C’est l’évènement de l’année pour l’industrie navale en Europe. Cinq ans après le début de sa construction, le nouveau porte-avions britannique a été baptisé le 4 juillet au chantier Babcock de Rosyth, en Ecosse. Une grande cérémonie a été organisée pour l’occasion, en présence de la reine Elizabeth II et de son époux le prince Philip, qui a servi dans la Royal Navy de 1939 à 1952. Le HMS Queen Elizabeth est le plus grand bâtiment de guerre réalisé jusqu’ici en Europe et le premier porte-aéronefs voyant le jour au Royaume-Uni depuis 40 ans.

Le HMS Invincible et le HMS Queen Elizabeth à Rosyth (© MOD)

Lors de la cérémonie de baptême (© MOD)

Lors de la cérémonie de baptême (© MOD)

Lors de la cérémonie de baptême (© MOD)
Long de 280 mètres pour une largeur de 70 mètres et une hauteur de 56 mètres de la quille au sommet des mâts, il affichera un déplacement de 65.000 tonnes à pleine charge. Dernier des trois porte-aéronefs du type Invincible encore en service, le HMS Illustrious, présent au côté du HMS Queen Elizabeth vendredi dernier, donnait une excellente idée du gabarit du nouveau fleuron de la Royal Navy. Ce dernier est, ainsi, plus long de 71 mètres, plus large de 34 mètres et sera trois fois plus lourd que son aîné. Au sein des forces navales européennes, il surclassera également le Charles de Gaulle français (261.5 mètres, 42.500 tonnes), le Cavour italien (244 mètres, 27.000 tonnes) et le bâtiment de projection espagnol Juan Carlos I (231 mètres, 26.800 tonnes). Seuls les porte-avions américains seront plus gros, avec par exemple une longueur de 333 mètres et un déplacement de 98.000 tonnes pour les unités de la classe Theodore Roosevelt. Quant au Kuznetsov russe et au Liaoning chinois, ils sont légèrement plus grands (304 mètres pour 58 à 65.000 tonnes) mais leurs capacités seront moindres, sans compter le fait que la conception de ces bâtiments date de la fin des années 70.

Différence de gabarit entre le HMS Queen Elizabeth et le HMS Invincible (© ACA)
L’erreur stratégique des petits porte-aéronefs
Pour la Royal Navy, l’entrée en flotte du HMS Queen Elizabeth constituera un tournant majeur. Finie, en effet, l’époque des petits porte-aéronefs, conçus du temps de la guerre froide pour l’escorte des convois dans l’Atlantique. En renonçant à la fin des années 70 aux grands porte-avions conventionnels, le Royaume-Uni avait en fait commis une grave erreur dont il a fait les frais pendant quatre décennies. Car sa marine s’est, ainsi, retrouvée privée d’un véritable outil de projection aéronavale, les trois Invincible, mis en service en 1980 (HMS Invincible), 1982 (HMS Illustrious) et 1985 (HMS Ark Royal) ne mettant en œuvre qu’une douzaine d’Harrier. Des avions à décollage court et appontage vertical, à faible rayon d’action et capacités d’emport, qui ne permettaient plus à la Royal Navy, contrairement à ses homologues américaine et française, de lancer de grands raids aériens depuis la mer vers des cibles terrestres. Les porte-aéronefs britanniques ont essentiellement servi, notamment pendant la guerre des Malouines, à la défense aérienne de la flotte, avec une efficacité amoindrie au fil du temps, l’avion ne pouvant rivaliser, notamment en termes de manoeuvrabilité, avec les chasseurs modernes.

Porte-aéronefs du type Invincible (© MOD)

Harrier sur un porte-aéronefs britannique dans les années 2000 (© MOD)
Perte de savoir-faire
La fusion des escadrons de la Fleet Air Arm avec ceux de la Royal Air Force, dans les années 2000, a de plus conduit à la perte progressive du savoir-faire britannique en matière d’aviation embarquée. Les pilotes de la RAF se sont en effet, dans leur ensemble, montrés peu enthousiastes à l’idée d’opérer sur les plateformes de la marine. L’intervention en Afghanistan a, de plus, mobilisé l’essentiel de la flotte de Harrier (qui n’était plus utilisée sur la fin que pour les missions d’attaque au sol), empêchant le déploiement réguliers d’avions sur les Invincible. Afin de remédier à cette lacune et à la perte de compétence qui en a découlé, la Royal Navy a obtenu, en 2010, de pouvoir rembarquer des Harrier mais le processus de réappropriation n’a pu être mené à son terme, le vénérable avion étant retiré prématurément du service début 2011 pour cause de restrictions budgétaires. Une décision qui a du même coup entrainé le désarmement du HMS Ark Royal (le HMS Invincible était en réserve depuis 2005) et le reclassement du HMS Illustrious en simple porte-hélicoptères.

Le HMS Illustrious (© MOD)
Réappropriation de l’outil
L’histoire de la chasse embarquée britannique va donc connaître une interruption de près d’une décennie entre le retrait du service du Harrier et l’arrivée, puis la montée en puissance, de son successeur, le F-35B. Comme son aîné, le nouvel avion de combat, produit par l’Américain Lockheed Martin et dont l’industrie britannique est le premier contributeur étranger, est à décollage court et appontage vertical. Son autonomie, comme sa capacité d’emport, resteront inférieures à celles des avions catapultés, comme le F/A-18 et le F-35C américain, ou encore le Rafale français, mais elles seront toutefois bien supérieures à celles du Harrier. Sur le HMS Queen Elizabeth, les appareils verront leur décollage facilité, comme sur les anciens porte-aéronefs, par la présence d’un tremplin avec un angle de sortie à 13 degrés.

F-35B (© LOCKHEED-MARTIN)
La formation des pilotes a déjà débuté aux Etats-Unis, où Lockheed Martin a livré le premier F-35B britannique en juillet 2012. Depuis, deux autres appareils sont sortis d’usine et les premiers décollages et appontages en mer ont été réalisés par des pilotes britanniques sur l’USS Wasp l’an dernier. Afin de recouvrer son savoir-faire dans l’emploi d’une aviation embarquée, ce qui nécessitera de longues années, la Royal Navy coopère également avec la France, seul pays d’Europe à disposer aujourd’hui d’un porte-avions.
F-35 à bord en 2018
Après sa mise à flot prochaine, le HMS Queen Elizabeth suivra une longue période d’achèvement, d’intégration des équipements et de tests à quai. Le début des essais en mer est prévu en 2017 et les premières manœuvres avec des F-35B l’année suivante, sachant que l’appareil doit être opérationnel en 2015 (capacité initiale) aux Etats-Unis. Le nouveau porte-avions britannique et son groupe aérien embarqué, à l’issue d’une montée en puissance progressive, devraient donc être parfaitement opérationnels vers 2020. D’ici là, le sistership du HMS Queen Elizabeth, le futur HMS Prince of Wales, devrait avoir été réceptionné par la Royal Navy. Le second porte-avions britannique, dont la découpe de la première tôle est intervenue en mai 2011, verra son assemblage débuter à Rosyth d’ici la fin de l’année, une fois son aîné mis à flot et sorti de la grande forme de construction. Son achèvement devrait donc intervenir vers 2019.

Les HMS Queen Elizabeth et HMS Prince of Wales (© ACA)
Pierre angulaire de la défense britannique
Vendredi dernier, le HMS Queen Elizabeth a été présenté par les autorités britanniques comme la future pierre angulaire du dispositif de défense du pays. « Puissant, polyvalent et crédible, ce bâtiment sera au cœur des capacités de défense du Royaume-Uni pour les 50 prochaines années », a estimé l’amiral George Zambellas, First Sea Lord. Philip Hammond, secrétaire à la Défense, à quant a lui souligné que le baptême du porte-avions était une étape majeure dans la renaissance de l’aviation embarquée britannique, qui « augmentera notre capacité de projection de puissance n’importe où dans le monde ». Il a, ainsi, été rappelé qu’un groupe aéronaval peut franchir 1000 kilomètres par jours et, en profitant de la liberté de navigation dans les eaux internationales, être déployé rapidement et sans autorisation d’un pays tiers au plus proche d’une zone de crise. Une capacité unique, dont les Britanniques ont pu mesurer l’intérêt en 1982, lorsqu’il a fallu reprendre aux Argentins les Malouines et les autres îles subantarctiques appartenant à la couronne.
D’autant plus conscient de l’intérêt militaire et diplomatique d’un tel outil puisqu’il en a été privé durant quatre décennies, le Royaume-Uni a fait en sorte d’envoyer le 4 juillet un message, en l’occurrence que la puissance navale britannique est de retour et que le pays va recouvrer les moyens de défendre pleinement ses intérêts. Le corps de bataille de la Royal Navy, cinquième flotte du monde en tonnage (après les USA, la Russie, la Chine et le Japon), aura fait peau neuve d’ici la fin de la prochaine décennie, avec ses deux nouveaux porte-avions, sept sous-marins nucléaire d’attaque du type Astute, six destroyers lance-missiles du type 45 et 13 frégates polyvalentes du type 26. Une superbe marine qui redeviendra sans conteste la première d’Europe et permettra au pays de répondre aux enjeux maritimes, qui constitueront l’un des principaux défis du XXIème siècle. La mer, comme cela a été souligné le 4 juillet, est vitale pour le pays, puisque 95% de l’activité économique du Royaume-Uni dépend des approvisionnements maritimes, les îles britanniques important pour plus de 660 milliards d’euros de biens chaque année.

Les HMS Queen Elizabeth et HMS Prince of Wales (© ACA)

Appontage vertical d'un F-35B sur le HMS Queen Elizabeth (© ACA)
Jusqu’à 40 aéronefs à bord
Le HMS Queen Elizabeth sera armé par un équipage de 690 marins, l’effectif atteignant 1600 hommes avec le groupe aérien embarqué et l’état-major, ce dernier comprenant une centaine de personnes. Très vaste, le pont d’envol s’étale sur près de 15.000 m² et est relié à un hangar de 163 mètres de long et 29 mètres de large par deux ascenseurs, chacun pouvant accueillir deux F-35B. Le bâtiment est conçu pour mettre en œuvre jusqu’à 40 aéronefs, dont 36 avions et des hélicoptères d’alerte lointaine.

(© ACA)
Mais, suivant les préconisations de la dernière revue stratégique britannique, en 2010, la dotation courante du porte-avions devrait être limitée à une douzaine de F-35B. En fait, Londres semble vouloir se servir du HMS Queen Elizabeth comme d’un bâtiment de projection aéronavale et aéromobile, à l’image des anciens porte-aéronefs du type Invincible et des porte-hélicoptères d’assaut américains (les engins de débarquement en moins). En plus de ses avions, servant à la défense aérienne et à l’attaque au sol, le bâtiment pourra accueillir un puissant groupe aéromobile comprenant des hélicoptères de combat Apache et des hélicoptères de manœuvre Chinook, qui complèteront les Wildcat et Merlin de la Royal Navy.

Hélicoptères Apache (© MOD)
Six hélicoptères lourds ou une dizaine de machines plus légères pourront opérer simultanément sur le pont d’envol. De cette manière, le HMS Queen Elizabeth pourra soutenir une opération amphibie en renforçant les capacités aériennes des transports de chalands de débarquement britanniques, ou mener des raids d’hélicoptères depuis la mer, à l’image des opérations menées en Libye en 2011. Dans une autre configuration, le bâtiment pourra embarquer une flottille assez conséquence de Wildcat et Merlin afin de muscler les capacités anti-sous-marine et antisurface du groupe aéronaval. C’est donc une plateforme très polyvalente et interarmées que souhaitent les Britanniques, qui ont décidé de ne pas donner de successeur à leurs porte-hélicoptères : le HMS Illustrious sera désarmé en fin d’année et le HMS Ocean devrait être retiré du service lorsque le nouveau porte-avions sera opérationnel.

Hélicoptères Chinook sur le HMS Queen Elizabeth (© ACA)
Les limites du concept de bâtiment hybride
Cette approche parait très intelligente et moins coûteuse que le concept traditionnel prévalant par exemple dans la marine française, avec un porte-avions dédié à l’aviation embarquée et des bâtiments de projection et de commandement pour les opérations aéromobiles. Mais la réalité sera sans doute différente. D’abord, les BPC français cumulent également des capacités de débarquement, la cohabitation sur une même plateforme des unités amphibies et du groupe d’hélicoptères paraissant plus pertinente. La mise en œuvre de ces moyens impose en effet de se rapprocher de la côte, ce qui n’est pas vraiment conseillé pour un porte-avions, surtout dans les cas des Britanniques, dont les futurs bâtiments sont bien moins protégés contre les coups adverses que ne peut l’être une unité comme le Charles de Gaulle. Bien que ce dernier puisse également servir le cas échéant de porte-hélicoptères, le conserver uniquement dans sa fonction de porte-avions permet, en outre, de maintenir la capacité de projection de puissance aérienne à son meilleur niveau, avec un concept d’emploi spécialisé auquel ne peut prétendre un bâtiment « hybride ». Enfin, pour les missions classiques où les fonctions d’un BPC sont suffisantes, l’emploi d’un porte-avions parait surdimensionné et sera bien plus coûteux pour la Royal Navy, qui sera contrainte de déployer en toutes circonstances des mastodontes de 65.000 tonnes alors que son homologue française peut, dans la majeure partie des cas, se contenter de ses trois BPC de 21.000 tonnes, armés par un équipage trois fois moindre et capables de mettre en œuvre une vingtaine d’hélicoptères, sans compter les troupes embarquées, les véhicules et les engins de débarquement.

Le BPC français Mistral (© EMA)
En définitive, les futurs HMS Queen Elizabeth et HMS Prince of Wales n’auront peut-être de porte-avions que le nom et ne sauraient être comparés à leurs homologues américains et français, dont la puissance de feu sera bien supérieure. Non seulement du fait qu’ils disposent d’une capacité de frappe nucléaire, mais aussi parceque les avions catapultés ont de toute façon une allonge et une capacité d’emport en armement plus importantes. Enfin, le gouvernement britannique n’a pas tiré les leçons des pertes de compétences liées à la fusion des moyens de la RAF et de la Fleet Air Arm. En effet, il est toujours prévu que des pilotes de la Royal Navy, mais aussi de la RAF, soient aux commandes des F-35B appelés à embarquer sur les nouveaux porte-avions. Le parc d’appareil restera commun aux marins et aviateurs, le Royaume-Uni prévoyant l’acquisition de 138 F-35B pour l’ensemble de ses forces.
La propulsion, l’armement et les équipements
Le Royaume-Uni ne souhaitant pas, comme les Etats-Unis et la France, recourir à une propulsion nucléaire pour ses nouveaux porte-avions, un important travail a été mené sur la motorisation afin de permettre aux bâtiments de disposer d’un ensemble propulsif optimisé et offrant une très grande autonomie. Dans cette perspective, une
propulsion intégrée tout-électrique, développée par Power Conversion (ex-Converteam), a été retenue. Le bâtiment est doté de deux lignes d’arbres s’achevant par une hélice de 33 tonnes, l’entrainement étant assuré par deux moteurs électriques asynchrones (Advanced Induction Motors – AIM). L’appareil propulsif comprend aussi quatre diesel-générateurs Wärtsilä, ainsi que deux turbines à gaz MT30 de Rolls-Royce, la puissance totale développée atteignant 110 MW. Les bâtiments pourront, ainsi, dépasser la vitesse de 25 nœuds, leur autonomie allant jusqu’à 10.000 milles, de quoi rallier sans ravitaillement l’Atlantique sud ou l’Est de l’océan Indien.

Moteur AIM (© BAE SYSTEMS)

Turbine à gaz MT30 (© ROLLS-ROYCE)

L'une des deux hélices du HMS Queen Elizabeth (© ROLLS-ROYCE)
Côté électronique, les deux principaux senseurs sont un radar S 1850 M de veille à longue portée de la gamme SMART L de Thales, ainsi qu’un radar tridimensionnel Artisan 3D de BAE Systems. Le premier sera situé au sommet de l’îlot avant et le second sur l’îlot arrière. Le design des porte-avions britanniques se caractérise en effet par la présence de deux îlots, le premier accueillant notamment les fonctions de conduite du navire et le second les activités liées au contrôle et à la mise en œuvre de l’aviation, avec de vastes espaces panoramiques.

(© ACA)

(© ACA)
En matière d’armement, les HMS Queen Elizabeth et HMS Prince of Wales seront très légèrement « vêtus ». Il n’y aura à bord que des systèmes multitubes Phalanx, des canons télé-opérés de 30mm et des affûts de petit calibre. Une artillerie dédiée à l’autodéfense rapprochée, contre les menaces asymétriques notamment. Contrairement aux Français sur le Charles de Gaulle, les Britanniques ont décidé de faire l’impasse sur un système surface-air axé sur des missiles Aster 15. Un choix à la fois budgétaire, pour réduire les coûts, mais aussi tactique, les marins anglais considérant que l’escorte de leurs futurs porte-avions sera suffisante pour assurer leur protection, tant sur le plan de la défense aérienne que de la lutte antisurface et anti-sous-marine, les « écrans » de destroyers, de frégates et de sous-marins étant complétés par le groupe aérien embarqué. C’est la même logique qui a prévalu pour la structure des bâtiments. Si celle-ci est plus cloisonnée que la coque d’un navire civil et bénéficie de systèmes de sécurité avancés (lutte contre les incendies notamment), elle n’est, selon des ingénieurs ayant travaillé sur le projet du temps de la coopération franco-britannique, pas aussi résistante que celle du Charles de Gaulle, bâtiment conçu pour pouvoir continuer le combat après avoir encaissé plusieurs torpilles et missiles.

Le futur groupe aéronaval britannique (© MOD)
Un programme complexe pour rationaliser l’industrie britannique
Alors que les premières études portant sur le remplacement des Invincible ont débuté en 1994, ce n’est qu’en juillet 2008 que le programme Carrier Vessel Future (CVF) a été notifié par le ministère britannique de la Défense (Mod). Le projet est industriellement géré par l’Aircraft Carrier Alliance, un consortium regroupant BAE Systems, Babcock et Thales UK. La filiale britannique du groupe français est, en effet, à l’origine du design des porte-avions, son modèle ayant été préféré, en janvier 2003, à celui de BAE Systems. Il n’était cependant pas question, pour le Mod, de ne pas impliquer le champion national, qui a été imposé pour porter le programme. Le gouvernement britannique a, par ailleurs, profité de la construction des CVF pour imposer la restructuration de l’industrie navale dans le pays. La signature du contrat a, dans cette perspective, été conditionnée à des rapprochements d’entreprises. C’est ainsi qu’à l’issue de longues négociations, VT Group (ex-Vosper Thornycroft), a été absorbé par BAE Systems.
Pour satisfaire tout le monde et donner du travail à près de 10.000 personnes à travers le pays, un montage industriel très complexe a été élaboré. Les porte-avions sont, ainsi, réalisés en méga-blocs par six chantiers différents : BAE Systems à Glasgow et Portsmouth, A&P Tyne à Hebburn, Cammell Laird à Birkenhead et le site Babcock d’Appledore. Une fois montées, les différentes sections sont remorquées jusqu’à Rosyth, où intervient l’assemblage de la coque. Le site écossais de Babcock a bénéficié, dans le cadre de ce programme, d’une importante modernisation, se dotant notamment d’un grand portique flambant neuf, le Goliath, livré en 2011 par le Chinois ZPMC et capable de soulever des blocs de 1000 tonnes.

Construction par méga-blocs (© ACA)

L'un des premiers blocs du HMS Queen Elizabeth arrivant à Rosyth (© ACA)

Le HMS Queen Elizabeth à Rosyth (© MOD)
Une facture qui frôle les 8 milliards d’euros
Depuis six ans, le programme a rencontré un certain nombre de difficultés, non seulement techniques, ce qui n’a rien d’étonnant pour un projet de cette envergure, mais également politiques et financières. Suite à la crise de 2008 et ses conséquences sur l’économie britannique, le ministère de la Défense a subi des coupes drastiques. Soutenu notamment par le premier ministre de l’époque, l’Ecossais Gordon Brown (2007 – 2010), dont la région de Rosyth est le fief, le programme CVF a été maintenu, mais la construction a été ralentie, faisant glisser le programme de plusieurs années (la livraison du HMS Queen Elizabeth était initialement prévue en 2014). Cette seule décision a entrainé un renchérissement de 1.5 milliard de livres des deux porte-avions, dont le budget initial était annoncé à 4.1 milliards de livres (5.16 milliards d’euros) en 2007. D’autres aléas ont continué de faire enfler la facture, réévaluée en novembre 2013 à 6.2 milliards de livres (plus de 7.8 milliards d’euros).

(© ACA)
Revirements sur le type d’avion embarqué
Le programme a notamment été victime des atermoiements autour de l’aviation embarquée. Successeur de Gordon Brown au 10 Downing Street en mai 2010, David Cameron avait décidé, six mois après son arrivée au pouvoir, d’abandonner le F-35B au profit du F-35C. Cette variante conçue pour être mise en œuvre sur les porte-avions américains, dotés de catapultes et de brins d’arrêt, offre un rayon d’action et une capacité d’emport supérieurs au F-35B. Et elle présentait aussi l’avantage d’ouvrir la voie à un renforcement de la coopération navale avec les Français, dans la perspective de voir émerger un groupe aéronaval franco-britannique. Sur le papier, la transformation des CVF était possible, le design étant depuis le début présenté par les industriels comme pouvant intégrer, si besoin, les équipements nécessaires à la mise en œuvre d’avions catapultés. Fort de ces assurances, le gouvernement britannique a demandé à ce que les modifications soient réalisées, le Mod annonçant sa préférence pour les nouvelles catapultes électromagnétiques américaines EMALS. Dans le cadre d’une cure d’austérité très sévère pour les armées britanniques, il était par ailleurs fortement envisagé d’annuler la construction du HMS Prince of Wales. Un scénario finalement abandonné lorsqu’il s’est avéré que, compte tenu de l’avancée du programme et des frais déjà engagés, notamment dans l’achat de gros équipements, l’annulation du second porte-avions n’engendrerait aucune économie et pourrait même coûter plus cher, entre le dédommagement des industriels et les conséquences sociales inhérentes à une telle décision.

Projet de transformation du HMS Prince of Wales (© ACA)

Projet de transformation du HMS Prince of Wales (© ACA)
La construction des deux bâtiments a donc été maintenue. Toutefois, le HMS Queen Elizabeth étant considéré comme à un stade d’achèvement trop avancé, la conversion du navire a été écartée, décision étant prise de le mettre en service comme porte-hélicoptères puis de le désarmer et le vendre lorsque le HMS Prince of Wales serait opérationnel, échéance reportée dans un premier temps à 2019. Pendant un an et demi, la conversion du second bâtiment a fait l’objet d’études très poussées, tant sur le plan technique que financier. Avec à l’arrivée une très mauvaise surprise. Ainsi, le gouvernement a fait machine arrière en mai 2012, expliquant que le projet coûterait le double de ce qui était prévu et que le HMS Prince of Wales ne pourrait être livré avant 2023. Il a donc été décidé de revenir au design initial et aux F-35B.
Quand Paris envisageait la reprise du Queen Elizabeth
On notera que les Français avaient un temps étudié la possibilité de racheter la coque du HMS Queen Elizabeth afin de disposer d’un second porte-avions. Solution qui nécessitait là aussi de l’équiper de catapultes et de brins d’arrêt pour la mise en œuvre des Rafale. L’idée a néanmoins été abandonné suite aux premières études menées, avec les mêmes conclusions que les Britanniques, à savoir que cette transformation coûterait une fortune. L’amiral Edouard Guillaud, alors chef d’état-major des armées, avait estimé fin 2011 devant les députés de la Commission de la défense que le coût des travaux s’élèverait entre 1 et 1.5 milliard d’euros. Avec l’achat de la coque, la reprise du Queen Elizabeth et son adaptation auraient représenté un investissement de plus de 4 milliards d’euros. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le CEMA français de l’époque expliquait que la réalisation en France d’un bâtiment du même modèle aurait coûté entre 3 et 3.5 milliards d’euros, soit 30 à 40% de moins qu’au Royaume-Uni, la différence s’expliquant par l’efficience moindre d’une construction répartie dans plusieurs chantiers.

Vue du PA2, ou CVF-FR (© DCNS)
L’échec de la coopération franco-britannique
Cette étude peut être considérée comme l’ultime chapitre de la coopération initiée en 2006 par le Royaume-Uni et la France en vue de mener un programme commun de porte-avions. Alors que la flotte tricolore n’a pu donner un sistership au Charles de Gaulle, entré en service en 2001, la construction d’un porte-avions a toujours, en France, fait l’objet de débats passionnés. Estimé à environ 3 milliards d’euros, répartis sur la durée du programme (environ 7 ans), le coût d’un tel bateau est pourtant faible au regard des autres grands programmes conventionnels (avions de chasse et de transport, hélicoptères, sous-marins d’attaque ou frégates), les crédits d’équipement engagés chaque année par le ministère de la Défense équivalent à cinq porte-avions. Malgré tout, l’acquisition d’un tel outil est toujours assimilée par l’opinion publique à une dépense somptuaire. Alors que l’exécutif ne parvient pas, ou ne prend pas la peine d’expliquer l’intérêt d’un tel bâtiment, aucun gouvernement, depuis 15 ans, n’a eu le courage politique de commander un second porte-avions (PA2), permettant ainsi à l’Etat de disposer en permanence de cet outil. Il s’agit en effet de compenser les périodes de maintenance du Charles de Gaulle, sans pour autant augmenter le nombre d’avions, un seul groupe aérien étant suffisant. Seul Jacques Chirac a tenté de faire aboutir le projet, en profitant du programme CVF pour initier un rapprochement avec les Britanniques et, ainsi, donner une dimension européenne au PA2, tout en espérant le sanctuariser grâce à la coopération.

Vue du PA2, ou CVF-FR (© DCNS)
Les accords entre les deux pays ont été signés en 2006, DCNS et Thales, via une société commune, MOPA2, étant chargés d’adapter le design britannique aux besoins français, à commencer par l’intégration de deux catapultes et de brins d’arrêt sur une piste oblique. Dès décembre 2006, les industriels français remettaient leur copie au gouvernement. Une offre commerciale établie sur la base d’un bâtiment de 283 mètres de long et 74.000 tonnes en charge, capable d’embarquer 32 Rafale Marine, 3 avions de guet aérien Hawkeye et 5 hélicoptères NH90. Le coût avancé, soit 3 milliards d’euros environ, a néanmoins été jugé trop élevé par le ministère de la Défense, qui souhaitait le voir ramené à 2.5 milliards. Les négociations se sont poursuivies durant des mois, trop longtemps malheureusement pour que le dossier aboutisse avant l’élection présidentielle de mai 2007. Or, bien qu’ayant jugé le PA2 « indispensable » durant la campagne, Nicolas Sarkozy ne mena pas le projet à son terme, reportant la décision sine die.

Dernière version du PA2, ou CVF-FR (© DCNS)
Il y a quelques mois, la Cour des comptes a critiqué la coopération franco-britannique, regrettant que la France ait dépensé quelques 287 millions (en euros constants), dont à l’époque plus de 100 millions pour l’acquisition des études réalisées par les Britanniques, dans un projet qui n’a pas vu le jour. Pour ceux qui ont suivi le dossier, les critiques des magistrats sont fondées, mais omettent le fameux contexte politique, avec des gouvernants incapables d’endosser la responsabilité de construire un nouveau porte-avions. Il était évident depuis le début que l’adoption du CVF n’était pas la meilleure solution technique, opérationnelle et financière pour la marine française. Le design des Britanniques ne faisait pas l’unanimité, d’importants compromis étaient nécessaires, la plateforme aurait été très différente du Charles de Gaulle, ce qui aurait complexifié la formation et l’entrainement des personnels et, au final, le bâtiment aurait été plus efficient et probablement moins coûteux s’il avait été seulement franco-français. Mais, à défaut du soutien politique à une solution nationale pourtant plus pertinente, la coopération, il faut se le rappeler, était la seule voie laissant espérer que le PA2 voit enfin le jour… Enfin, quoiqu’on en dise, cela a aussi permis aux équipes de DCNS de travailler pendant plusieurs années sur ce type de bâtiment et donc de conserver un savoir-faire qui, on peut l’espérer, sera bien utile un jour ou l’autre, pour le remplacement du Charles de Gaulle ou même à l’export…

Le Charles de Gaulle (© MARINE NATIONALE)