Relance des commandes à l’export et développement de DCNS hors de l’Hexagone, évolution de la gamme de produits, remise à plat des projets de diversification, notamment dans les énergies marines et le nucléaire civil, redressement des résultats financiers… Un mois après son arrivée à la tête du groupe naval français, Hervé Guillou, qui a officiellement succédé fin juillet à Patrick Boissier comme président de DCNS, nous fait part de son analyse de la situation et détaille ses ambitions. Cet entretien avec le nouveau patron de DCNS est non seulement l’occasion de découvrir les grandes lignes de la stratégie qu’il va mettre en place, mais également de mieux connaître l’homme. Un passionné de la mer et de l’industrie navale qui a justement commencé sa carrière dans la société qu’il dirige désormais.
MER ET MARINE : Pour vous, c’est une sorte de retour aux sources. Quel est votre état d’esprit à l’heure où vous prenez la tête de DCNS ?
HERVE GUILLOU : Je suis très fier et heureux d’avoir été nommé à ce poste. Je suis un homme de mer et de bateau par mon histoire familiale. L’arrière-grand-père, le grand-père et le père… tout le monde dans la famille a navigué sous différentes formes. C’est sans doute pourquoi, en sortant de Polytechnique, j’ai choisi les métiers de la construction navale. Chez DCNS, j’ai travaillé à Cherbourg sur l’achèvement du sous-marin nucléaire d’attaque Rubis, puis à Nantes-Indret, comme responsable des activités nucléaires et chef de projet de la propulsion du Triomphant. Cette société m’a tout appris pendant mes premières années professionnelles. Mon objectif aujourd’hui est de lui rendre ce qu’elle m’a donné en préparant l’avenir.
Vous avez aussi travaillé à la DGA avant de débuter une longue carrière industrielle…
Oui, à la direction générale de l’armement, j’ai notamment été en charge de suivre le changement de statut de l’ancien GIAT et, à l’époque, nous pensions déjà à celui des arsenaux. J’ai d’ailleurs été un militant de la première heure de l’évolution de DCN vers une vie plus industrielle et internationale.
Après la DGA, j’ai été responsable du programme Horizon, qui était à ce moment là tripartite, avec la France, l’Italie et le Royaume-Uni. Puis j’ai débuté un long voyage dans l’industrie en étant directeur général délégué de Technicatome, d’EADS Space & Transportation et d’EADS Defense & Communication Systems, qui est devenu Cassidian suite à la fusion de différentes sociétés, notamment en France et en Allemagne. L’un des points communs de toutes ces entreprises de défense est qu’elles étaient en pleine évolution et proches des problématiques de souveraineté. De plus, au travers de ces responsabilités, je n’ai jamais vraiment quitté le milieu naval puisque toutes ces entreprises y avaient des activités, comme Technicatome dans la propulsion nucléaire et Space & Transportation avec les missiles balistiques…
Votre carrière est très marquée par l’international…
J’ai en effet passé trois ans à Londres et sept ans à Munich, où se trouve le siège de Cassidian, société à travers laquelle j’étais également co-président d’Atlas Elektronik. A travers ces expériences professionnelles, j’ai eu à gérer de nombreux contrats à l’international, notamment en Arabie Saoudite, au Qatar, en Inde et au Brésil.
Vous retrouvez donc, aujourd’hui, l’entreprise de vos débuts, qui a depuis que vous l’avez quittée énormément changé. Quel regard portez-vous sur cette évolution ?
Je suis bien conscient que DCNS a également fait un long voyage en 25 ans, avec une évolution extraordinaire grâce, notamment, au changement de statut en 2003. Ce fut une évolution fondamentale et nécessaire, qui a totalement changé la vie de la société. Pour autant, elle a su garder des qualités fondamentales, avec une richesse technologique et une maîtrise technique des grands systèmes complexes exceptionnelles. Combien de sociétés dans le monde sont capables de concevoir et réaliser un porte-avions nucléaire, un SNLE et une frégate comme FREMM ? Elles ne se comptent même pas sur les doigts d’une main.
Nous avons aussi la chance extraordinaire, et nous sommes probablement les seuls, à être présents sur tout le cycle du produit. Les activités de maintien en condition opérationnelle sont à ce titre un atout majeur, qu’il faut mettre en avant et dont nous devons mieux tirer parti.
De plus, même si le groupe n’est pas assez international, DCNS a commencé à exporter, avec de beaux succès pour les gammes Scorpène et Gowind.
Quelle est votre feuille de route ?
Il faut poursuivre et accélérer la transformation industrielle de la société, en passant d’une activité très centrée sur les programmes nationaux à une gamme de produits conforme aux attentes des clients partout dans le monde. Face à la réduction des budgets de la défense en Europe, le renforcement à l’international est crucial. Nous devons tout vendre, des grands bateaux, des petits, des services, des équipements… Les prises de commandes à l’étranger sont encore insuffisantes et il faut donner un coup d’accélérateur au développement international, tout comme aux nouveaux métiers. Car DCNS doit avoir en France des relais de croissance pour soutenir le plan de charge de ses sites.
Il est, par ailleurs, crucial que le groupe soit rentable. En juin 2013, les résultats n’ont pas été extraordinaires et cela s’est dégradé en décembre 2013 puis en juin 2014. Face à ces résultats médiocres, nous devons nous mobiliser et reprendre une trajectoire d’amélioration de la rentabilité. Pour y parvenir, ce n’est pas une position défensive que je propose, mais au contraire une stratégie offensive.
Différents facteurs expliquent les mauvais résultats enregistrés par le groupe. L’un d’eux semble lié à l’exécution du programme Barracuda. Est-ce la raison pour laquelle le patron de la division sous-marin a été récemment débarqué ?
La division sous-marins a contribué aux difficultés opérationnelles que nous connaissons aujourd’hui.
A son arrivée à la tête de DCNS, en 2009, Patrick Boissier avait lancé un ambitieux plan de compétitivité destiné à réduire les coûts. Des gains importants ont été réalisés depuis mais, pour améliorer les performances économiques et être compétitif face à une concurrence internationale exacerbée, irez-vous encore plus loin ?
Il faudra poursuivre l’amélioration de la compétitivité de la société et je ne m’en cache pas auprès des partenaires sociaux, que je rencontre notamment à l’occasion des visites que je réalise actuellement dans les différents sites. Il est beaucoup trop tôt pour annoncer des chiffres mais, pour prendre une image que tout le monde comprendra, l’industrie est comme une bicyclette : quand on arrête de pédaler on tombe.
Ce qu’il faut bien avoir à l’esprit, c’est que nous sommes bien moins libres de nos prix qu’on ne l’était il y a 30 ans. En France, nous sommes très contraints par les problématiques budgétaires et à l’international nous sommes face à la concurrence. Or, la réalité du marché international aujourd’hui, c’est que l’on assiste à une guerre des prix, à laquelle nous sommes obligés de participer, tout en demeurant rentables.
Des gains de productivité sont donc à prévoir en interne mais, au-delà, on imagine que vous comptez également sur la sous-traitance pour réduire les coûts et améliorer la compétitivité ?
DCNS était historiquement une société de programmes, qui réalisait les programmes de l’Etat et était délégataire d’une politique d’achat public. Maintenant que nous sommes un industriel, il faut une autre politique et nous allons mener un gros travail sur toute la chaine de valeur, incluant tous les sous-traitants. Nous avons besoin d’une politique industrielle plus construite. On peut s’inspirer de STX, qui a des accords stratégiques avec ses fournisseurs, y compris étrangers. Les sous-traitants de DCNS doivent être plus compétitifs et nous devons les aider à y parvenir. Cela peut par exemple passer par des relations partenariales renforcées ou encore une amélioration des spécifications.
Même si vous souhaitez que DCNS développe des navires plus simples pour mieux les vendre à export, nous y reviendrons plus loin, vous souhaitez aussi mettre l’accent sur les navires de premier rang ?
Nous devons resserrer les rangs sur les programmes emblématiques, c’est-à-dire les navires militaires de premier rang. Cela ne signifie pas que nous n’allons pas faire autre chose, bien au contraire, mais une société ne peut se développer que si elle maîtrise complètement son cœur de métier. La priorité est de maîtriser les grands programmes et assurer leur maîtrise technique et calendaire, ainsi que leur profitabilité.
On vous dit également très soucieux de renforcer le groupe à l’export?
Je préfère le terme de développement international plutôt que l’export, un peu réducteur. Il ne s’agit en effet pas uniquement de vendre des produits à des marines étrangères. Il faut être présent sur place avant, pendant et après. C’est fondamental car le marché de la défense a évolué et les pays ont aujourd’hui des attentes industrielles, une volonté de maîtriser la technologie et de valoriser la supply chain.
Selon vous, l’international n’est plus uniquement une manière de remplir le plan de charge des sites français …
Pendant longtemps, en France, l’export a été vu comme une manière de créer de l’emploi dans les arsenaux et d’amortir les frais généraux du ministère de la Défense. Aujourd’hui, cette approche n’est plus suffisante. Si l’on veut se développer, il faut exister en dehors de l’Europe, en investissant par exemple dans des chantiers, en recrutant localement des équipes de bon niveau, en proposant sur place des solutions d’ingénierie, en nous renforçant sur le MCO... C’est la stratégie suivie par Thales, qui a pris le virage du multidomestique bien plus tôt que nous. Nous réfléchissons donc à la manière dont nous allons organiser notre développement international.
Dans cette perspective, vous annoncez également une évolution de la gamme de produits proposés par DCNS…
Nous devons travailler notre politique à l’international avec des produits adaptés aux besoins et aux concepts opérationnels des marines émergeantes. Dans le domaine des frégates et des corvettes, par exemple, c'est une approche différente en matière d’équipage. Car la réduction significative des équipages par une forte automatisation n’est pas une voie suivie par tous. En fait, peu de marines sont capables de faire naviguer une frégate comme la FREMM avec à peine 100 marins. Nous devons donc revoir les concepts opérationnels des bâtiments que nous proposons.
Dans un certain nombre de régions, par exemple en Asie du sud-est, on constate que le besoin est en fait beaucoup plus fort en matière d’unités de surveillance hauturière qu’en bâtiments de premier rang.
La future frégate de taille intermédiaire, prévue pour succéder aux La Fayette et dont les études doivent débuter au cours de la LPM, peut constituer une réponse à ces besoins ?
La FTI est, en effet, l’une des réponses à cet enjeu et le lancement de ce programme est fondamental dans le cadre de l’adaptation de nos designs aux besoins des marines émergeantes. A côté d’un produit comme la FREMM, nous devons aussi pouvoir proposer des plateformes plus simples et modulaires, sans avoir besoin, à chaque fois, de tout repenser ou réinventer. De ce point de vue, nos bureaux d’études devront avoir une approche plus standardisée.
Sur l’entrée de gamme, à savoir les patrouilleurs conçus aux normes civiles, votre partenariat avec Piriou est toujours d’actualité ?
Bien sûr. Il faut renforcer notre présence dans l’entrée de gamme et, à ce titre, notre alliance avec Piriou au sein de Kership est une démarche très intelligente. Cette nouvelle société devra, rapidement, devenir plus active.
Il est souvent reproché aux industriels français d’avoir du mal à collaborer ensemble dans les grandes compétitions internationales. Avec même, dans certains cas, des concurrences franco-françaises aux conséquences désastreuses. Sans oublier l’interventionnisme de l’Etat sur le marché export. Quel est votre sentiment à ce sujet ?
Nous avons des progrès à faire pour mieux chasser « en meute » au sein d’une équipe de France la plus soudée possible. C’est pourquoi il est impératif que nous renforcions nos liens stratégiques avec les autres grands industriels nationaux, comme Thales et MBDA, mais aussi avec de petits chantiers. Concernant l’Etat, il a évidemment son mot à dire sur certains sujets et soutient dès que possible l’industrie française. Mais on ne peut pas tout attendre de lui et certains ont trop tendance à en appeler à son arbitrage. C’est avant tout aux industriels de se prendre en main pour développer leurs parts de marché à l’international. Et il est nécessaire, comme le font les Allemands, que les Français fassent preuve d’autodiscipline pour ne pas faire le jeu de la concurrence.
Le problème avec les contrats exports, c’est que les pays exigent la plupart du temps des compensations, avec un transfert de technologie permettant de faire travailler les entreprises locales et d’élever leur niveau de compétences. Or, cela se traduit aussi par un manque à gagner pour vos sites français…
L’international va apporter du travail pour notre ingénierie et soutenir le développement de nouveaux produits mais il est vrai qu’il y a un problème de charge en France en raison des obligations de transfert de technologie. C’est pourquoi il faut chercher des relais de croissance pour nos implantations françaises. De ce point de vue, les actions initiées par DCNS dans les énergies marines sont une très bonne idée. Surtout qu’en dehors de la problématique des transferts de technologie, les budgets européens de défense seront durablement contraints et, même si en France l’essentiel a été préservé dans la nouvelle loi de programmation militaire, avec la poursuite de FREMM et Barracuda, les relais de croissance sont nécessaires pour assurer un plan de charge à long terme pour nos sites.
Reste que dans le domaine des énergies marines, DCNS s’est lancé dans beaucoup de domaines très différents : l’hydrolien, l’énergie thermique des mers, le houlomoteur et l’éolien flottant, avec plus ou moins de succès selon les technologies. La diversification dans le domaine du nucléaire civil a quant à elle rencontré des difficultés et a coûté beaucoup d’argent. Comptez-vous, dans ces conditions, abandonner certaines de ces activités de diversification ?
Nous devons élaborer une nouvelle feuille de route concernant nos activités dans les énergies marines et l’exploitation des océans. Cela fait cinq ans que le groupe s’est lancé sur ce secteur. Il faut poursuivre mais nous sommes partis sur tout et il est temps de faire le bilan. C’est la même chose pour le nucléaire civil. Sur tous ces sujets, des audits sont en cours afin de faire le point sur ce qui marche et sur ce qui ne marche pas.
Ces activités représentent de lourds investissements, qu’ils soient financiers ou humains. C’est pourquoi je pense que nous devons concentrer nos efforts sur les bons sujets, là où l’on peut faire la différence. Pour cela, il faut analyser nos capacités techniques et les facteurs de différenciation. En clair, il faut se positionner là où nous pourrons être compétitifs et que nous saurons résister à la concurrence.
Il se dit dans les coursives qu’une réorganisation de la société est à l’ordre du jour. Qu’en est-il et quel calendrier vous êtes-vous fixé ?
J’ai lancé différents audits afin de faire l’état des lieux des affaires les plus urgentes, notamment les sous-marins et le nucléaire civil. Ces audits devraient se poursuivre jusqu’à la mi-octobre. Il nous faudra, d’ici janvier, élaborer un budget 2015 crédible. Et puis, en début d’année prochaine, nous nous attaquerons aux sujets stratégiques pour faire émerger un plan à moyen terme.
DCNS est une entreprise stratégique pour la France du fait de ses savoir-faire dans de nombreux secteurs critiques. C’est une question de technologie mais aussi d’hommes, avec la nécessité de conserver toutes les compétences nécessaires. Est-ce un sujet de préoccupation actuellement ?
DCNS contribue à la souveraineté technologique de la France et est dépositaire d’un savoir-faire unique. Il est de mon devoir d’assurer la pérennité à long terme de ce savoir-faire. Cela nécessite d’investir constamment sur des compétences critiques, par exemple dans le nucléaire.
Tout cela est très fragile, notamment en raison des étalements de programmes, et nécessite donc une vigilance extrême. Ainsi, nous devrons préserver les compétences de Barracuda pour le programme des futurs SNLE. Car on met 30 ans à construire des équipes et il ne faut que quelques années pour les perdre, comme d’autres l’ont amèrement constaté.
La problématique est d’autant plus forte que DCNS est un systémier et un intégrateur, ce qui implique de maîtriser un champ de compétences extrêmement large qui va de la coque à l’armement, en passant par la propulsion, l’hydrodynamique, la guerre électronique, les télécommunications… Dans le même temps, il faut aussi répondre à de nouveaux enjeux, comme la cybersécurité, la connectivité et les drones.
On parle beaucoup, actuellement, du projet de nouvelles frégates pour l’Arabie Saoudite, qui pourrait acquérir jusqu’à six FREMM. Etes-vous confiant ?
Je peux simplement vous dire que nous attendons des discussions approfondies sur le renforcement de la coopération avec l’Arabie Saoudite dans le domaine naval. Nous travaillons dur pour que la volonté de coopération, qui est réelle, se traduise rapidement par une commande de FREMM. L’objectif est de lancer des discussions concrètes à l’occasion d’Euronaval.
L’autre grand sujet brûlant du moment est celui des BPC russes, en construction à Saint-Nazaire sous la maîtrise d’œuvre de DCNS. Redoutez-vous que la livraison de ces bâtiments soit empêchée par un renforcement des sanctions européennes à l’encontre de la Russie ?
Je suis un industriel, j’ai un contrat que j’exécute et si les autorités de mon pays me donnent des instructions contraires je les suivrai.
Cela nous emmène à vos relations avec STX France, qui est en vente. Quel est votre avis sur le sujet ?
Je ne souhaite pas m’exprimer sur la vente des chantiers de Saint-Nazaire. Ce que je peux vous dire c’est que grâce à Patrick Boissier, nous avons un accord stable avec STX, qui est chargé de réaliser les grandes coques alors que nous avons l’exclusivité de la commercialisation dans le naval militaire. Je veillerai à ce que ces accords restent stables, tout comme la qualité de la coopération que nous avons, quelque soit le nouvel actionnaire de STX.
Terminons par l’Europe et la consolidation de son industrie navale. Un mouvement que de nombreux politiques et industriels ont mainte fois appelé de leurs vœux mais qui reste pour l’heure au point mort. Quelle est votre stratégie en la matière ?
Nous resterons attentifs à ce qui se passera en Europe en matière de consolidation de l’industrie. Mon devoir est d’être prêt lorsqu’une opportunité se présentera. Je n’ai aucune idée du moment où cela pourrait intervenir, mais les fenêtres sont souvent très étroites. S’il ne sert à rien de faire de grands plans manichéens, je suis en revanche convaincu que nous devons ouvrir l’éventail des opportunités et être très flexible sur la façon de faire.
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Propos recueillis par Vincent Groizeleau © Mer et Marine, septembre 2014