Le Vladivostok, premier des deux bâtiments de projection et de commandement (BPC) russes conçus et réalisés par DCNS et STX France, est rentré le 8 mars à Saint-Nazaire. Il avait appareillé trois jours plus tôt afin de débuter ses premiers essais en mer. Ceux-ci ont notamment porté sur la propulsion et la manœuvrabilité du BPC.

Le Vladivostok partant en essais mer, le 5 mars (© BERNARD PREZELIN)

Le Vladivostok partant en essais mer, le 5 mars (© BERNARD PREZELIN)
D’ici sa livraison, prévue en octobre prochain, le Vladivostok prendra la mer à plusieurs reprises (une demi-douzaine de sorties sont prévues), non seulement dans le cadre de sa mise au point, mais aussi pour assurer la formation de son futur équipage, ainsi que celui de son sistership, le Sevastopol, qui devrait être livré d’ici l’été 2015, en avance de phase sur le planning initial (octobre 2015). Quelques 400 marins russes vont, à cet effet, apprendre à mettre en œuvre les BPC. D’abord à terre, en Russie, avant de passer à la pratique en France, à quai et en mer (les officiers ont déjà commencé en 2013 à se rôder à ce type de bâtiments en embarquant sur les BPC de la Marine nationale). D’une durée de six mois, la formation des futurs équipages russes est assurée par DCI Navfco. Afin de loger les centaines de marins appelés à venir dans l’estuaire de la Loire, le bâtiment école Smolniy devrait rejoindre au printemps Saint-Nazaire afin de servir de caserne flottante jusqu’à la livraison du Vladivostok.

Le Smolniy (© BERNARD PREZELIN - COLLECTION FLOTTES DE COMBAT)
Transfert de technologie et unités en option
On rappellera que ce programme, officialisé en juin 2011, fait l’objet d’un important transfert de technologie. Celui-ci vise à moderniser l’outil et les process de l’industrie navale russe, tout en permettant aux chantiers de Saint-Pétersbourg de réaliser eux-mêmes des BPC. Dans cette perspective, le constructeur russe a été chargé de fabriquer les parties arrière des Vladivostok et Sevastopol, transférées ensuite à Saint-Nazaire pour être assemblées aux parties avant des BPC, produits par STX France. Avec une montée puissance progressive, soit l’équivalent de 20% du travail sur le premier BPC et 40% pour le second. Par la suite, la Russie envisage toujours de faire construire deux bâtiments supplémentaires. Si tel est le cas, ils seront cette fois, selon le contrat signé en 2011, assemblés à Saint-Pétersbourg, où OSK mènera à bien l’armement et les essais.

La partie arrière produite en Russie assemblée à la partie avant à Saint-Nazaire, à
l'été 2013 (© STX FRANCE - BERNARD BIGER)
L’ombre de la crise ukrainienne plane sur le programme
Hasard du calendrier, le début des essais en mer du Vladivostok intervient au moment où les tensions sont vives entre les Occidentaux et la Russie, dont l’interventionnisme en Ukraine est vivement critiqué par les Européens et les Américains. Jusqu’en milieu de semaine dernière, cette crise ne semblait pas devoir impacter le programme des BPC russes, bien que de nombreux media aient opportunément évoqué cette conjonction ennuyeuse pour la France. Mais la situation s’est de nouveau dégradée en fin de semaine en Crimée, avec l’occupation par des forces pro-russes de bases ukrainiennes et l’opération de blocage de la marine de ce pays par la flotte russe de la mer Noire. Un regain de tension qui pourrait raviver le bras de fer entre Moscou et l’Ouest. S’il n’est pas question pour l’heure d’embargo sur les armes, les Américains et certains pays européens, dont la France, évoquent de nouvelles sanctions à l’encontre de la Russie. Il reste désormais à voir comment va évoluer la situation. Si elle s’améliore, les choses en resteront là. Mais si ce n’est pas le cas et que l’on assiste dans les prochaines semaines à un durcissement, qui pourrait se traduire par une escalade de sanctions diplomatiques et économiques de part et d’autre, la question de la livraison des BPC russes sera inévitablement mise sur la table.

Le Vladivostok partant en essais mer, le 5 mars (© DR)
L’un des BPC probablement basé en Crimée
Surtout que le second bâtiment, le Sevastopol, est à coup sûr destiné à la flotte de la mer Noire, ce qui n’était initialement pas le cas, du moins officiellement. Lorsque le contrat a été signé, en 2011, la marine russe avait annoncé vouloir intégrer ses BPC à la flotte du Nord et à celle du Pacifique. Mais des questions avaient surgi lorsque les noms de baptême des deux bâtiments ont été révélés, en 2012. La marine russe ayant l’habitude des baser localement les bâtiments portant le nom d’une ville ou d’une région, il est devenu à peu près évident que le Sevastopol rejoindrait la Crimée. Une option d’autant plus logique que les BPC ont été justement commandés par la Russie suite à son intervention en Géorgie, en 2008. Une opération militaire qui avait mis en lumière les lacunes capacitaires de la marine russe, et notamment de la flotte de la mer Noire, en matière de moyens modernes de débarquement et de plateformes de projection aéromobile. Avec ses 199 mètres de long et ses 22.000 tonnes de déplacement en charge, le BPC français, capable d’embarquer 16 hélicoptères lourds, quatre chalands de débarquement, une centaine de véhicules et jusqu’à un millier d’hommes de troupe, s’est imposé à Moscou comme un outil indispensable.

Le Vladivostok avant sa mise à flot en octobre (© MER ET MARINE - V. GROIZELEAU)
Enjeux économiques et sociaux
Pour autant, le choix français n’était pas obligatoire. En concurrence avec d’autres pays européens, dont les industriels proposaient leurs propres modèles de bâtiments de projection, DCNS a vu son design retenu à l’issue d’une âpre compétition. Une commande d’un montant supérieur à 1 milliard d’euros qui, à l’époque, fut largement critiquée par différents pays membres de l’OTAN, à commencer par les Etats-Unis. Il y avait évidemment une certaine contradiction politique, pour ne pas dire « morale », à vendre à Moscou des bâtiments dont le besoin s’est fait sentir lors de l’affaire géorgienne, celle-là même qui avait tant ému les Occidentaux, Nicolas Sarkozy en tête. Mais cela n’a pas empêché le président français de l’époque, trois ans après la Géorgie, de donner son feu vert à ce programme. Il fut d’abord considéré que les BPC n’étaient pas en eux-mêmes des outils stratégiques, leurs importantes capacités d’emport ne devant pas faire oublier qu’il s’agit de bateaux réalisés aux normes civiles. Contrairement à des frégates et sous-marins, ils ne sont pas considérés comme des matériels sensibles, tant du point de vue de leur conception que de leurs équipements. Au-delà de ces considérations, le contrat russe permettait aussi de répondre à des intérêts sociaux importants, au moment où l’Etat devait soutenir la relance de l’activité dans les chantiers de Saint-Nazaire, alors au creux de la vague. Avec les BPC russes, la France à pu assurer 4 millions d’heures de travail à STX France et ses sous-traitants, soit 1000 emplois préservés sur quatre ans. On peut donc certes comprendre, aujourd’hui, que la vente de ces bateaux à Moscou soit critiquée, mais d’un autre côté la Russie se serait, même si la France s’était retirée du jeu, procurée des bâtiments du même type en Europe. D’autres chantiers en auraient alors profité, pour un résultat nul d’un point de vue militaire et négatif sur le plan industriel et social. Paris a donc fait preuve de réalisme, même si l’enchainement des évènements ne manque pas de cynisme.

Le Vladivostok partant en essais mer, le 5 mars (© DR)
Invendables en cas d’embargo
Il faudrait en tous cas que la crise ukrainienne et les tensions qui en découlent entre l’Europe et la Russie aillent très loin pour que Paris choisisse de ne pas livrer ces bâtiments. Sauf à ce que les Russes décident de fermer le robinet de gaz vers l’Europe où que la situation en Ukraine tourne au bain de sang général, Paris évitera à tout prix cette solution extrême, qui obèrerait probablement pour longtemps les relations franco-russes. La France n’y a strictement aucun intérêt, surtout qu’elle devrait alors gérer le devenir de ces bateaux. Il parait en effet clair que toute revente à un pays tiers serait exclue, du fait qu’elle pourrait être perçue par Moscou comme un affront diplomatique. Non seulement par la France, mais également de la part de l’éventuel repreneur. Quant à l’armée française, qui dispose déjà de trois BPC, elle n’a guère besoin de deux unités supplémentaires et surtout pas les moyens, en cette période de restrictions budgétaires, de les financer, sauf à amputer d’autres programmes. Ou alors à intégrer le Vladivostok et le Sevastopol tout en revendant à l’export deux de ses trois BPC pour mieux faire passer diplomatiquement la pilule. Mais cela serait quand même bien compliqué…