La France et l’Italie vont mettre en place, dès la semaine prochaine, un comité de pilotage destiné à travailler sur un rapprochement progressif de Naval Group et Fincantieri dans le secteur du naval de défense. Ce comité sera composé de représentants gouvernementaux des deux pays, ainsi que des patrons des entreprises concernées, soutenus par différents groupes de travail. L’objectif est d’aboutir en mai 2018 à des propositions concrètes, en vue d’une présentation officielle des travaux le mois suivant. De là, une feuille de route franco-italienne pourra être actée par les Etats et industriels, en vue de la constitution d’une alliance destinée à voir émerger un leader mondial du secteur. Avant cela, il s’agit de déterminer toutes les opportunités à saisir pour renforcer la coopération et, dans le même temps, identifier certaines limites, notamment sur le plan social, que politiques et industriels savent très sensible, mais aussi la liberté d’exporter ou encore les intérêts stratégiques de chacun.
Un marché international en plein bouleversement
Bénéficiant désormais d’un fort soutien politique, ce projet, vivement soutenu par les patrons de Naval Group et Fincantieri, Hervé Guillou et Giuseppe Bono, se base selon ses promoteurs sur une « observation concrète de l’évolution du marché », qui a profondément et très rapidement muté. Ainsi, en 2003, les Européens avaient pour ainsi dire le monopole sur le marché international « accessible ». Il n’y avait aucun prétendant asiatique, les Etats-Unis se contentaient de vendre des bâtiments d’occasion et les Russes, dont le seul acteur était alors l’agence publique Rosoboronexport, étaient peu actifs et se concentraient sur des marchés captifs historiques.

Les acteurs du naval militaire en 2003
Quinze ans plus tard, le paysage a considérablement évolué. Les Asiatiques font une percée significative, non seulement sur la vente de bâtiments de surface, mais aussi de sous-marins. La Corée du sud devient un compétiteur important alors que la Chine s’installe avec une rapidité surprenante, ses industriels, en particulier le conglomérat public CSSC, profitant du gigantesque plan de de développement de la marine chinoise, avec en moyenne un lancement de frégate chaque mois et une mise à l’eau de sous-marin tous les quatre mois. Sur la base de cette expansion galopante, les Chinois vendent désormais des navires à l’autres pays, en Asie du sud-est, au Pakistan ou encore sur le continent africain. Les Russes, de leur côté, ont aussi redressé leur industrie navale, eux-aussi grâce à une croissance organique liée au renouvellement de la flotte nationale. Un redémarrage qui s’accompagne d’un fort retour sur le marché export, d’autant que de nouveaux acteurs ont été créés, à l’image d’OSK, dont le chiffre d’affaires est par exemple devenu supérieur à celui de Naval Group. En plus de ces poids lourds, d’autres concurrents commencent à émerger, comme Singapour, mais aussi l’Inde, la Turquie et même les Japonais. Quant à l’Américain Lockheed-Martin, il concoure désormais presque systématiquement aux appels d’offres.

Les acteurs du naval militaire aujourd'hui
Arrêter les luttes fratricides entre Européens
Face à ce changement de paradigme, qui évolue avec ce qu’on appelle le retour des « Etats puissances » et se déploient dans d’autres secteurs industriels, les Européens ont de plus en plus de mal à résister. Et craignent, pour être clair, de se faire distancer à plus ou moins brèves échéance. C’est sur la base de ce constat que les réflexions se sont intensifiées, ces dernières années, quant à l’opportunité d’une consolidation de la navale européenne. Avec pour objectif de mettre fin aux batailles fratricides qui risquent rapidement de se traduire par une perte de marchés au profit d’autres acteurs internationaux, et non plus comme avant seulement au profit d’autres européens.
Le modèle Renault-Nissan plutôt que celui d’Airbus
Des discussions ont été à ce titre menées à travers toute l’Europe, sachant que la consolidation de la navale, considérée comme un serpent de mer, est depuis longtemps présentée comme une nécessité, sans jamais avoir abouti. A chaque fois, les projets se sont fracassés sur le mur des intérêts nationaux et la crainte de voir les outils industriels restructurés, avec à la clé des conséquences sociales dans des bassins d’emploi ou l’industrie navale est un poumon économique. Politiquement, personne n’a voulu prendre le risque.
L’idée de constituer un « Airbus naval » étant dans ces conditions devenue clairement impossible, il s’agit désormais de tenter une autre approche, plutôt sur le modèle de l’alliance constituée en 1999 par le groupe français Renault et le japonais Nissan. C’est ce que veulent faire Naval Group et Fincantieri.
R&D en commun et meilleur maillage géographique
En unissant leurs forces, les deux industriels veulent notamment mettre en commun leurs efforts de R&D, afin de disposer d’une capacité d’innovation bien supérieure et, ainsi, maintenir une avance technologique. Il s’agit aussi de profiter des implantations internationales des deux industriels pour disposer d’un maillage global, développer une proximité avec les clients et bénéficier d’une appartenance aux tissus économiques locaux pour être plus à même de décrocher des contrats.

La présence internationale de Naval Group

La présence internationale de Fincantieri
Double soutien politique et gamme de produits élargie
A la complémentarité des filiales internationales des deux groupes pourraient dans le même temps se superposer les zones d’influence privilégiées de chaque pays, déterminant ainsi l’action commerciale. Avec même à la clé un double soutien des gouvernements français et italien, le politique étant un élément crucial pour la conclusion de contrats d’armement. Enfin, Naval Group et Fincantieri veulent élargir, en s’alliant, leur gamme de produits, allant du patrouilleur au porte-avions, en passant par les corvettes, frégates, bâtiments de projection et unités logistiques, auxquels s’ajoutent pour les Français les sous-marins.
Echanges capitalistiques
Travailler sur un modèle Renault-Nissan suppose, pour Naval Group et Fincantieri, des participations croisées. Ces échanges capitalistiques ont pour but de cimenter le projet, en apportant de la crédibilité à une alliance sur le long terme, mais aussi renforcer la connaissance mutuelle, chacun étant présent au conseil d’administration de l’autre, et in fine instaurer une confiance durable, socle indispensable à la consolidation.
A cet effet, Français et Italiens réfléchissent à ce que chacun prenne, dans un premier temps, 5 à 10% du capital de son partenaire. En fonction du succès de l’alliance, ce niveau pourrait ensuite progressivement monter.
Une société commune pour les projets de R&D et les nouveaux produits
Dans le même temps, ils souhaitent créer une société commune consacrée au développement de projets communs, avec sans doute pour commencer des programmes de R&D, puis progressivement de nouveaux modèles de navires. Ce schéma permet en particulier de répondre à la problématique de l’activité duale de Fincantieri, dont la majorité du chiffre d’affaires est réalisé dans le secteur civil. Grâce à une joint-venture, les deux partenaires pourront ainsi gérer de manière autonome le développement de leur coopération indépendamment de leur modèle actuel.
Sur quels programmes s’appuyer ?
A ce titre, le calendrier actuel n’est malheureusement pas le plus favorable. De chaque côté des Alpes, on a en effet déjà lancé, ces dernières années, les grands programmes structurants de la décennie à venir, en particulier dans le domaine des frégates de taille moyenne (FTI en France, PPA en Italie). Chacun dispose en outre de modèles récents de frégates lourdes et corvettes qui se concurrencent à l’export. Il reste néanmoins quelques sujets de coopération immédiats en termes de nouveaux programmes, les deux groupes travaillant notamment sur les futurs ravitailleurs et patrouilleurs hauturiers dont les marines française et italienne vont se doter. Il s’agit pour la France des programmes FLOTLOG et BATSIMAR.
Premières offres communes à l'export
Par ailleurs, Naval Group et Fincantieri sont parvenus à développer un modèle « hybride » de frégate, mix entre la FREMM française et sa cousine italienne, qu'ils proposent ensemble sur un programme export. Cela constitue un premier pas vers des offres communes sur le marché international. Ou plutôt un second puisqu’une première tentative a été discrètement réalisée en Allemagne, où Fincantieri et Naval Group s’étaient alliés afin de répondre à l’appel d’offres MKS180 portant sur cinq nouvelles corvettes. Dans un autre domaine, Français et Italiens ont constaté une certaine complémentarité de leurs différents modèles de bâtiments de projection, qu’ils envisagent de mettre à profit selon les marchés (pour les grandes plateformes le BPC français est sea proven alors que sur les plus petits gabarits, l’Italie a réalisé un bâtiment pour l’Algérie).
Développer les synergies
Le rapprochement franco-italien vise aussi à dégager toute une série de synergies, par exemple dans le domaine des achats, où les deux industriels pourraient réaliser des gains appréciables en réalisant des commandes groupées d’équipements. A terme, ces synergies pourraient aussi concerner le développement de certains sous-systèmes, ou encore la mutualisation de capacités industrielles, par exemple pour honorer des commandes urgentes ou prendre des contrats supplémentaires malgré une saturation des outils nationaux. Toutes ces démarches devraient permettre d’économiser rapidement des dizaines de millions d’euros.

Les frégates franco-italiennes du type Horizon (© MARINE NATIONALE)
L’expérience et les aléas d’une coopération déjà ancienne
Il est en tous cas clair que les industriels veulent lancer sans attendre des projets, un socle indispensable pour fortifier la future alliance. Chez Naval Group et Fincantieri, on estime que le renforcement de la coopération se fera d’autant plus naturellement que les deux groupes collaborent de longue date ensemble. Même si ce ne fut pas toujours simple, ils ont notamment mené à bien les programmes des frégates Horizon et FREMM, avec dans les deux cas un retour d’expérience différent. Le premier a montré les limites du partage 50/50 à tous les niveaux, y compris sur des points technologiques ou l’un des partenaires n’avait pas forcément toutes les compétences requises. Horizon fut également l’archétype de l’organisation démesurément complexe, avec la création d’une cascade de sociétés communes allant jusqu’aux grands équipementiers, rendant le projet très compliqué à gérer. A l’inverse, FREMM, probablement du fait de ces précédentes difficultés, fut une coopération beaucoup moins intégrée, aboutissant à la création de deux modèles de frégates très différents, la coopération se bornant pour l’essentiel à l’achat en commun de gros équipements. Mais ces expériences, avec leurs défauts, ont beaucoup appris et permis de renforcer les liens entre les deux industriels, qui par ailleurs s’achètent mutuellement certains systèmes. Fincantieri vend par exemple des dispositifs de stabilisation à Naval Group, qui fournit pour sa part les lanceurs verticaux des bâtiments construits par les Italiens pour leur marine et des clients à l’export. Cela, avec des missiles déjà franco-italiens, en particulier la gamme Aster de MBDA. Des équipementiers français sont aussi fournisseurs de Fincantieri, à l’image des sonars de Thales. Il faudra d’ailleurs, dans le cadre d’un rapprochement franco-italien, observer le rôle de l’électronicien français, actionnaire à 35% de Naval Group, tout comme celui de son homologue italien Leonardo. En la matière, l’idée est de ne pas mélanger les questions d’actionnariat et les relations avec les fournisseurs, la difficulté étant que parfois elles se recoupent.
Des élections majeures à venir en Italie
On l’a compris, les deux groupes ne manquent pas d’idées, ni clairement de motivation, pour avancer ensemble. Une possibilité offerte par un accord politique entre la France et l’Italie, trouvé finalement grâce au bras de fer les ayant opposés autour de la reprise par Fincantieri des chantiers de Saint-Nazaire. Après des mois d’opposition, les deux pays ont transformé ce qui aurait pu virer à la crise diplomatique en ce qu'ils veulent voir comme un symbole de relance de la construction européenne. Toutefois, si la situation politique en France est stabilisée pour les cinq années qui viennent, il faudra compter avec les élections qui auront lieu en Italie début 2018. Alors qu’une percée nationaliste est redoutée, l’équilibre des forces au parlement italien peut changer. A Paris, on se montre néanmoins confiant, observant que par le passé, malgré les soubresauts parfois compliqués de la politique italienne, la volonté de coopérer avec la France est demeurée une constante de l’autre côté des Alpes.

Le directeur général de Fincantieri, Giuseppe Bono (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Giuseppe Bono toujours aux commandes après 2018 ?
Dans le même temps, si le soutien et la volonté politique des deux pays sont essentiels, cette affaire est aussi une histoire d’hommes. Pour que ce projet voie le jour, il a en effet fallu toute la détermination d’Hervé Guillou et Giuseppe Bono, qui ont manœuvré pendant des mois pour obtenir le feu vert de leur gouvernement. Une action commune essentielle pour voir désormais le rapprochement aboutir. Or, l’un de ses deux acteurs clés n’est peut-être plus là pour très longtemps. A la barre de Fincantieri depuis 2002, Giuseppe Bono, âgé de 73 ans, a été reconduit l’année dernière à son poste de directeur général jusqu’en 2018. Ensuite, l’inoxydable patron italien, qui vient de réussir le plus beau coup de sa carrière en prenant le contrôle de Saint-Nazaire, devrait logiquement passer la main, même si certains ne seraient pas surpris de le voir briguer un nouveau mandat. Si tel n’est pas le cas, la continuité devrait néanmoins être assurée en la personne du numéro 2 de Fincantieri et artisan de son développement sur le marché militaire, Alberto Maestrini, avec lequel Hervé Guillou travaille depuis une vingtaine d’années.

Hervé Guillou, président de Naval Group (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Peut-être la base d’une consolidation plus vaste
Quoiqu’il en soit, les dirigeants français et italiens, qui partagent la même vision depuis longtemps, sont convaincus que la consolidation de la navale européenne est une nécessité absolue si cette industrie veut à terme survivre à la concurrence internationale. Et que, puisque consolidation il y aura inévitablement, mieux vaut être précurseur dans ce mouvement et conduire la locomotive que se raccrocher tardivement aux derniers wagons. A l’instar des accords franco-britanniques de Lancaster House, qui ont fait bouger certains pays européens, l’alliance que cherchent à constituer Fincantieri et Naval Group pourrait d’ailleurs inciter d’autres industriels européens à embrasser la voie de la consolidation, plutôt que prendre le risque de la marginalisation.