essentiellement depuis la Libye, les côtes italiennes et dans une moindre mesure Malte. Avec une nouvelle fois de nombreux drames, près de 3000 personnes ayant perdu la vie suite au naufrage d’embarcations surchargées. C’est l’une de ces catastrophes qui a poussé l’Europe a régir face à ce flot de réfugiés et de migrants fuyant la misère, les persécutions et les guerres qui se sont développées en Afrique et au Moyen-Orient. L’une des réponses européennes à ce phénomène est donc l’opération Sophia, avec en mer une force aéromaritime, l’EU-NAVFOR Med, composée actuellement du porte-aéronefs italien Cavour, de la corvette et du ravitailleur allemands Ludwigshafen et Frankfurt am Main, de la frégate espagnole Numancia, du patrouilleur slovène Triglav et du britannique Enterprise. Ils sont appuyés par un avion de patrouille maritime espagnol P-3B, un avion de surveillance maritime affrété par le Luxembourg et, ponctuellement, par d’autres moyens aériens, notamment français.

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© EU-NAVFOR MED

L'EU-NAVFOR MED à l'automne 2015 (© : EU-NAVFOR MED)

 

Comme l’opération Atalante, active depuis 2009 pour lutter contre la piraterie au large de la Somalie, Sophia entre dans le cadre de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) de l’Union Européenne. Son Comité, constitué d’ambassadeurs des pays membres de l’UE, lui donne ses directives. Commandée en mer depuis le Cavour, l’EU-NAVFOR Med est dirigée par un état-major international basé à Rome. C’est là que se trouve le contre-amiral français Hervé Bléjean, vice-commandant de l’opération, qui a accordé à Mer et Marine un long entretien afin de faire le point sur l’action de Sophia, son avenir et l’évolution de la situation en Méditerranée centrale.

 

MER ET MARINE : Pouvez-vous nous rappeler la genèse de cette opération ?

CA HERVE BLEJEAN : L’opération a été déclenchée suite au naufrage tragique survenu le 18 avril 2015 en Méditerranée. Un bateau supposé transporter 700 migrants a chaviré dans les eaux libyennes et, malgré tous les efforts déployés pour secourir les naufragés, moins d’une trentaine de personnes a survécu. Cette nouvelle catastrophe a fortement ému l’opinion publique et provoqué, le 20 avril, un sommet européen extraordinaire. Un plan en 10 points a été élaboré afin de bâtir la réponse globale de l’Union Européenne au problème de la crise migratoire en Méditerranée centrale. Le déclenchement de l’opération Sophia constitue l’un de ces points. C’est une partie de la solution, mais ce n’est pas la seule.

Quel est exactement le mandat de l’EU-NAVFOR Med et quels résultats ont été obtenus depuis ses débuts ?

Il s’agit de démanteler les réseaux criminels qui, en Méditerranée centrale, axent leur activité sur la migration irrégulière.  L’opération  a été officiellement lancée le 22 juin 2015 et son premier mandat va jusqu’au 27 juillet 2016, soit un an après la déclaration de capacité opérationnelle, intervenue 35 jours après le déclenchement de Sophia. Depuis le début de l’opération, nous avons interpellé 46 présumés passeurs ou facilitateurs qui ont été remis aux autorités italiennes pour faire ensuite l’objet de poursuites judiciaires. Dans le même temps, nous avons détruit plus de 70 bateaux utilisés pour le transport de migrants, de manière à ce qu’ils ne puissent pas servir de nouveau.

Les bâtiments engagés dans cette opération ont également secouru un peu plus de 9000 personnes, bien que le sauvetage n’apparaisse pas clairement dans le mandat de l’EU-NAVFOR Med…

Rien n’est effectivement mentionné en matière de secours en mer car c’est en fait une mission implicite. Tout navire a en en effet légalement et moralement un devoir d’assistance. Au-delà du fait qu’on ne peut évidemment laisser mourir des gens en mer, le sauvetage des migrants a également un intérêt opérationnel. Car, lors des phases de dialogue avec les naufragés, ceux qui veulent bien parler livrent de précieux renseignements qui nous aident à affiner notre connaissance des modes opératoires et du savoir-faire des réseaux.

Le renseignement a d’ailleurs été au cœur de la première phase de Sophia, où les moyens engagés se sont « contentés » de surveiller la zone et d’observer les trafics…

En effet. Cette première phase, déclenchée le 22 juin, a impliqué des moyens aériens et quatre bâtiments, le porte-aéronefs italien Cavour comme navire amiral, deux bâtiments allemands et un britannique. Pendant cette phase de montée en puissance, il s’agissait d’améliorer la connaissance de la zone et de recueillir des renseignements sur les modes d’action des passeurs. Cette phase nous a appris beaucoup de choses. Elle a permis d’avoir une connaissance complète des différents réseaux, de la façon dont ils agissent en mer et de comprendre comment ils sont organisés.

Vous avez constaté des modes d’action variés ?

Oui, ce n’est pas uniforme. Chaque réseau a son organisation et ses pratiques. Certains utilisent des embarcations gonflables, d’autres des bateaux en bois. Certains lâchent les migrants avec un téléphone où le numéro du centre de secours italien est enregistré, d’autres les escortaient avec comme objectif de récupérer les bateaux une fois leurs occupants secourus au large. Toute la connaissance acquise à cette époque a permis de justifier le passage à la phase suivante de l’opération le 7 octobre dernier.

C’est la fameuse phase 2A qui a permis à la force navale européenne d’intervenir directement contre les passeurs…

L’EU-NAVFOR a en effet reçu le feu vert pour aborder, visiter et fouiller tout bateau impliqué dans les trafics irréguliers et interpeller les personnes soupçonnées de se livrer au trafic de migrants. Mais cette capacité d’action ne vaut que dans les eaux internationales.

L’idée est bien entendu d’aller plus près des côtes afin d’améliorer l’efficacité de la lutte contre les passeurs. La phase 2B, qui prévoit des actions dans les eaux territoriales libyennes, n’est pas légalement possible à ce jour. Où en est-on des discussions sur les modalités permettant sa mise en œuvre ?

Nous nous conformons au droit international et pour basculer à la phase suivante, il nous faut de la part des autorités libyennes une demande, une invitation ou au moins une déclaration de non-objection à nos actions de lutte contre ces réseaux pour étendre nos actions aux eaux territoriales. Cela suppose d’avoir des autorités libyennes internationalement reconnues et représentatives. C’est pourquoi nous fondons beaucoup d’espoir dans la formation d’un gouvernement d’union nationale suite aux accords conclus au Maroc en décembre. L’objectif est de mettre en place des actions permettant d’aider la Libye à assurer sa sécurité.

A défaut d’un feu vert des autorités libyennes, dans le cas d’un pays en crise les Nations Unies peuvent également autoriser une intervention militaire…

C’est l’autre solution, c’est-à-dire qu’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU détermine la possibilité et le cadre d’une action dans les eaux libyennes, comme ce fut le cas il y a quelques années en Somalie. Mais une résolution de ce type n’est jusqu’à présent pas envisagée sans accord d’un gouvernement libyen.

Ces conditions sont également valables pour l’ultime étape de l’opération Sophia, la phase 3, qui prévoit en plus des eaux territoriales des interventions sur le littoral libyen…

Dans notre planification, la phase 3 permettrait de mener ponctuellement des opérations à terre, au plus près des réseaux. Ainsi, après avoir contraint leur liberté de manœuvre, nous pourrions finir de les démanteler, comme cela a été fait avec les pirates somaliens. Nous ne sommes toutefois pas dans la même configuration, en particulier en ce qui concerne la géographie. La zone libyenne qui nous intéresse est fortement urbanisée alors que les repaires de pirates en Somalie se situaient sur de grandes plages dans un environnement assez désert, offrant donc les garanties nécessaires pour éviter les dommages collatéraux lors des interventions.

Quels effets a eu la phase 2A, les passeurs se sont on l’imagine adaptés ?

Depuis la mise en œuvre de la phase 2A, les passeurs ne s’aventurent plus dans les eaux internationales. Comme toute organisation criminelle, ils utilisent des moyens de communication et de renseignement modernes et passent leur temps à s’adapter aux mesures qui sont mises en place pour les contrer. Par conséquent, si nous avons réussi à contraindre leur liberté de manœuvre, il faut maintenant aller plus loin.

En clair, la possibilité d’intervenir au plus près des côtes est, selon vous, indispensable pour en finir avec les réseaux…

Nous sommes aujourd’hui à la croisée des chemins. Cette opération était nécessaire, elle l’est toujours mais il faut la faire évoluer pour travailler au plus près des criminels. C’est la seule façon de démanteler les réseaux et il faut le faire vite car, si nous n’avons jusqu’ici pas perdu de temps, il n’y a désormais plus de temps à perdre.

Y compris pour éviter que le drame des morts en mer se poursuive…

En 2015, il y a eu en Méditerranée centrale près de 3000 morts, mais tous hors des eaux internationales. C’est un effet positif des actions qui ont été menées par les Européens. Et cela signifie que lorsque nous pourrons entrer dans les eaux territoriales, nous pourrons nous prémunir contre ces drames. Plus on travaillera près d’eux, plus on sera efficace et plus on pourra s’occuper des réseaux pour appréhender et déférer les passeurs, avec comme finalité de les démanteler en traquant les têtes.

Les migrants et réfugiés continuent en effet à se masser sur les côtes. Combien sont-ils ? Continuent-t-ils d’arriver cet hiver malgré le fait que les conditions météo ont entrainé un arrêt momentané des traversées ?

Nous pensons qu’ils continuent certainement à arriver en Libye, qui représente plus de 90% des départs en Méditerranée centrale, le reste étant constitué de petits flux depuis les pays voisins. Il faut bien comprendre que, de l’autre côté de la mer, des centaines de milliers de migrants et de réfugiés attendent de pouvoir rejoindre l’Europe. Une fois qu’ils sont arrivés, après avoir traversé l’enfer, la Libye constitue pour eux la dernière marche avant le « paradis ». Il y a là des situations terribles et une volonté extrême d’arriver au bout. Prenons l’exemple des femmes, qui demandent toutes des traitements contraceptifs avant de partir puisqu’elles pensent qu’elles seront violées pendant leur long voyage jusqu’en Europe. Malgré ça, elles prennent quand même la route. Cela donne une idée de la notion de désespoir qui amène des gens à accepter un niveau de risque qui dépasse notre entendement occidental.

Il y a eu l’an dernier un certain nombre de manœuvres d’intimidation à l’encontre des garde-côtes italiens qui venaient sauver les migrants près des côtes libyennes. Certains passeurs ont effectué des tirs afin de récupérer les embarcations. Ce phénomène a-t-il disparu ?

Il n’y a pratiquement plus de tirs. Depuis que nous sommes passés en phase 2 et que nous leur avons dénié la liberté de manœuvre en haute mer, les réseaux n’ont plus de velléité de  récupérer les bateaux. Ils savent en effet très bien que nous n’hésiterions pas à riposter.

Le dispositif a été allégé en fin d’année, tenant compte de l’interruption des flux avec l’arrivée de l’hiver. Vous avez néanmoins décidé de maintenir une présence assez significative sur zone...

Les flux de migrants vont reprendre massivement au printemps et se poursuivre jusqu’à l’automne. En attendant, nous maintenons notre présence pour continuer à surveiller la zone et savoir ce qui s’y passe. Nous avons eu jusqu’à une dizaine de bâtiments mobilisés et il y a encore six actuellement. Nous adaptons notre dispositif car il y a un vrai effet de saisonnalité entre les conditions météo et les départs de migrants. Non que les réseaux criminels se soucient de leur sécurité, on le voit bien quand ils ne donnent pas assez d’essence pour rejoindre Lampedusa ou qu’ils entassent 300 personnes sur des bateaux faits pour 25, mais ils sont sensibles à la promotion et la publicité. En clair, celui qui est réputé pour faire prendre plus de risques aura moins de « clientèle ».

La présence des bâtiments européens constitue également un argument de vente pour les passeurs, qui mettent en avant les capacités de sauvetage déployées au large de la Libye pour inciter les migrants à s’embarquer…

Les opérations européennes, la présence des garde-côtes et celles des ONG qui affrètent des bateaux pour sauver les migrants sont il est vrai un argument de vente. Au point que les trafiquants n’organisent plus des réseaux de transport mais des opérations de sauvetage. Cela étant, si nous nous retirions, il y aurait plus de morts en mer et nous ne serions plus en position de nous en prendre aux criminels en haute mer et, nous l’espérons, dans les eaux territoriales à l’avenir.

La situation en Libye s’est dégradée ces dernières semaines avec une importante poussée de Daech, qui s’est emparé de Syrte et s’est ainsi offert sa première frontière maritime face à l’Europe. Comment appréhendez-vous cette situation nouvelle ? Les terroristes profitent-ils de la manne financière colossale que représente le trafic de migrants ?

C’est un phénomène que nous prenons bien entendu en compte. Daech contrôle maintenant une bande côtière significative, jusqu’à 200 kilomètres. Notre mission est de nous attaquer à tous les réseaux susceptibles de se livrer à de la migration irrégulière. Sont-ils impliqués ou en tirent-ils des bénéfices ? Nous n’avons pas à ce jour d’informations en ce sens mais, compte tenu des masses financières que cela représente, il ne serait pas étonnant qu’ils en récupèrent une part, d’autant que certaines routes de la migration passent par des territoires contrôlés par Daech.

Que représente financièrement ce trafic ?

Selon Europol, en 2015, le business de la migration irrégulière, à terre et en mer, avec au passage l’exploitation des personnes qui offrent dans certains cas une main d’œuvre proche de l’esclavagisme, a représenté rien qu’en Libye une manne de 4.5 milliards d’euros. C’est 35% du PIB du pays et les revenus de certaines localités dépendent de ce trafic à hauteur de 50%.

Certains réseaux pourraient donc être prêts à défendre ce butin, alors que Daech peut aussi voir dans les bâtiments européens des cibles potentielles…  

Quand on s’attaque à des réseaux criminels, il faut savoir à qui on s’attaque et qui est susceptible de vouloir riposter. L’arrivée de Daech en Libye pose évidemment un problème de sécurité supplémentaire car les terroristes sont maintenant bien implantés dans la zone et l’opération Sophia représente des pays qu’ils ciblent. C’est pourquoi nous prenons toutes les précautions nécessaires et qu’il est impératif de disposer sur place de bâtiments de combat. Ceux-ci sont en situation de vigilance permanente et en capacité de réagir immédiatement dans le cadre de la légitime défense.

Peut-on considérer qu’à l’image d’Atalante, Sophia contribue à renforcer la défense européenne ?

Comme avec Atalante, les liens entre marines européennes continuent de se renforcer avec Sophia. Nous avons l’habitude de travailler ensemble et nos moyens sont interopérables, d’autant que de nombreux pays participant appartiennent à l’OTAN. Sophia illustre la solidarité européenne, en particulier vis-à-vis de l’Italie, qui était pour ainsi dire seule auparavant face au problème de la migration en Méditerranée centrale et qui a demandé l’aide de l’Europe. Au sein de l’EU-NAVFOR Med, de nombreux pays sont engagés, y compris la Slovénie, qui y a consacré le patrouilleur Triglav, c’est-à-dire la moitié de sa flotte, pendant six mois. C’est un effort remarquable au regard des moyens de ce pays. Il faut aussi souligner que cette opération a très bien démarré et surtout très rapidement. A partir du moment où la décision a été prise, il n’a fallu que deux mois pour élaborer et commencer à mettre en œuvre un plan qui tienne la route, ce qui est un record pour une opération de la PSDC. Cela démontre que l’Europe sait être efficace quand il faut agir vite.

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Interview réalisée par Vincent Groizeleau © Mer et Marine, février 2016

 

 

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