Malgré le contexte très tendu lié à l’affaire de l’assassinat d’un étudiant italien au Caire il y a cinq ans, l’Italie a finalement livré le 22 décembre la première des deux frégates multi-missions (FREMM) vendues à l’Egypte. Il s’agit des deux dernières des dix unités de ce type réalisées par Fincantieri pour la Marina militare, les Spartaco Schergat et Emilio Bianchi, mis à l’eau en janvier 2019 et janvier 2020. Le Spartaco Schergat, qui avait débuté ses essais en mer fin 2019, a été ces derniers mois adapté aux standards égyptiens, certains équipements initialement prévus pour la marine italienne étant débarqués, comme les moyens de guerre électronique (système Altesse et brouilleurs) et certains systèmes de communication. Le bâtiment, qui est aussi parti sans missiles antinavire à bord, a reçu le nom d'Al-Galala, avec le numéro de coque 1002, suivant donc celui de l’ex-FREMM Normandie de la Marine nationale, vendue par la France à l’Egypte en 2015 et renommée Tahya Misr (1001).

La FREMM Tahya Misr (ex-Normandie) peu avant sa livraison par la France, en 2015 (© VINCENT GROIZELEAU)
L'ex-Spartaco Schergat, modifié au chantier Fincantieri de Muggiano, a réalisé plusieurs sorties d'essais et d'entrainement en mer de son nouvel équipage, avant de quitter définitivement la baie de La Spezia le 25 décembre. L’Emilio Bianchi, dont les essais en mer avaient commencé en septembre, connait actuellement les mêmes modifications à Muggiano et devrait être livré à la marine égyptienne au printemps 2021. Si la cérémonie de livraison et le départ d'Italie de l'Al-Galala ont été particulièrement discrets, son arrivée à Alexandrie, le 31 décembre, a en revanche été largement médiatisée par les autorités égyptiennes. La nouvelle frégate a, en effet, bénéficié d'un accueil en grande pompe, prenant au large la tête d'une revue navale comprenant notamment la FREMM Tahya Misr et l'une des corvettes du type Gowind, deux frégates du type FFG 7 et un patrouilleur lance-missiles du type Ambassador d'origine américaine, les nouveaux patrouilleurs du type TNC 35 venant d'être livrés par l'Allemagne ainsi que des intercepteurs du type turc MRTP 20. La cérémonie organisée dans la base navale d'Alexandrie mettait à l'honneur le renouvellement de la flotte égyptienne, avec ces récentes productions mais aussi de nouvelles embarcations semi-rigides pour les forces spéciales.

L'Al Galala à son arrivée à Alexandrie le 31 décembre © EGYPTIAN ARMED FORCES)

L'Al Galala à son arrivée à Alexandrie le 31 décembre © EGYPTIAN ARMED FORCES)

Le CO de l'Al Galala © EGYPTIAN ARMED FORCES)

Le CO de l'Al Galala © EGYPTIAN ARMED FORCES)
Longues de 144 mètres pour une largeur de 19.7 mètres et un déplacement de près de 6900 tonnes en charge, les FREMM italiennes sont armées par 200 marins et peuvent atteindre la vitesse de 27 nœuds. Elles se déclinent en deux versions, l’une à vocation anti-sous-marine et l’autre dite d'emploi « général ».
La variante à dominante ASM se compose des Virginio Fasan, Carlo Margottini, Carabiniere et Alpino, respectivement livrés par Fincantieri à la Marina militare en 2013, 2014, 2015 et 2016. Ces frégates sont dotées d’un sonar remorqué Captas 4, de quatre missiles anti-sous-marins Milas et de tubes pour torpilles MU90, auxquels s’ajoutent 16 missiles surface-air Aster, deux tourelles de 76 mm, deux canons de 25 mm et quatre missiles antinavire Otomat Mk2.

Les deux variantes, avec le Carlo Margottini et le Carlo Bergamini (© VINCENT GROIZELEAU)
Les autres frégates ont plutôt comme vocation l’action vers la terre. Elles disposent d’une pièce de 127 mm à l’avant et une de 76 mm sur le toit du hangar à l’arrière. Les bâtiments sont aussi équipés de huit missiles antinavire Otomat (mais pas de Milas) ainsi qu'un système de mise à l’eau pour embarcations rapides par le tableau arrière, en lieu et place du sonar remorqué des FREMM anti-sous-marines. Les frégates adoptant cette variante sont les Carlo Bergamini (2013), Luigo Rizzo (2017), Federico Martinengo (2018), Antonio Marceglia (2019) ainsi que des ex-Spartaco Schergat et Emilio Bianchi.
C’est fin 2019 que le projet de vente de FREMM italiennes à l’Egypte avait été plus ou moins officialisé, la Marina militare indiquant alors qu’elle souhaitait, en cas de cession de certains de ses bâtiments, la construction de nouvelles unités pour les remplacer. Mais le dossier a pris du temps, non seulement sur les aspects financiers, mais aussi du fait de son caractère très sensible sur le plan politique et pour l’opinion publique italienne. Cela, en raison de l’assassinat de Guilio Regeni. Ce doctorant italien de 28 ans, spécialisé dans les mouvements syndicaux, menait des recherches en Egypte sur les syndicats ouvriers lorsqu’il a été enlevé le 25 janvier 2016 au Caire. Torturé à mort, son corps mutilé fut découvert une semaine plus tard. Alors que les services secrets égyptiens sont soupçonnés d’être impliqués dans cette affaire, et que l’enquête de la justice italienne a été entravée par l’Egypte, qui nie toute responsabilité dans la mort de l’étudiant, les procureurs italiens en charge du dossier ont annoncé le mois dernier leur intention d’inculper quatre membres des services de sécurité égyptiens. Dans un entretien publié le 15 décembre par le quotidien La Stampa, le président du Conseil italien, Giuseppe Conte, a dit attendre « un véritable procès, sérieux et crédible. Ce procès est le moyen de connaître la vérité, qui risque malheureusement d'être choquante ». Malgré tout, Rome a donc décidé de livrer la première des deux frégates vendues à l’Egypte, ce qui ne va sans doute pas manquer de provoquer des remous de l’autre côté des Alpes, où l’opinion publique est très sensible à cette affaire. Surtout au moment du cinquième anniversaire de la mort de Guilio Regeni.
Pour preuve, la polémique autour de la légion d’honneur remise discrètement par Emmanuel Macron au président égyptien Al-Sissi lors de sa visite à Paris le mois dernier. Dénoncée par nombreuses voix dans l’Hexagone, elle l’a été jusqu’en Italie, où plusieurs personnalités, récipiendaires de la Légion d’honneur, ont décidé en signe de protestation de restituer la célèbre décoration française qui leur avait été décernée.
Cette affaire illustre une nouvelle fois l’ambivalence des démocraties européennes quant à leurs relations avec certains régimes. Avec d’un côté la défense d’un modèle de société basé sur le respect des droits de l’homme, et de l’autre des intérêts géostratégiques et économiques qui supplantent souvent la morale au nom de la « realpolitik ». Dans le cas présent, il s’agit pour l’Italie de saisir une opportunité rare de vendre à l’export des frégates construites par ses chantiers nationaux, avec en plus des deux ex-unités de la Marina militare (qui devraient être remplacées d’ici 2024), la perspective d’une commande supplémentaire par le même client de bâtiments neufs. Mais l’Egypte c’est aussi, pour l’Italie et d’autres pays, comme la France (qui lui a pour mémoire vendu entre 2014 et 2017 deux porte-hélicoptères, une FREMM, quatre corvettes et 24 avions de combat Rafale) mais aussi l'Allemagne (qui livre de nouveaux sous-marins et patrouilleurs à la marine égyptienne et réalise pour elle des frégates du type Meko) ou les Etats-Unis (fournisseur historique des armées égyptiennes), un allié majeur dans la lutte contre le terrorisme. Et le régime du maréchal Al-Sissi, si éloigné soit-il des canons de la démocratie occidentale, est considéré comme un gage de stabilité dans la poudrière régionale.
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