Superposer, à ce que l’on voit, des images et données numériques. C’est ce que l’on appelle la réalité augmentée, technologie désormais suffisamment avancée pour permettre son déploiement prochain dans la construction navale française. La réalité augmentée est l’une des briques technologiques de l’ « usine du futur », sur laquelle travaillent industriels et laboratoires, notamment dans le cadre des projets de R&D menés sur le Technocampus Ocean, situé près de Nantes. Il s’agit notamment, grâce à la robotisation et la numérisation des moyens de production, de gagner en compétitivité.
En matière d’outils numériques, la France est en pointe et bénéficie d’un écosystème très actif de sociétés spécialisées. Alors que Dassault Systèmes s’est par exemple imposé comme l’un des leaders mondiaux de la conception et de la gestion du cycle de vie d’objets complexes, avions et navires notamment, un certain nombre de PME innovantes, comme Clarté ou Diota, se sont faites une spécialité de la réalité virtuelle et de la réalité augmentée.

Utilisation de la réalité virtuelle pour les sous-marins à Cherbourg (© DCNS)
L’essor du numérique
On savait en particulier le chantier STX France de Saint-Nazaire sur les rangs pour développer l'emploi de la réalité augmentée dans ses ateliers et sur les navires, mais c’est aussi le cas de DCNS. Le groupe, qui a conçu totalement en numérique ses premières frégates à la fin des années 90 (programme Sawari II) et dispose depuis 2005 de salles de réalité virtuelle pour valider l’ergonomie des locaux et le positionnement des équipements, travaille depuis un certain temps sur cette nouvelle technologie. Sur le plan opérationnel, il s’agit de faciliter la gestion des informations et l’analyse de la situation tactique dans les passerelles et centraux opérations des futurs navires. Mais le groupe a aussi entrepris d’utiliser la réalité augmentée pour la construction puis la maintenance de ses navires. Et l’avenir est déjà palpable puisque des tests sont actuellement en cours sur des sections de frégates et de sous-marin. C'est l'ultime préalable à l’intégration, pour de bon, de cet outil moderne dans les process de construction. « Il s’agit de mettre à disposition des opérateurs, à bord des navires ou en atelier, des données numériques appropriées lors des phases de montage, de contrôle, de maintenance ou de manutention », explique Yann Bouju, responsable de projets réalité virtuelle et augmentée à DCNS.
Confronter le réel au virtuel
Concrètement, l’opérateur dispose d’une tablette tactile équipée d’une caméra qui permet de superposer sur une maquette 3D l’image de l’élément en cours de construction ou de montage. L’image réagit en temps réel aux mouvements de l’utilisateur. « Des algorithmes spécifiques identifient par les exemple les points de saillance pour déterminer l’angle de vision et afficher les augmentations (images numériques, ndlr) correspondantes. Le système s’adapte donc aux mouvements de l’opérateur et superpose en temps réel les données virtuelles sur les images du monde réel provenant de la caméra ». En un coup d’œil, on voit très précisément l’emplacement des câbles, tuyaux, supports et autres équipements déjà installés ou qui doivent l’être.

(© DCNS)
Mieux s’y retrouver et limiter les erreurs
En comparant la réalité à la maquette numérique, on peut par exemple facilement vérifier que le montage a été bien effectué et contrôler l’état d’avancement des travaux. La réalité augmentée permet aussi, pour les équipes de terrain, d’anticiper certaines opérations délicates, surtout dans des environnements à l’espace souvent restreint et dense en équipements, avec la présence d’enchevêtrements et de réseaux complexes. «L’incrustation de l’image en réalité augmentée permet de visualiser les éléments futurs à monter et de vérifier si les éléments ont été posés correctement. Cette technologie sera d’une grande utilité dans les phases amont du montage, par exemple pour les carlingages, qui supportent des équipements soudés, boulonnés ou collés. Puis lors de l’intégration des équipements, avec souvent des chevauchements de tuyaux et câbles qu’il faut bien positionner, ou encore des objets, comme des armoires électriques, qui sont différents mais se ressemblent beaucoup. La réalité augmentée permettra de s’assurer qu’il n’y a pas d’erreur ».
L’opérateur pourra également réaliser des captures d’écran afin d’illustrer son rapport et, ainsi, faciliter l’intervention ultérieure des équipes sur le chantier.

(© DCNS)
Faciliter les échanges d’informations
L’un des principaux objectifs est d’améliorer les process de construction, avec à la clé une réduction des délais mais aussi des erreurs, qui nécessitent des reprises chronophages et génèrent des surcoûts. Il s’agit, aussi, d’accroître les échanges entre les sites de construction, les bureaux d’études et les responsables des projets. « La numérisation du travail permet d’apporter les données au plus près du terrain et, à terme, de permettre des remontées plus rapides d’informations. Nous allons ainsi, à l’avenir, profiter d’une chaîne numérique complète permettant de renforcer la maîtrise de la conception et de la fabrication, tout en accélérant l’exécution ».
Le socle de cette nouvelle méthode de travail est, bien entendu, la maquette virtuelle du navire. Celle-ci est réalisée à partir de puissants logiciels de PLM (product life management), qui permettent un travail collaboratif et une gestion numérique du projet dans le long terme, sur l’ensemble de son cycle de vie, de la conception au démantèlement, en passant par les phases de maintenance. « Le PLM permet de nourrir l’application de réalité augmentée et bénéficiera de la richesse de l’information enregistrée directement sur le terrain ».
Une application développée avec Diota
Pour adapter ce nouvel outil à ses propres besoins, DCNS s’appuie sur le savoir-faire de Diota, une PME française spécialisée dans la conception de logiciels de réalité augmentée pour l’industrie. Les deux partenaires travaillent ensemble au travers du projet de R&D coopératif NASIMA. Celui-ci doit notamment déboucher sur une plateforme logicielle et matérielle dédiée à l’utilisation de la réalité augmentée sur les sites industriels, dont la mise sur le marché est prévue dans les deux ans. Avec à la clé une application permettant aux opérateurs et intervenants impliqués de disposer des informations indispensables à la bonne réalisation de leur tâche, via des supports tels que tablettes tactiles, lunettes 3D ou encore des systèmes de projection… « Le métier de Diota consiste à réfléchir à l’industrialisation d’un produit pour répondre aux contraintes des entreprises. Dans le cas présent, nous adaptons leurs solutions à nos cas d’usage, qui sont intégrés les uns après les autres suite au retour d’expérience du terrain », précise Yann Bouju.
Pour cela, l’application est actuellement en test sur deux blocs de l’une des nouvelles frégates multi-missions (FREMM) en cours de construction à Lorient. Et il en est de même, à Cherbourg, avec un tronçon représentatif des contraintes d’un sous-marin.

Assemblage des FREMM à Lorient (© DCNS)
Intégration sécurisée au système d’information
Pour des questions techniques, une coque métallique en construction n’étant pas un univers favorable aux communications sans fil, mais aussi pour d’évidentes raisons de sécurité informatique, les systèmes Wifi ne devraient pas être utilisés. « La sécurisation des échanges de données est évidemment un enjeu primordial et le système ne doit pas présenter de faille permettant un piratage. C’est pourquoi nous imaginons plutôt de charger, depuis un poste fixe et sécurisé, les données nécessaires sur l’outil de réalité virtuelle utilisé, puis à l’issue de l’intervention décharger les informations recueillies ». Des données qui vont transiter via le système d’information de DCNS, dont la direction des services informatiques est très impliquée dans le projet. « La technologie de réalité augmentée est aujourd’hui mature, le principal défi étant désormais son intégration dans notre système d’information en vue d’un déploiement en masse sécurisé. Il faut notamment transformer les données extraites pour qu’elles soient utilisables. Les architectes de la DSI sont donc en train de travailler pour développer des interfaces nécessaires et anticiper les futurs déploiements de la réalité augmentée ».
Déploiement prévu dans les trois ans
Après la phase de R&D puis les tests in situ, on anticipe chez DCNS un premier déploiement de la réalité augmentée d’ici 2020. « Nous visons un usage aussi bien chez les monteurs que chez les contrôleurs dans les trois années qui viennent ». Pour l’heure, c’est la tablette tactile qui va inaugurer cette nouvelle manière de travailler. Mais cela pourrait rapidement évoluer vers l’emploi de casques de réalité virtuelle, et pourquoi pas à l’avenir de lunettes, qui offriront l’avantage de laisser les mains libres à celui qui s’en sert. « Nous sommes aujourd’hui sur la tablette tactile car c’est un moyen fiable et robuste. Pour le moment, les casques disponibles n’offrent pas une aussi bonne superposition des informations virtuelles et réelles. Mais la technologie évolue très vite et il faudra voir à quel moment les casques auront atteint la maturité permettant une utilisation dans l’industrie. Nous suivons évidemment cela de très près et les nouveaux dispositifs, quand le moment sera venu, seront confrontés à nos cas d’usage et intégrés dans le process ».

(© DCNS)
Les équipes de terrain très « demandeuses »
Dans les ateliers et formes de construction de DCNS, où les outils high-tech ne sont donc plus réservés aux ingénieurs, les retours des personnels testant ces nouveaux dispositifs sont très bons selon Yann Bouju : « Les équipes s’approprient les outils et sont très demandeuses, toutes générations confondues. Il faut dire que c’est un vrai pas en avant et c'est valorisant pour tout le monde de participer à l’arrivée d’une nouvelle technologie dans différents métiers. Et, dans ce cas, avoir de la high-tech en travaillant le métal, c’est une belle révolution ».

(© DCNS)
Cap sur le MCO
Après la construction, l’étape suivante sera, naturellement, le maintien en condition opérationnelle. « Les avantages de la réalité augmentée sont évident pour la maintenance, qui nécessite de démonter et remonter des équipements. On peut donc, avant et pendant les arrêts techniques, pré-visualiser et anticiper les opérations, puis comme au neuvage suivre l’avancement des travaux et vérifier qu’ils sont correctement réalisés ». A cet effet, les équipes de la division Services de DCNS sont déjà mobilisées et s’apprêtent, dans les mois qui viennent, à tester la réalité augmentée pour le MCO des bâtiments de la Marine nationale.

Frégate en arrêt technique (© MARINE NATIONALE)