L’histoire réserve parfois de curieuses coïncidences. Alors qu’Emmanuel Macron s’apprête à annoncer le lancement du programme de porte-avions de nouvelle génération (PANG), le président qui avait lancé le projet allant donner naissance au Charles de Gaulle vient de s’éteindre. Valéry Giscard d’Estaing, décédé le 2 décembre à l’âge de 94 ans et pour lequel une journée de deuil national a été décrétée le mercredi 9 décembre, avait en effet acté il y a 40 ans la succession des anciens Clemenceau et Foch, mis en service en 1961 et 1963. Ce fut au cours d’un conseil de défense, le 23 septembre 1980. Président de la République depuis 1974, Valéry Giscard d’Estaing décide alors de doter la France de deux nouveaux porte-avions à propulsion nucléaire, une première pour le pays, qui n’emploie jusqu’ici l’atome pour la propulsion que sur ses sous-marins. Un choix dicté par des considérations opérationnelles, mais aussi économiques, alors que le septennat est marqué par la crise provoquée par les chocs pétroliers de 1973 et 1979.
L’option des petits porte-aéronefs écartée
Dans un contexte économique compliqué, deux projets sont sur la table. Le premier, bien moins couteux, vise à opter pour le même choix que les Britanniques en construisant des porte-aéronefs d’environ 20.000 tonnes embarquant des avions à décollage court et appontage vertical (STOVL). Une solution très en vogue à l’époque, alors qu’en pleine guerre froide on pense encore aux escortes de convois dans l’Atlantique en cas de conflit avec l’Union soviétique. Celle-ci a d’ailleurs récemment mis en service ses premiers croiseurs porte-aéronefs (les Kiev) avec des appareils de type STOVL, en l’occurrence le Tak-38 Forger. Mais l’état-major de la Marine nationale n’en veut pas et parvient à convaincre l’Elysée qu’il faut conserver, comme les Américains, des porte-avions à catapultes, permettant de mettre en œuvre des avions bénéficiant de capacités bien supérieures aux STOVL. Et que la propulsion nucléaire offrira un avantage considérable en matière d’autonomie.
Valéry Giscard d’Estaing entend ces arguments et opte donc pour l’autre solution, en l’occurrence la construction de deux porte-avions à propulsion nucléaire (PAN) dont le tonnage est à l’époque estimé à 32.000 tonnes en charge (le Charles de Gaulle en fera au final 42.000). Deux ans plus tard, le conflit des Malouines entre Britanniques et Argentins viendra démontrer de manière éclatante la faiblesse des petits porte-aéronefs de la Royal Navy et de leurs Sea Harrier, et par conséquent la justesse du choix français de ne pas suivre cette voie. Ce qui sera encore plus vrai dans les années qui suivront, lorsque les Clemenceau et Foch enchaineront des missions de projection de puissance depuis la mer vers la terre, dont leurs homologues britanniques sont incapables.
Des noms de provinces et une mise en service prévue à partir de 1991
Lors du Conseil de défense du 23 septembre 1980, il est prévu que le premier PAN soit rapidement mis en chantier à Brest et remplace le Clemenceau (réalisé lui aussi par l’arsenal breton) en 1991, alors que son jumeau doit succéder quelques années plus tard au Foch, qui fut pour sa part construit à Saint-Nazaire et achevé par l’ex-Direction des Constructions Navales (ancêtre de Naval Group). Aucun nom de baptême n’est donné mais le président Giscard d’Estaing formule le souhait que les deux nouveaux porte-avions portent les noms de provinces maritimes françaises. Provence et Bretagne sont d’abord retenues, et du même coup les deux premiers sous-marins nucléaires d’attaque (SNA) français, alors en construction à Cherbourg et qui devaient s’appeler ainsi, sont rebaptisés Rubis et Saphir. Idem pour le troisième bâtiment de ce type, le Bourgogne, qui devient Casabianca.
François Mitterrand ne signe l’ordre de construction qu’en 1986
Mais, alors que les études se poursuivent pour définir dans le détail les futurs bâtiments, le projet mettra bien plus longtemps que prévu à voir le jour. En 1981, Valéry Giscard d’Estaing est battu à l’élection présidentielle et, lorsqu’il accède au pouvoir, François Mitterrand a d’autres priorités. Il faudra attendre 1986, alors que les études étaient prêtes bien plus tôt, pour que le successeur de VGE signe enfin l’ordre de construction du nouveau porte-avions. Entretemps, on lui avait préféré le nom de Richelieu. Mais il est finalement rebaptisé Charles de Gaulle, nom hautement symbolique qui contribua à sanctuariser ce programme malgré les alternances politiques et les coupes sombres dans le budget de la défense. La première tôle du bâtiment est découpée en 1987 en vue d’une mise en service annoncée à l’époque en 1996. Avec toujours comme objectif de réaliser dans la foulée un second PAN. Mais le Charles de Gaulle n’échappe pas aux problèmes budgétaires et les finances qui lui sont normalement allouées sont régulièrement ponctionnées au profit d’autres projets pour lesquels la marine n’a pas suffisamment d’argent. La réalisation du bâtiment est, ainsi, ralentie à quatre plusieurs reprises. Le Charles de Gaulle, recouvert d’un immense drapeau tricolore, n’est mis à l’eau qu’en mai 1994 à Brest lors d’une cérémonie présidée par François Mitterrand, qui avait également acté la navalisation du Rafale de Dassault, enterrant ainsi le projet d’acquisition auprès des Etats-Unis de F/A-18 Hornet pour remplacer les vieux intercepteurs F-8 Crusader embarqués sur les Clemenceau et Foch.
Abandon de la construction d’un sistership puis du projet PA2
Alors que ces derniers tireront leur révérence en 1997 et 2000, le nouveau porte-avions nucléaire français débute ses essais à la mer en 1999 pour être finalement admis au service actif en 2001, sous le premier mandat de Jacques Chirac. Ce dernier renonce à la construction du jumeau du Charles de Gaulle. Toutefois, conscient de la problématique de ne plus pouvoir, avec un seul bâtiment non disponible pendant ses arrêts techniques, disposer de la permanence du groupe aéronaval en cas de crise, il décide en 2004 d’initier un projet de second porte-avions en coopération avec les Britanniques. Le projet est prêt en 2007 mais Nicolas Sarkozy, qui succède cette année-là à Jacques Chirac, suspend le « PA2 » en 2008, l’enterrant de facto.
Le PANG pour assurer la succession du Charles de Gaulle en 2038
Il faudra attendre Emmanuel Macron pour qu’un nouveau programme puisse voir le jour, mais cette fois pour succéder au Charles de Gaulle et, si possible, recouvrer la permanence du groupe aéronaval. Avec, de nouveau, un porte-avions à propulsion nucléaire, plus gros que son aîné afin d’accueillir les avions de combat qui succèderont aux Rafale au sein du système de combat aérien futur (SCAF). Placé sous la maîtrise d’ouvrage de la Délégation Générale de l’Armement (DGA), et du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) pour les chaufferies nucléaires, le programme PANG sera industriellement porté par Naval Group, qui travaillera avec TechnicAtome (concepteur des chaufferies) et les Chantiers de l’Atlantique, ces derniers étant en charge de construire le bâtiment. Celui-ci devra débuter ses essais en 2035/36 en vue d’une mise en service pour 2038, date prévue pour la fin de carrière du Charles de Gaulle.
Après le CDG, le VGE ?
Un long chemin reste donc à parcourir avant de voir à la mer ce bâtiment, qui avec un déplacement d’au moins 70.000 tonnes devrait être le plus gros navire de guerre construit jusqu’ici en Europe. Et puis au-delà des défis techniques et industriels, il faudra aussi lui trouver un nom, symbolique et fédérateur. Pourquoi pas justement Valéry Giscard d’Estaing, le « modernisateur » de la France, qui l’avait lancée il y a quarante ans dans l’aventure des porte-avions nucléaires, exploit technologique que seule une autre nation, les Etats-Unis, a mené à bien. Une figure politique respectée, qui fait assez largement consensus dans une société devenue effroyablement binaire, un centriste qui parlait à la droite pour sa vision économique, à la gauche pour les avancées sociales majeures de son septennat, et aussi un fervent défenseur de la construction européenne.
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