« L’innovation dans le domaine de la défense, ce n’est pas un jeu de marketing, c’est la supériorité technologique au combat, sans laquelle on ne gagne pas la guerre et dont dépend la vie des équipages ». Hervé Guillou, président de Naval Group, plante d’emblée le décor à l’occasion de la quatrième édition des Naval Innovation Days. C’était mercredi dernier, à Lorient. Ce rendez-vous annuel réunit depuis 2016 les partenaires étatiques, académiques et industriels du leader européen du naval militaire. Objectif : échanger sur les évolutions technologiques et programmes de recherche en cours, présenter les dernières innovations en date, échanger sur l’avenir et avoir « l’opportunité de tracer ensemble les roadmaps technologiques communes nécessaires aux différentes marines ».
Du croiseur La Motte-Picquet à la FDI
A deux pas de là se trouve la forme de construction du site morbihannais de Naval Group. Edifiée entre 1913 et 1919, cette infrastructure clé de l’ancien arsenal a assemblé son premier navire à partir de janvier 1923. C’était le La Motte-Picquet, l’un des trois croiseurs de 8000 tonnes qui marquèrent le début de la modernisation de la Marine nationale pendant l’entre-deux guerre. Depuis la mise à l’eau de ce bâtiment, en mars 1924, 117 autres sont sortis de la forme de construction, dont 30 sur les trois dernières décennies (17 frégates françaises et 13 bâtiments à l’export). Le dernier en date est l’Alsace, avant dernière unité du programme des frégates multi-missions (FREMM), mise à l’eau le mois dernier.

La forme de construction lors de la mise à l'eau de l'Alsace le 18 avril (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)

La FREMM Alsace en achèvement à flot la semaine dernière (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Après l’assemblage désormais en cours de sa jumelle, la Lorraine, la forme servira à construire la première frégate de défense et d’intervention (FDI), tête de série d’une nouvelle génération de bâtiments de combat, les premiers totalement numériques. Elle sera livrée en 2023, quasiment un siècle après le lancement du croiseur La Motte-Picquet. Entre les deux, il y a un monde technologique. Le fruit d’un siècle d’évolutions techniques et opérationnelles. Seulement voilà, le savoir-faire historique qui a si longtemps assuré la supériorité des constructeurs occidentaux et des forces navales qu’ils fournissent, se trouve aujourd’hui contesté par l’émergence des nouvelles technologies.
La révolution digitale rebat les cartes
Car avec les progrès inouïs offerts par la digitalisation des systèmes, la miniaturisation des composants, des capacités de calcul exponentielles, le développement de l’intelligence artificielle, des drones ou encore la mise au point de nouveaux matériaux, les évolutions et ruptures s’opèrent à une vitesse encore jamais connue par l’humanité. Une course folle qui ouvre des perspectives incroyables mais rebat aussi les cartes dans tous les secteurs de l’industrie. « Naval Group a 400 ans d’histoire ce qui nous procure un savoir-faire et des moyens industriels fantastiques. Pour autant, cela ne nous donne pas 400 ans d’avance, surtout avec la digitalisation qui permet aujourd’hui à des concurrents beaucoup plus jeunes que nous de se multiplier », souligne Jean Gauthier, directeur de l’innovation de Naval Group. « La déferlante digitale a des conséquences considérables. Elle engendre une dispersion des savoirs qui ne sont plus exclusivement l’apanage de la défense, à laquelle on doit l’essentiel des révolutions technologiques historiques, ou du monde occidental. Dans le même temps, les cycles technologiques évoluent beaucoup plus vite. Quand j’étais jeune, on ne faisait qu’une refonte de système de combat dans le cycle de vie d’un bâtiment. Désormais, nous nous préparons à avoir 5, 6 ou 7 générations technologiques sur les FDI. Cela suppose d’innover sur la façon de concevoir les navires, d’intégrer pleinement la dimension numérique mais aussi la digitalisation des processus industriels », ajoute Hervé Guillou. Le tout pour aboutir à des plateformes versatiles et adaptables aux évolutions technologiques comme à celles des menaces, qu’elles soient asymétriques ou dans la perspective de conflits de haute intensité.

La future FDI (© NAVAL GROUP)
Des programmes de R&T tous azimuts
Alors Naval Group multiplie les initiatives tous azimuts. Sur son site d’Ollioules, près de Toulon, on travaille sur les systèmes de combat de demain, dans des perspectives de surveillance et d’engagement coopératifs, où toute une force navale travaille en réseau avec par exemple une optimisation automatique du réglage des senseurs de chaque plateforme, en fonction de la menace. On y développe aussi de nouveaux outils faisant appel à l'intelligence artificielle pour la reconnaissance acoustique. Ces systèmes sont basés sur l’emploi de supercalculateurs et donc de l'IA, qui apportera des progrès sensibles dans l’aide à la décision, y compris dans la reconnaissance acoustique. A Nantes-Indret, on développe la fabrication additive, qui a déjà été testée à petite échelle sur un porte-hélicoptères de la Marine nationale afin de réaliser de petites pièces de rechange en PVC.

Imprimante 3D embarquée (© NAVAL GROUP)
Une technologie qui va se développer pour le maintien en condition opérationnelle mais aussi pour la construction des navires. Elle permettra par exemple de produire des hélices aux profils extrêmement complexes, Naval Group et Centrale Nantes ayant déjà réalisé une pale creuse en inox avec ce procédé. Et la plus grande imprimante 3D d’Europe est en cours d’installation à Indret pour des propulseurs et des installations nucléaires. Le site charentais de Ruelle s’oriente aussi vers la production additive en matière de mécatronique et Brest l’expérimente pour le MCO.

Pale en inox réalisée en fabrication additive (© NAVAL GROUP / CENTRALE NANTES)
Frégates en composite, drones et artillerie électromagnétique
Alors que les équipes dédiées à la cyberdéfense ne cessent de croître, on parle aussi de nouvelles capacités de détection, comme le concept de topside intégré qui déploie les senseurs sur l’ensemble de la coque des navires. Des coques aujourd’hui métalliques mais qui pourraient, demain, être entièrement réalisées en composite afin de réduire au maximum la signature radar. Ainsi, à Lorient, les architectes planchent sur des concepts de frégates faites avec ce type de matériaux, comme l’Ocean Avenger, trimaran de 160 mètres et 6000 tonnes doté de deux ponts d’envol pour la mise en œuvre de drones. Des engins robotisés incontournables des futurs combats navals. Qu’ils opèrent en surface, dans les airs ou sous la mer, depuis des bâtiments de surface ou des sous-marins, le développement de ces outils cruciaux et de leur autonomie décisionnelle est une priorité pour Naval Group.

Démonstration d'autonomie décisionnelle sur drone de surface lors des NID (© NAVAL GROUP)

Démonstration de drone de surface lors des NID (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Ce dernier étudie aussi les opportunités offertes par les canons électromagnétiques (rail guns), solution très complexe pour l’artillerie principale (qui nécessite beaucoup d’accumulateurs pour l’énergie) mais qui pourrait se révéler plus intéressante et facilement intégrable pour les affûts de moyen calibre.

Gamme conceptuelle de futurs navires (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)

L'Ocean Avenger (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Aile volante intégrant de senseurs
Afin d’accroître les capacités de surveillance, en plus des topsides intégrés et des nuées de drones, les ingénieurs français planchent aussi sur des concepts de radars et autres capteurs intégrés à une aile volante tractée par les navires et dotée de ses propres propulseurs pour être aussi employée au mouillage. C’est le PSIM X, relié au navire par des câbles d’accroche et d’alimentation électrique, qui pourrait monter à environ 300 mètres d’altitude et fournir une veille surface et aérienne à 360 degrés avec une profondeur bien plus importante que celle offerte par les senseurs du navire.

Le concept de frégate Hellfire avec notamment un PSIM X (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)

Nouvelles batteries lithium-ion présentées lors des NID (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Des navires intelligents aux batteries de nouvelle génération, en passant par les nouveaux armements, les capteurs, les matériaux ou encore la connectivité et les nouvelles technologies en matière d’interaction homme-machine (IHM), alors que bien d’autres sujets de R&T - ils se comptent en centaines - sont sur la table, Naval Group est aussi en train de revoir complètement sa manière d’aborder l’innovation. L’époque des ingénieurs tout puissants des anciens arsenaux, qui étaient pour ainsi dire seuls à avoir la maîtrise, est révolue. Avec la digitalisation et la rapidité des évolutions technologiques en cours, les travaux de « simples » start-up ou de laboratoires peuvent ouvrir de nouvelles perspectives, apporter des solutions à des problèmes jusqu’ici considérés comme insolubles voire remettre en cause l’état de l’art des croyances dans certains domaines.
Indispensable ouverture vers l’extérieur
D’où la volonté de l’industriel de s’ouvrir beaucoup plus vers le monde extérieur. Selon Jean Gauthier : « Pour conserver la supériorité technologique et opérationnelle des navires que nous développons, il faut impérativement fédérer les talents. C’est l’innovation partagée, qui repose sur plusieurs piliers. D’abord, un écosystème scientifique et technologique performant s’appuyant sur des moyens industriels et financiers. Ensuite, une gouvernance repensée sur la base de process plus rapides et agiles, ce qui nécessite une transformation culturelle. Nous sommes ainsi en train de mettre en place une innovation collaborative au service des performances opérationnelles en travaillant de manière très étroite avec les académiques, les étatiques, les fournisseurs et bien entendu les marins car il est primordial de vérifier en permanence les besoins du client et les traduire dans nos feuilles de route technologiques ».
« Une véritable transformation culturelle »
Hervé Guillou le reconnait, le nouveau monde dans lequel les anciens arsenaux fondés par Colbert sont plongés, ainsi que cette nouvelle approche collaborative, nécessitent « une véritable transformation culturelle et industrielle mais aussi du client ». Ce qui n’est pas toujours naturel dans un univers à forte inertie et un secteur historiquement assez fermé et parfois rétif aux grands changements du fait du caractère stratégique de ses activités militaires. Mais le monde charge à toute vitesse et, pour rester dans la course, l’industriel n’a pas le choix. Alors, comme les entreprises du secteur civil, il évolue et se transforme. « Le déménagement de notre centre de recherche à l’Institut de Recherche Technologique Jules Verne, près de Nantes, illustre ce changement. Nous avons déménagé pour être au cœur d’un écosystème académique et industriel, ce qui nous rend plus aptes à échanger avec d’autres et capter les innovations externes », note le patron de Naval Group.
Laboratoires communs, start-up et R&D internationale
Dans plusieurs régions, l’entreprise noue et renforce ainsi des partenariats dans des systèmes collaboratifs, l’un des derniers exemples en date étant son investissement à Rennes dans l’IRT b <>com spécialisé dans les nouvelles technologies du numérique et de la communication. Des laboratoires communs ont également été créés, par exemple à Brest avec l’ENSTA Bretagne autour des matériaux, avec l’ENSTA Paris sur l’IA, Central Nantes sur l’hydrodynamique et la fabrication additive, ainsi qu’avec EDF R&D sur la simulation numérique et l’énergie.
Le groupe a par ailleurs créé le Naval Innovation Hub pour « catalyser » l’innovation de rupture. Une petite équipe évolue notamment dans une pépinière de start-up parisienne à la recherche de technologies de rupture et de toute innovation pouvant trouver des applications dans ses savoir-faire actuels ou en devenir. Naval Group s’ouvre aussi aux jeunes pousses internationales, par exemple au travers de l’initiative Start We Up à Singapour (travaux autour de l’IA notamment) ou de la création de centres de R&D à l’étranger. Un verra bientôt le jour en Australie (avec une activité décorrélée du programme des sous-marins australiens) et un autre en Belgique. « Nous sommes en train de changer complètement de méthode. L’ouverture vers l’extérieur est devenue la règle, alors qu’elle était il y a quelques années encore l’exception », souligne Eric Papin, directeur de l’innovation et de l’expertise technologique de Naval Group.
Pendant ce temps, en interne, les exemples de la nécessaire transformation culturelle de l’entreprise se multiplient. Ainsi, à Lorient, le Design Lab permet aux architectes, ingénieurs, designers et clients de travailler et réfléchir à de nouvelles solutions pour les futurs navires. Cela, avec des espaces et outils nouveaux, comme les maquettes virtuelles.

Le Design Lab de Lorient (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)

Maquette virtuelle de FREMM au Design Lab (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Les Naval Innovation Days
Les Naval Innovation Days, qui en étaient la semaine dernière à leur quatrième édition, s’inscrivent dans cette perspective. « Le but est de rencontrer nos clients et de montrer ce que nous faisons, d’écouter leurs attentes et de co-construire des feuilles de route sur des innovations devant conduire à l’amélioration des capacités opérationnelles, et donc la supériorité au combat, mais aussi à d’autres domaines, comme les conditions de vie à bord. Cela pour des navires neufs comme des unités déjà en service et qui doivent rester au meilleur niveau tout au long de leur vie. Nous mettons en avant l’innovation partagée, avec au centre le marin, car c’est pour lui que nous innovons », explique Eric Papin.
Supériorité de l’information, de l’engagement et capacité à durer
« Nos recherches sont aujourd’hui basées sur trois grands objectifs opérationnels. D’abord la supériorité de l’information, dont le recueil, le traitement et la hiérarchisation permettent de prendre les bonnes décisions plus vite que l’ennemi. Pour y parvenir, nous travaillons notamment sur l’usage de l’intelligence artificielle et la veille collaborative ». Le second objectif est la supériorité de l’engagement : « il faut détecter avant l’autre et disposer d’armes plus performantes. Mais il faut aussi résister mieux que lui, avec une capacité à survivre et pouvoir tirer en second. Il faut pouvoir traiter des menaces conventionnelles, asymétriques et émergentes, mais aussi maîtriser l’emploi de drones aériens, de surface ou sous-marins, qui permettent de projeter des senseurs loin et donc d’accroître les préavis de détection », détaille Eric Papin. Et puis l’un des grands enjeux opérationnels du moment réside dans la capacité à durer avec des équipages réduits. « Les théâtres d’opérations sont de plus en plus nombreux et lointains, il faut être capable de réaliser des missions de plusieurs mois avec des équipages aussi performants au début qu’à la fin. Cela suppose d’améliorer les conditions de vie et de mieux gérer la charge de travail grâce aux évolutions technologiques. Il s’agit par exemple de systèmes d’aide à la décision grâce à l’IA, ou encore du développement de la maintenance prédictive comme de l’utilisation de la fabrication additive pour produire des rechanges et de la réalité augmentée pour réaliser en mer des diagnostiques ou des interventions même si l’opérateur n’est pas un expert. La réalité virtuelle nous permet aussi de développer des simulateurs toujours plus performants pour mieux former les marins à différents cas de figure, y compris des situations critiques. Ils ont alors une connaissance accrue du bateau avant même d’aller à bord ».

Marin équipé de lunettes de réalité augmentée (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)

Vision et action à travers les lunettes (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Les nouvelles technologies dans l’outil industriel
Et les technologies de pointe ne sont pas l’apanage du travail dans les bureaux et des systèmes équipant les navires qui sont construits par Naval Group. Dans les ateliers, aussi, elles montent en puissance. Alors que l’entreprise modernise ses outils de conception avec l’adoption de 3DEXPERIENCE de Dassault Systèmes, qui fera de la FDI la première frégate développée intégralement de manière digitale, les modèles numériques sont employés par les ouvriers et techniciens comme aide au montage et vérification des travaux effectués. Cela, grâce à des lunettes de réalité augmentée qui permettent de superposer ce qui doit être fait à ce qui l’est réellement. L’opérateur peut ainsi comparer, visionner des tutoriels vidéo, accéder à différentes informations, éclatés comme données techniques, remplir en direct un rapport d’intervention. Ces outils, comme par exemple les travaux conduits autour de la cobotique, font partie des développements initiés dans le cadre du programme « Usine du futur », qui vise à moderniser l’outil industriel et le rendre plus efficient. « Le gros de nos investissements va dans l’amélioration de la compétitivité, ce qui passe par la capacité à construire plus vite. Cela représente un avantage compétitif et économique important, car on peut répondre plus rapidement aux besoins des clients ou avec des préavis plus faibles et, dans le même temps, nos frais fixes sont mieux amortis », souligne Laurent Moser, directeur du site Naval Group de Lorient. Ce dernier se fixe ainsi comme objectif de réduire le temps de construction des frégates de 48 à 30 mois et celui des corvettes de 28 à 20 mois.

Eric Papin, Hervé Guillou et Laurent Moser (© MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
La compétitivité et l’export essentiels à la supériorité technologique
Une compétitivité qui contribue elle aussi, et de manière déterminante, à la supériorité technologique des marines clientes de Naval Group, à commencer par la flotte française : « nous produisons aujourd’hui une frégate de premier rang pour environ 750 millions d’euros, alors que les nouvelles frégates allemandes, moins armées, vont coûter chacune 950 millions et que les futures britanniques en sont déjà à 1.2 milliard de livres. Cela fait des gains substantiels pour la Marine nationale, de l’ordre de 400 millions d’euros par an, par rapport à ce que l’on voit dans des pays comparables », affirme Hervé Guillou. Pour le président de Naval Group : « La technologie et l’innovation ont un coût important et pour qu’elles aient un intérêt, il faut que nos clients puissent se les payer et cela dans une quantité suffisante. C’est pourquoi nous innovons aussi dans nos outils de conception et de production pour réduire les coûts et que l’export est fondamental. Car la France, même avec une excellente loi de programmation militaire comme c’est le cas actuellement, ne peut s’offrir une nouvelle génération de frégates ou de sous-marins que tous les 10 ou 15 ans. L’export est donc indispensable pour notre compétitivité, le maintien de nos compétences et le développement de nouvelles technologies. Il faut en effet investir lourdement pour innover constamment et, ainsi, garantir à la marine française la supériorité technologique au combat dont nous sommes dépositaires, tout en conservant des parts sur un marché export crucial mais de plus en plus concurrentiel ».