Quand on est en situation de faiblesse, mieux vaut afficher une image plus impressionnante que la réalité pour intimider l’adversaire. Dans la nature, les cas sont légion et, la semaine dernière, les Britanniques ont offert un bel exemple de cette stratégie. Volontairement ou non, militaires et industriels sont parvenus outre-manche à faire passer auprès des medias anglais et internationaux un simple concept ship pour ce qui constituerait l’ossature de la Royal Navy dans 35 ans. On ne sait pas si tel était le but recherché initialement mais force est de constater que tel est le message distillé dans les colonnes de journaux et sites Internet ébahis. Car, si certains ont fait preuve de prudence, nombreux sont ceux qui présentent l’idée comme une future réalité, n’hésitant pas à affirmer, peut-être pour que le sujet soit plus « vendeur » auprès du lectorat, que le bâtiment naviguera dans les prochaines années.

(© : STARTPOINT)
Un concept intéressant mais un bateau qui restera virtuel
La vérité est, bien entendu, très différente mais on peut comprendre l’emballement qui entoure la présentation du Dreadnought 2050, soutenue par une communication savamment orchestrée. Il est vrai que ce bateau futuriste constitue un beau travail d’imagination et d’anticipation. C’est d’ailleurs le propre des concept ships, ces navires de papier dont l’unique but est de réfléchir à ce que pourraient être les bâtiments dans quelques décennies. On notera à ce propos qu’en raison de l’évolution rapide de la technologie, les ingénieurs et architectes préfèrent généralement ne pas essayer de voir au-delà de 20 ou 25 ans, aller au-delà étant considéré par beaucoup comme trop aléatoire ou relevant purement et simplement de la vision dans une boule de cristal.
Travail collaboratif entre ministère, militaires et industriels
Avec Dreadnought 2050, les Britanniques ont donc tenté l’expérience en se projetant plus loin et, s’il faut clairement relativiser la capacité du concept à voir le jour, il n’en demeure pas moins, comme tout exercice du genre, très intéressant et porteur de réflexion au sein des communautés militaires et navales. L’étonnant design dévoilé lundi est le fruit d’un travail collaboratif mené au sein de Startpoint, une nouvelle entité créée par le ministère britannique de la Défense pour rassembler autour de ses experts en défense navale des militaires et industriels. Avec pour objectif de réfléchir à des solutions innovantes dans un contexte budgétaire très contraint, au travers de projets à court terme comme de recherches à horizon bien plus lointain.
Hommage à la révolution du Dreadnought il ya un siècle
C’est donc le cas ici avec une démonstration de communication assez inhabituelle dans le secteur naval. Le nom du concept assure à lui seul le marketing, Dreadnought faisant référence au célèbre cuirassé britannique qui, en 1906, a révolutionné les flottes de ligne en introduisant le calibre unique pour l’artillerie principale et un nouveau mode de propulsion basé sur la turbine à vapeur.
La quête du bateau invisible
Selon les architectes, ingénieurs et militaires qui ont planché sur le Dreadnought 2050, l’image de ce que serait donc son successeur dans 35 ans est un trimaran extrêmement furtif doté d’une coque en composite à haute résistance employant notamment du carbone (graphène) et de l’acrylique, avec un revêtement renvoyant la lumière, ce qui permettrait de rendre le bateau « invisible ». Ce destroyer futuriste adopte des formes et matériaux permettant de minimiser sa surface équivalente radar, les senseurs étant intégrés aux superstructures. Il est également prévu un système de ballasts pour permettre à la plateforme de s’enfoncer dans l’eau et, ainsi, d’être moins détectable, alors que la navigation en transit et en allure maximale se fait en mode classique pour bénéficier des performances du design multicoque.

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Réacteurs à fusion
Côté propulsion, le bâtiment disposerait d’hydrojets et il signerait, selon la presse britannique, le retour du nucléaire puisque sont évoqués des réacteurs à fusion pour fournir l’énergie, dont les besoins seraient très importants, comme on le verra plus loin.

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Les radars embarqués sur un gros drone aérien
L’un des aspects les plus étonnants du Dreadnought 2050 réside dans la protubérance surplombant la superstructure. Les ingénieurs britanniques ont imaginé qu’une partie de l’électronique, y compris les radars, soit déportée sur un gros drone aérien relié à la plateforme par un câble assurant la transmission d’électricité et de données. L’engin serait installé sur une tour support au dessus du navire lorsqu’il n’est pas en vol. Alors que ce concept permettrait d’accroître la portée de détection en plaçant des senseurs en altitude, des armes pourraient même intégrer le drone afin d’offrir une nouvelle dimension en matière d’autodéfense.

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De nouvelles technologies pour l’armement
Concernant les capacités offensives, le Dreadnought 2050 serait doté d’une collection de nouvelles technologies, dont certaines nécessitent un apport d’énergie considérable. C’est le cas en particulier du laser ou encore du canon électromagnétique (la poudre servant à propulsé les obus est remplacée par une impulsion électrique) à très longue portée, avec des munitions dirigées d’une portée de plusieurs centaines de kilomètres. Des missiles antinavires supersoniques pouvant évoluer à Mach 5, ainsi que des torpilles capables de filer à 300 nœuds ont également été imaginés pour équiper le destroyer.

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Emploi massif des engins sans pilote
Le Dreanought 2050 consacrerait par ailleurs l’emploi massif des engins sans pilote. Au-delà du gros drone déjà évoqué, le bâtiment compte un vaste espace extérieur permettant de déployer toute une flottille d’UAV, y compris au moyen de plateformes escamotables. Ces drones aériens sont destinés aux missions de surveillance, de reconnaissance, de pistage et d’attaque grâce à l’emport de senseurs et effecteurs. On notera que la plateforme donne sur un hangar qui pourrait même être doté d’une petite usine de fabrication de drones, les ingénieurs estimant que l’évolution des technologies d’impression 3D pourra alors être utilisée pour fabriquer sur place des engins et, ainsi, disposer de consommables ou d’une capacité de remplacement d’unités perdues.

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L’arrière de la coque centrale du trimaran intègre, pour sa part, un grand hangar communiquant directement avec la mer. Y seraient logés des embarcations rapides et des drones de surface, ainsi que des drones sous-marins, par exemple pour la guerre des mines et le renseignement. La mise à l’eau des AUV n’imposerait pas l’ouverture du hangar puisque ce dernier serait équipé d’une ouverture sous la coque, reprenant le concept de moonpool très utilisé dans l’offshore pour faciliter le déploiement des robots sous-marins.

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Automatisation poussée au maximum
Sur ce concept ship, l’automatisation est poussée au maximum. Ainsi, les ingénieurs britanniques estiment que le Dreadnought 2050 pourrait être mis en œuvre par un équipage limité à seulement 50 marins, quant il en faut aujourd’hui plus de 200 pour armer un destroyer. Les militaires disposeraient d’une multitude d’automates permettant de remplacer la main d’œuvre humaine et renforçant l’aide à la décision. Dans cette perspective, la passerelle intègre des technologies de réalité augmentée, avec des écrans tactiles translucides ainsi que des projections visuelles de la situation tactique et des différentes options offertes aux opérateurs. L’ensemble serait géré par un système de combat surpuissant capable de contrôler et coordonner l’action des senseurs et de l’armement, de manière autonome ou dans un environnement très élargi. Il serait ainsi possible, grâce aux moyens de communication modernes et au satellite, de travailler complètement en réseau (vision partagée) et mettre en œuvre, au sein d’une force navale ou interarmées, le concept de tir collaboratif (un navire emploie ses armes sur la base des informations transférées par un autre).

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Des briques technologiques à différents stades de maturité
Comme tous les concept ships, le Dreadnought 2050 combine donc des technologies du futur et des innovations récentes. Certaines sont en cours de développement, voire opérationnelles, comme les drones aériens et sous-marins, qui ne cessent de gagner en capacités et en efficacité. En revanche, l’emploi du gros drone avec ses senseurs doublés éventuellement d’armement laisse un peu dubitatif. Reprenant quelque part l’idée des dirigeables d’antan, ce concept parait très bon sur le papier mais se heurte à des contraintes opérationnelles fortes lors des évolutions nautiques.
Concernant les autres technologies présentées, certaines sont en train de voir le jour, comme l’impression 3D, qui en arrive au stade de l’utilisation industrielle. D’autres sont en cours d’expérimentation, à l’image des armes à énergie dirigée. Le laser a déjà été testé en conditions réelles par l’US Navy, mais nécessite encore d’importants développements avant de pouvoir éventuellement se substituer à l’artillerie et au missile. Le canon électromagnétique poursuit également ses tests, d’abord en laboratoire, puis sur des pas de tir (BAE Systems participe notamment à un programme de ce type), mais son embarquement sur des navires n’est pas encore pour demain (pas plus que des obus d’une portée équivalente à celle des missiles de croisière, comme évoqué par les pères du Dreadnought 2050).

(© : STARTPOINT)
Avant cela, il faudra notamment solutionner la problématique de l’énergie, ce type d’armes nécessitant une production électrique colossales et des capacités de stockage qui ne sont pas encore disponibles malgré l’évolution des technologies liées aux batteries. Côté propulsion, le développement d’un réacteur à fusion n’est pas impossible, mais pas encore gagné. On se rappelle en effet que le groupe américain Lockheed-Martin a affirmé il y a quelques mois qu’il pensait être capable, d’ici une dizaine d’année, de produire et commercialiser ce type d’équipement. Avant d’y parvenir, il faudra lever un certain nombre de verrous technologiques, produire cet équipement à un coût acceptable et réussir à convaincre une opinion publique de plus en plus rétive au nucléaire.
Pour ce qui est des nouveaux matériaux de construction, les recherches se poursuivent et, ces dernières années, d’importants progrès ont été réalisés en matière de composites. Toutefois, on parle ici d’un grand bâtiment de combat, appelé à évoluer en première ligne avec de très fortes contraintes et menaces. Il doit par conséquent être structurellement très robuste et bénéficier de capacités de résistance aux avaries significatives. Remplacer le traditionnel acier par du composite sur un bateau de cette taille avec des caractéristiques militaires est aujourd’hui impossible. Ce sera peut être le cas demain mais, pour les unités réellement combattantes, avant de convaincre les marins d’abandonner la tôle pour du « plastique », si évolué soit-il, un long chemin reste à parcourir.
Enfin, parmi les autres innovations proposées, l’utilisation massive d’automates séduit clairement les ingénieurs britanniques. Il est vrai que cela permet de réduire significativement les équipages et donc de diminuer les coûts d’exploitation des navires. Toutefois, cela suppose des postes plus techniques et qualifiés, alors que l’automatisation a aussi ses limites, et pas seulement pour ce qui concerne l’entretien courant des bateaux. La marine française, pionnière dans ce domaine, en sait quelque chose et a finalement décidé de regarnir les équipages de ses frégates de nouvelle génération. Car, malgré la puissance et l’intelligence accrue des systèmes, l’homme demeure pour le moment et pour encore longtemps dans la boucle. On ne peut en effet réduire les équipages sous un certain seuil, à fortiori dans des zones de crise où les postes névralgiques doivent pouvoir être armés en permanence et dans la durée. Sauf bien entendu à s’en remettre complètement à l’informatique pour suppléer l’homme, y compris dans la prise de décision, ce qui n’est pas dans l’air du temps, surtout face aux menaces liées aux cyber-attaques.
Le remplacement des marins par des automates pour certaines fonctions va toutefois dans le sens de l’histoire et cette tendance existe déjà depuis plusieurs années. L’ergonomie des passerelles et des CO (Central Opération) sera amenée à évoluer significativement, compte tenu notamment du développement de la guerre en réseau et du flux toujours plus important d’informations à traiter. Dans cette perspective, la réalité augmentée est une voie sur laquelle travaillent de nombreux industriels, notamment en France.
Au final, on constate que le Dreadnought 2050 propose un certain nombre d’innovations qui font l’objet de recherches ou sont en cours de développement. D’autres verront peut-être le jour, comme les missiles antinavire à Mach 5 et les torpilles à 300 nœuds. Bien qu’aucun programme de ce genre ne soit encore à l’étude en Europe, les technologies liées au statoréacteur, maîtrisées par MBDA (qui espère une coopération franco-britannique pour le développement du successeur des Exocet, Harpoon et Scalp), permettent d’envisager des missiles hypersoniques. Quant aux armes sous-marines, les Russes sont réputés pour être parvenus à concevoir à la fin des années 70 une torpille hyper-véloce, le Shkval, dotée d’un réacteur et qui parviendrait, par effet de cavitation, à atteindre 200 nœuds. Rien de tel n’existe toutefois chez les Occidentaux, dont les torpilles dépassent les 50 nœuds mais sont loin d’atteindre une telle célérité.
Dans l’ensemble, si les ingénieurs ont avancé dans certains domaines proposés sur le Dreadnought 2050, il reste de nombreux verrous technologiques à lever et l’on ne peut préjuger des travaux scientifiques. Certaines pistes s’achèveront peut-être dans des impasses alors que des innovations imprévues aboutissant à des ruptures technologiques sont toujours possibles, remettant en cause les évolutions anticipées aujourd’hui. Il convient enfin de ne pas oublier l’aspect le plus complexe : la capacité à intégrer un ensemble de technologies de pointe et d’avant-garde sur une plateforme complexe soumises à des contraintes extrêmement fortes.
En dehors des défis technologiques et industriels, une idée comme le Dreadnought 2050 dépend par ailleurs de la variation possible, pour ne pas dire probable sur une période aussi longue, des concepts d’emploi et besoins opérationnels. Ces derniers peuvent significativement évoluer dans les prochaines années et remettre totalement en cause les approches imaginées aujourd’hui.
C’est pourquoi, à l’instar de pratiquement tous les concepts ships, Dreadnought 2050 n’a pour ainsi dire aucune chance de voir le jour, du moins en l’état. Car il est tout de même plus que probable qu’un certain nombre des briques technologiques proposées naviguent dans les prochaines décennies sur les futurs bâtiments militaires.
Un peu de rêve pour une flotte qui a perdu de sa superbe
En attendant, ce design a eu un double mérite : montrer que les ingénieurs britanniques planchent sur le futur et faire « rêver » l’opinion publique anglaise, historiquement très attachée à la Royal Navy, gage du rayonnement, de la puissance et de la souveraineté du royaume. Un rôle très ancré dans le pays alors que la flotte n’est plus aujourd’hui que l’ombre de ce qu’elle était il y a un siècle, à l’époque des Dreadnought justement. Jusqu’à la seconde guerre mondiale, la Royal Navy est demeurée la première puissance navale du monde, avant d’être supplantée par les marines américaine et russe. Elle se contenta donc de demeurer la première d’Europe, avant que son éternelle rivale française finisse par la dépasser récemment. Certes, la Royal Navy l’emporte encore en tonnage face à la Marine nationale, mais ses capacités de projection de force sont devenues plus faibles. En raison de plusieurs vagues de restrictions budgétaires, les Britanniques ont ainsi perdu leurs porte-aéronefs, alors que la flotte a subi une cure d’amaigrissement drastique, pour tomber à seulement 54 grands bâtiments (porte-hélicoptères, TCD, destroyers, frégates, patrouilleurs, sous-marins, chasseurs de mines) contre 160 au moment de la chute du mur de Berlin. La décision de désarmer les avions de patrouille maritime Nimrod a eu un impact très négatif sur la protection des SNLE britanniques, chargés de la dissuasion nucléaire britannique (reposant sur des missiles balistiques américains), alors que le retrait des avions Harrier a privé la Royal Navy de sa capacité de frappe en profondeur, ne reposant plus que sur les quelques missiles de croisière embarqués par ses SNA. Les coupes financières ont également eu des conséquences en matière de pertes de compétences, notamment dans l’industrie. Alors que d’importants surcoûts et retards ont été enregistrés sur différents programme, il se murmure que des ingénieurs et techniciens américains auraient été obligés d’intervenir pour aider les Britanniques à surmonter certains problèmes sur les nouveaux SNA du type Astute. Quant à l’avenir, il ne parait pas aussi brillant que le laisse entrevoir le Dreadnought 2050. A l’instar des destroyers lance-missiles du type T45, dont le nombre a été réduit de moitié (de 12 à 6), les marins britanniques craignent que le programme de remplacement des 13 frégates du type 23 (les futures T26) soit lui-aussi amputé. Pour ce qui est des capacités aéronavales, le maintien des deux nouveaux porte-avions de la classe Queen Elizabeth est une excellente nouvelle pour la Royal Navy. Mais l’imposante taille de ces bâtiments de guerre - les plus grands d’Europe – cache une réalité moins reluisante. Sans parler des coûts, le Royaume-Uni a réédité l’erreur de la fin des années 70, lorsqu’il a abandonné les porte-avions à catapultes pour les porte-aéronefs à tremplin. Avec à bord des avions à décollage court et appontage vertical bien moins performants que les appareils catapultés et réduisant donc les capacités d’action du groupe aéronaval.