Voilà un projet français qui commence sérieusement à faire figure d’arlésienne. Une fois de plus, le programme des bâtiments de soutien et d’assistance hauturiers est remis à plat. C’est même un véritable retour à la case départ puisque la Marine nationale doit apparemment reformuler une expression de besoin. C’est sur cette base que la Délégation Générale de l’Armement lancera un nouvel appel d’offres (peut être même avant un nouvel appel à candidatures), qui aboutirait à la signature d’un contrat au mieux en 2015 pour une mise en service des bâtiments vers 2017.
Le programme, qui devait être notifié cette année, a connu de nombreuses vicissitudes, agrémentées d’épisodes assez surréalistes, dont on ne sait plus vraiment s’il faut en rire ou en pleurer, mais qui ont en tous cas abouti il y a peu à un constat d’échec.
Une affaire en gestation depuis huit bonnes années
Les BSAH, on en parle officiellement depuis 2006. Cela fait donc au moins huit ans, rien de moins, que militaires, ingénieurs de l’armement et industriels planchent sur le sujet. Avec en ligne de mire des bateaux pourtant loin d’être aussi complexes que des frégates ou des sous-marins. Concrètement, de quoi s’agit-il ? L’idée est de remplacer par une même classe de bâtiments plusieurs types de navires de soutien en fin de vie. Après une longue réflexion quant au périmètre du programme, c'est-à-dire quels modèles de bateaux seront remplacés par les BSAH, la Direction Générale de l’Armement a arrêté son projet en janvier 2010. A cette époque, elle a annoncé que le programme couvrirait le remplacement des bâtiments de soutien de région (BSR) Chevreuil (1977), Elan et Gazelle (1978), des remorqueurs de haute mer (RHM) Tenace (1973) et Malabar (1976), du remorqueur ravitailleur (RR) Revi (1985), ainsi que des bâtiments de soutien, d’assistance et de dépollution (BSAD) Alcyon (1981) et Ailette (1982), ces deux derniers étant affrétés depuis 1988 à Bourbon par la Marine nationale.

RR du type Revi (© MARINE NATIONALE)
Un partenariat public-privé pour éviter de lourds investissements
La DGA a estimé à huit le nombre de BSAH, le ministère de la Défense souhaitant mettre en place un partenariat public-privé (PPP) avec un armateur. En clair, l’idée était de faire supporter le coût de l’investissement initial à un opérateur, qui aurait ensuite loué les bateaux à la marine. Cela, au travers de la signature d'un contrat de service global de longue durée couvrant la réalisation, la mise à disposition et l'entretien des navires. La flotte aurait été armée pour moitié par la marine dans le cadre de missions purement militaires (remorquage de sous-marins nucléaires, récupération de cibles ou torpilles d’exercice…), les quatre autres bâtiments, dévolus à des missions civiles ou d’action de l’Etat en mer (comme le sauvetage, l'assistance aux navires, la lutte contre la pollution), étant opérés par des équipages civils.
Un appel à projets a donc été lancé, la DGA évoquant pour les BSAH des navires inspirés des Anchor Handling Tug Supply (AHTS), ces gros remorqueurs civils utilisés dans le secteur offshore. Des bateaux de 70 à 80 mètres de long pour un déplacement de 2000 à 3000 tonnes, leur motorisation développant entre 8000 et 12.000 cv. A l’issue de l’appel à projets, qui a permis à la DGA de retenir les dossiers répondant aux critères qu’elle avait fixés, une période dite de dialogue compétitif s’est ouverte avec les groupements retenus afin de négocier sur la base des propositions techniques et financières émises. C’est à la fin de cette étape que le contrat de service devait être signé, normalement en 2012.

Le BSR Elan (© MARINE NATIONALE)
Une facture approchant le milliard d’euros ?
Ce ne fut donc pas le cas puisque, dès le départ, le projet s’est révélé particulièrement complexe, comme ont pu le constater les groupements lauréats de l’appel à projets. Deux équipes ont au moins été sélectionnées. D’un côté, Louis Dreyfus Armateurs, associé à DCNS et STX OSV (devenu Vard depuis son rachat par Fincantieri début 2013) et de l’autre Bourbon, avec Piriou et Rolls-Royce, ce dernier fournissant un design de sa gamme UT. Plusieurs options ont été proposées par les consortiums, la construction d’une partie (si ce n’est l’essentiel) des navires à l’étranger paraissant incontournable pour des questions de coûts. Il a également été envisagé d’armer la flotte opérée par des marins civils sous un autre pavillon européen, ou encore de ne construire que deux à quatre bateaux neufs (à commencer par ceux dévolus au remorquage éventuel de sous-marins) et de modifier des unités offshore existantes pour répondre aux besoins de la marine, solution permettant de compléter à moindre frais le parc de BSAH.
Au cours de l’année écoulée, le projet a été apparemment confronté aux difficultés juridiques liées à la mise en place du PPP, avec un processus très lourd, mais aussi aux contraintes budgétaires du ministère de la Défense. Sans oublier l’intégration des caractéristiques militaires (dont certaines surprenantes) qui ont renchérit la facture. Cela, alors que certains ministères, pour des questions politiques, ont fait pression pour que l’intégralité des BSAH soit réalisée en France. Avec à l’arrivée un devis qui a explosé, la construction des huit bâtiments, leurs affrètement et leur entretien sur une période de cinq ans atteignant selon certaines sources le milliard d’euros !
Le 23 octobre dernier, le ministre de la Défense a été interrogé sur le sujet à l’Assemblée nationale. Jean-Yves Le Drian a rappelé son attachement aux BSAH mais n’a pas caché les difficultés pour accoucher du programme : « Le principe de cette flotte de remorqueurs en haute mer n’est pas remis en cause ni la nécessité d’acquérir huit navires. En revanche, l’interrogation porte sur la méthode d’acquisition de cette capacité. Un partenariat public privé est à l’étude. Je m’interroge sur l’opportunité économique de cette option. Je suis décidé à commander les bâtiments mais la réflexion sur le plan financier n’est pas aboutie. Si le PPP ne présente pas un avantage financier pour la défense, nous devrons opter pour une autre méthode ».

Le BSAD Ailette (© MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)
Un retour à l’acquisition patrimoniale ou une voie alternative
L’autre méthode, c’est l’acquisition patrimoniale, c'est-à-dire que le ministère de la Défense serait propriétaire des bâtiments. Une option à priori « idéale » pour les marins, qui préfèrent généralement compter sur leurs propres bateaux, mais qui présente un gros problème : trouver l’argent pour payer la construction. Le budget de la loi de programmation militaire étant des plus serrés et les finances publiques ne permettant pas d’extra, la cible de huit BSAH, dans le cadre d’un achat public, ne semble pas réaliste. D’où, aussi, la demande faite à la marine de retravailler son expression de besoin. Avec en filigrane de vraies questions : a-t-elle vraiment besoin pour les missions envisagées de bateaux intégrant de coûteuses et contestables spécifications « militaires » ? N’est-il pas possible d’utiliser tout simplement des bateaux aux standards offshores, déjà très polyvalents et robustes ? Et, dans ce cas, ne serait-il pas plus simple d’étendre les contrats d’affrètement déjà en place pour les BSAD et les remorqueurs d’intervention, d’assistance et de sauvetage (RIAS), dont les opérateurs disposent en plus d’équipages formés ? Des réflexions qui poussent même certains militaires à se demander s’il ne faut pas carrément changer son fusil d’épaule. Alors que la Marine nationale manque cruellement de patrouilleurs et que le programme BATSIMAR (bâtiment de surveillance et d’intervention maritime) est renvoyé aux calendes grecques, ne vaudrait-il pas mieux allonger la série des trois futurs bâtiments multi-missions (B2M), qui ont des capacités de remorquage et de soutien ? Cela, plutôt que de dépenser beaucoup d’argent dans une nouvelle série de bâtiments dont la pertinence, compte tenu du nombre incalculable de navires offshore sur le marché, des restrictions budgétaires et des réductions d’effectifs au sein de la Défense, n’est plus vraiment avérée…