Lancée en juin 2015 suite à un vif émoi de l’opinion publique après une série de dramatiques naufrages en Méditerranée, l’opération européenne Sophia (EUNAVFOR Med) de lutte contre le trafic de migrants partant depuis les côtes libyennes est opérationnelle depuis deux ans. L’occasion de faire le point avec le contre-amiral Luc-Marie Lefebvre, qui a assumé ces six derniers mois la fonction de commandant adjoint de Sophia.
MER ET MARINE : Pouvez-vous nous rappeler dans quel cadre s’inscrit l’opération européenne Sophia ?
CA LEFEBVRE : Sophia est née d’un évènement très médiatisé qui a vu la mort de plusieurs centaines de migrants au large de Lampedusa au printemps 2015. Face au drame et à l’urgence, l’Union Européenne a mis en place un plan en 10 actions, dont cette opération, la seule purement militaire. Elle s’inscrit donc dans un cadre bien plus large comprenant d’autres actions, essentiellement civiles, relevant de différents domaines, diplomatiques, sécuritaires ou encore économiques. L’ensemble vise à soutenir un processus global, long et complexe, crucial pour une migration mieux contrôlée et conforme aux droits de l’Homme, passant par la stabilisation de la Libye et par un soutien aux pays d’origine et de transit des migrants. La restauration d’une stabilité politique et sécuritaire est en effet impérative pour reconstruire le tissu économique et social qui permettra aux diverses populations de pouvoir rester dans leurs pays. C’est donc une action globale que mène l’UE face à cette problématique de la migration et Sophia n’est qu’un élément du puzzle.
On s’est interrogé il y a quelques mois sur la pertinence du maintien de cette opération mais les lignes semblent avoir bougé ?
Nous agissons dans le long terme, en appui d’une reconstruction politique en Libye, qui se situe elle-même dans un ensemble régional très fragile que nous devons par ailleurs soutenir. Comme chaque année pour les opérations de l’UE, nous achevons en ce moment même la revue stratégique de Sophia qui fait le bilan de notre action et s’interroge sur l’avenir. Elle est en phase finale de rédaction et les conclusions ne sont pas diffusables mais ce qu’on peut dire, c’est que compte tenu de l’évolution du phénomène migratoire et du niveau de contrôle encore très faible de ce phénomène en Libye, Sophia sera sans doute reconduite dans ses modalités actuelles, et probablement jusqu’en décembre 2018. Mais cela reste soumis à l’accord des nations membres et à la décision que devrait prendre ce mois-ci le Conseil européen.
La durée du mandat de l’opération pourrait également être plus longue ?
Il est en effet proposé d’étendre la durée de son mandat en la faisant passer d’un an à un an et demi. Il faut réaliser que l’action de l’UE est multifacettes et que de l’amélioration de la situation sécuritaire dépend le déploiement et le bon déroulement sur le territoire libyen d’autres initiatives qui elles aussi demanderont du temps, par exemple en matière de conseil et d’aide au développement afin de reconstruire la Libye très affaiblie.
Sophia est régulièrement critiquée pour, disent certains, son bilan assez maigre. Qu’en dites-vous ?
Je me fonde sur un constat. Les résultats, sans être significatifs, sont loin d’être négligeables. En deux ans, les bâtiments engagés dans l’opération ont détruit 450 bateaux vides ayant servi au transport de migrants, ce qui a permis de réduire notablement les moyens des trafiquants. Car ces derniers sont affaiblis par la perte de ces embarcations, qu’ils cherchent à récupérer pour les réutiliser et qui, si elles sont laissées à l’abandon, reviennent vers la côte libyenne en raison des courants que l’on trouve dans cette région. En détruisant les bateaux, nous faisons donc peser une forte contrainte sur le trafic en termes de planification mais aussi sur le plan financier puisque les réseaux sont obligés de combler les pertes en rachetant des embarcations.
La destruction de ces 450 bateaux a donc permis d’éviter l’arrivée de dizaines de milliers de migrants sur les côtes européennes ?
Un pneumatique, c’est entre 100 et 200 personnes à bord alors qu’un ancien bateau de pêche en bois, recyclé pour ce trafic, peut contenir jusqu’à 800 personnes. Si l’on prend ne serait-ce que 200 personnes de capacité moyenne, on peut dire que nous avons, en détruisant ces 450 embarcations, empêché qu’elles repartent de Libye avec 90.000 personnes à leur bord. C’est un chiffre important, à comparer aux 180.000 migrants qui sont arrivés en Sicile et au sud de la botte italienne en 2016.
Même si ces embarcations détruites ont été probablement remplacées, ce renouvellement n’a pas été immédiat et a fortement gêné les trafiquants.
Les bâtiments engagés dans Sophia ne peuvent pour l’heure intervenir que dans les eaux internationales. Opérer plus prêt de la côte demeure indispensable pour plus d’efficacité ?
Il est clair qu’il faudrait détruire encore plus de bateaux et une intervention dans les eaux territoriales libyennes serait un atout indéniable. Mais pour que des moyens étrangers interviennent en Libye, il faut l’accord des autorités libyennes et une résolution des Nations Unies. Pour le moment, les autorités libyennes n’en font pas la demande. Mais Dès que le gouvernement libyen, qui veille à sa souveraineté, se sentira suffisamment soutenu par sa propre population, il pourra alors proposer aux unités des nations européennes d’entrer dans ses eaux territoriales et pourquoi pas de travailler ensemble, s’il le faut jusque sur la bande côtière afin de frapper plus directement les réseaux et les infrastructures des trafiquants.
En attendant, Sophia a vu en octobre dernier, suite à une résolution de l’ONU, son mandat étendu à deux nouvelles missions : la participation active au respect de l’embargo sur les armes en Libye et la formation des garde-côtes libyens. Où en est-on actuellement ?
L’embargo vise à éviter la prolifération des armes sur le territoire libyen et à faire en sorte que les milices ne puissent plus s’approvisionner correctement. Cela participe directement aux actions visant à améliorer la sécurité dans le pays et ainsi mettre en place les conditions et l’aide internationale permettant son redressement.
Le contrôle de l’embargo par les bâtiments de Sophia, qu’il s’agisse d’armes venant de pays extérieurs ou de matériel transitant par voie maritime entre deux points du pays, constitue un élément dissuasif fort. Nous occupons ostensiblement les approches maritimes libyennes et, depuis octobre 2016, nous avons interrogé près de 700 navires transitant au large des côtes libyennes. Plus d’une quarantaine de fois une équipe de visite s’est rendue sur un bateau, et nous avons réalisé deux saisies d’armes.
C’est peu…
Oui et cela tient sans doute à plusieurs raisons. D’abord la présence et la pression très ostensibles que nous opérons sur zone et qui désorganise probablement les flux habituels, mais aussi le fait que le trafic d’armes en Libye est essentiellement terrestre. Il faut en effet se souvenir qu’en 2011, après la chute de Kadhafi, des milliers de tonnes d’armes et de munitions constituant une réserve considérable ont été disséminées partout sur le territoire. Nous restons vigilants sur les côtes libyennes et surveillons très attentivement tout trafic maritime illicite venant potentiellement de l’extérieur.
Et concernant la formation des garde-côtes ?
L’autre tâche additionnelle qui nous a été confiée en octobre 2016 vise à renforcer la capacité de l’administration libyenne à lutter contre les trafiquants dans ses eaux territoriales. Cela comprend une formation cordonnée par Sophia avec le soutien de différents organismes, comme Frontex, le HCR, l’UNSMIL, l’OIM et parfois des ONG. Une première phase, terminée aujourd’hui, a porté sur un entrainement basique, par exemple sur la mise en œuvre d’un bateau, et doit être complétée par deux autres phases orientées sur des sujets comme le respect des droits de l’homme et du genre humain, ainsi que la manière de prendre en compte les migrants. L’objectif est d’aboutir à une formation globale des garde-côtes libyens pour qu’ils agissent dans un cadre légal reconnu et conforme aux règlements internationaux.
Cette formation des garde-côtes libyens semble pourtant rencontrer quelques difficultés…
Nous avons achevé en février la formation de 93 garde-côtes libyens sur le « training package 1 ». Le « training package 2 », qui a débuté dans des centres à terre en Grèce et à Malte pour 40 personnes, doit se poursuivre, toujours à terre, en Espagne et en Italie (Tarente et La Maddalena). Il est vrai que le processus a du mal à continuer. Notre cible, arrêtée avec les responsables de la garde-côte libyenne était pour cette deuxième phase d’environ 500 personnes à former. Nous n’avons pour l’heure qu’une quarantaine de militaires formellement identifiés pour la suite du programme de formation. Mais ces garde-côtes libyens sont toujours en attente de départ, le gouvernement libyen se disant dans l’impossibilité d’assumer financièrement les frais supplémentaires lies au séjour à l’étranger de ces agents. Des solutions sont en cours d’étude à Bruxelles, en concertation avec les représentants libyens.
SOS Méditerranée et Médecins sans frontières, qui font partie des ONG déployant des navires portant secours aux migrants dans le secteur, ont dénoncé fin mai l’attitude agressive des garde-côtes libyens lors d’une opération de sauvetage. Qu’en pensez-vous ?
Nous sommes très attentifs aux informations que font remonter les ONG, mais aussi Frontex, les garde cotes italiens, la force navale italienne de l’opération Mare Sicuro, la force navale de l’OTAN lorsque celle-ci travaille au large de la Libye... S’agissant des ONG, même si nos objectifs sont différents, opérant dans les mêmes zones nous sommes amenés à échanger et à nous coordonner. Les 8 et 9 juin, un forum, piloté par Sophia, a rassemblé un grand nombre d’es acteurs militaires et civils concernés par le phénomène migratoire en Méditerranée centrale, dont bien sûr des ONG. Ce forum a permis des échanges fructueux sur les objectifs et les modes opératoires de chaque acteur dans les approches maritimes libyennes, ceci afin d’éviter les incompréhensions et discuter la manière de travailler ensemble, tenant compte des objectifs de chacun.
Concernant l’évènement que vous évoquez, il suscite des réflexions et nous fait nous interroger mais, en l’état, nous ne sommes pas en mesure d’établir s’il s’agissait de garde-côtes ou d’autres individus. De même, on ne sait pas si les actes évoqués faisaient partie d’une manœuvre pour affirmer l’autorité, qui peut impliquer des comportements considérés comme durs, ou s’il y a eu un usage incontrôlé de la force.
Ce que je peux affirmer en revanche, c’est qu’en lien avec la nouvelle mission qui nous a été confiée en octobre, la formation des garde-côtes libyens a notamment pour objectif que ceux-ci agissent dans le respect du le bon usage de la force et dans le respect des migrants et des acteurs tiers opérant dans la zone.
Sophia a également permis de sauver de nombreux migrants et également d’interpeler des passeurs…
Sophia est une opération militaire et je rappelle que nous ne sommes pas une mission de sauvetage de migrants. Mais bien entendu, lorsque nous détectons dans le cadre de notre mission une embarcation chargée de migrants en détresse, conformément au droit international nous alertons le MRCC de Rome, qui va coordonner le sauvetage en fonction des moyens disponibles sur la zone. Nous apportons ainsi notre concours et avons, depuis le début de l’opération, secouru 37.000 personnes, ce qui représente environ 10% des sauvetages sur les deux années passées. Parmi les personnes secourues, nos équipages ont identifiés des présumés passeurs. A ce titre, 110 personnes ont été depuis deux ans remises aux autorités judiciaires italiennes. Ce traitement en justice participe à la fragilisation des réseaux.
Les passeurs que vous interpelez ne constituent néanmoins que les petites mains, pas les gros bonnets. La fragilisation des réseaux est donc assez relative…
C’est vrai, mais comme pour tous trafics, à l’image du trafic de drogue, la piétaille peut permettre de comprendre les réseaux et de remonter parfois aux chefs.
Fin 2016, suite à un accord avec l’Union Européenne, la Turquie a pris des mesures afin de faire cesser le flux de migrants qui passait par son territoire. On redoutait alors que les départs depuis la Libye augmentent. Qu’en est-il ?
L’accord avec la Turquie a eu un effet quasi-immédiat pour bloquer le flux arrivant de ce pays. Depuis, 90% du flux migratoire maritime vers l’Europe passe par la Méditerranée centrale. Malgré ce fort pourcentage, nous n’avons pas constaté de déviation vers l’Egypte et la Libye du flux passant initialement par l’Asie mineure. Nous constatons cependant que le flux en Méditerranée centrale est pour d’autres raisons en augmentation d’environ 20%, si l’on compare les six premiers mois de l’année 2017 et les six premiers mois de 2016.
Les nationalités des migrants partant de Libye évoluent-elles ?
Tout à fait et de manière assez significative. Les Somaliens, qui ont longtemps été très nombreux, ne font plus partie aujourd’hui des 10 principales nationalités. En revanche, les migrants venant d’Afrique saharienne constituent toujours l’essentiel du flux, avec une présence en augmentation des Marocains. On voit aussi se développer de nouveaux flux en provenance d’Asie : Les Bangladais sont ainsi devenus la seconde nationalité parmi les migrants, derrière les Nigérians.
Au lancement de l’opération il y a eu jusqu’à une dizaine de bâtiments européens et de nombreux aéronefs engagés dans Sophia. Ces effectifs ont depuis largement baissé. Sont-ils suffisants ?
Aujourd’hui, nous pouvons compter théoriquement sur cinq bateaux ce qui signifie une permanence sur le théâtre de trois à quatre bâtiments seulement, compte tenu des escales techniques, des allers-retours sur les ports de débarquement de migrants lorsqu’une unité a participé à une action de secours SOLAS. Nous pouvons aussi compter en moyenne sur un vol d’aéronef par jour. C’est peu, surtout si l’on souhaite être plus performant en termes de destruction de bateaux vides, mais aussi maintenir une permanence dans les zones susceptibles de voir se développer le trafic d’armes et munitions. Cela sur une zone comprenant environ 1000 nautiques de ligne côtière.
Pour mieux tenir notre mission actuelle, il nous faudrait évidemment plus de moyens, des avions pour détecter les embarcations utilisées par les passeurs et des bâtiments pour les détruire, pour éviter qu’elles retournent dans le cycle de la migration, en le faisant de façon plus rapide et plus systématique qu’aujourd’hui afin d’étouffer plus durablement le trafic.
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Interview réalisée par Vincent Groizeleau, © Mer et Marine, juin 2017