Après de longues années de préparation, le processus de démantèlement de l’imposante flotte d’anciens bâtiments militaires français va rapidement monter en puissance. La notification le 11 décembre du marché de déconstruction de six vieux escorteurs d’escadre, avisos-escorteurs et avisos n’est, en fait, que le premier d’une série de contrats à signer dans les prochains mois et qui va conduire à l’évacuation de l’ensemble des grosses coques en attente dans les ports français.
C’est au cours des années 2000 que la question du traitement des unités désarmées a pris de l’importance. A partir du 1er janvier 2001 pour la Méditerranée et du 31 décembre 2004 pour l’Atlantique, il n’a, en effet, plus été possible de couler au large les épaves, ce qui se faisait traditionnellement auparavant pour s’en débarrasser et, au passage, entrainer les forces ou tester de nouvelles armes. La France n’a toutefois pas attendu l’entrée en vigueur de ces limitations imposées par des conventions internationales pour, dans les années qui précédèrent, limiter les « oceanisations » de navires. A quelques rares exceptions près, comme le bâtiment de soutien mobile Garonne, coulé au large de La Réunion en octobre 2003, la Marine nationale avait déjà cessé cette pratique, essentiellement pour des questions de protection de l’environnement.

L'ex-Clemenceau de retour à Brest en 2006 (© : MER ET MARINE - V. GROIZELEAU)
Les leçons du Clemenceau
Avec une conséquence directe : faute d’une filière nationale de démantèlement, cette activité n’étant plus rentable en raison de la concurrence asiatique et du renforcement de la règlementation sur le traitement des produits dangereux, les coques désarmées se sont progressivement entassées dans les ports. Une situation qui ne pouvait évidemment durer, ne serait-ce qu’en raison d’un manque prévisible de place. L’Etat a donc décidé d’expédier ses vielles coques vers des chantiers étrangers. C’est l’ex-porte-avions Clemenceau, retiré du service en 1997, qui devait en être le précurseur. Un dossier qui se transforma, comme on le sait, en un véritable feuilleton. D’abord vendu à une société espagnole en 2003, le Q790 est ramené sous bonne escorte après avoir été repéré faisant route vers la Turquie. En 2005, il appareille de nouveau de Toulon, cette fois en direction des chantiers d’Alang. Des précautions sont prises : il est prévu de suivre sur place les travaux après avoir précédé à la formation du personnel d’encadrement et à la fourniture d’équipements, le rapatriement des déchets toxiques est prévu, sachant que la coque a été partiellement désamiantée avant son départ. Mais le vieux Clem et son remorqueur se voient interditre l’entrée dans les eaux indiennes suite à la pression de Greenpeace. L’ancien porte-avions, rentré en France en 2006 au terme d’un incroyable périple, sera finalement démantelé au Royaume-Uni, où Able UK achève le chantier fin 2010.

Le chantier Able UK avec l'ex-Clemenceau (© : DR)
Cette affaire surréaliste et devenue très politique, au travers de laquelle la marine a été largement - et injustement puisqu’elle n’était plus propriétaire du bateau - brocardée, a laissé des traces profondes. Mais elle a aussi servi à étudier et mettre en place des procédures très strictes permettant d’organiser la fin de vie de la flotte dans des conditions respectant au mieux l’environnement, ainsi que la santé et la sécurité des personnels amenés à travailler sur les vieilles coques. « Le Clemenceau a été une référence. A partir de cette expérience, nous avons bâti un type de marché robuste en termes de règlementation et efficace dans son exécution, avec une stratégie contractuelle consistant à fractionner le marché en lots et à l’étaler dans le temps. Le processus est aujourd’hui sur les rails. Nous travaillons dans l’esprit de la Convention de Hong Kong, qui ne s’applique pas aux navires militaires mais que nous nous efforçons de respecter, notamment en ce qui concerne l’inventaire des matières potentiellement dangereuses », explique l’amiral Hubert Jouot, chargé de mission Navires en fin de vie à l’état-major de la Marine nationale.

Le chantier de déconstruction de l'ex-Saône (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)
Une procédure très encadrée
Adoptée en 2009, la convention de l’Organisation Maritime Internationale sur le recyclage des navires, dite convention de Hong Kong, a été ratifiée fin 2012 par le parlement français. Elle fixe un cadre juridique sur les modalités de démantèlement et les responsabilités des Etats du pavillon, des chantiers navals et des Etats dans lesquels ils sont implantés. Elle prévoit également l'obligation pour les armateurs de fournir la liste des matériaux dangereux à bord et les conditions de sécurité dans les chantiers de démantèlement.
C’est donc sur cette base que la Marine nationale, via le Service de soutien de la flotte (SSF), établit les procédures et critères utilisés dans l’élaboration des appels d’offres pour la déconstruction des bateaux gris. Ce travail très précis, qui permet d’encadrer strictement les travaux et assure la traçabilité des matières dangereuses, explique l’utilisation régulière du terme « déconstruction », par opposition à une simple démolition ou un ferraillage, tel qu’il peut être pratiqué dans certains pays de l’océan Indien ou d’Asie.
Concrètement, une fois qu’un bâtiment est désarmé, il est vidé de ses fluides (carburant, huile, eau…) et voit différents matériels débarqués, non seulement ce qui est réutilisable par la marine, mais aussi des équipements déclassés et accessibles. Toutes les matières putrescibles et non valorisables, comme les moquettes, les aménagements, les vitrines ou encore le papier peint sur les cloisons quittent également le bord. La coque est ensuite mise en sécurité, avec par l’exemple l’obturation des prises d’air, comme les cheminées, en prévision d’une attente plus ou moins longue.

Le cimetière marin de Landévennec (© : MICHEL FLOCH)
Chaque bateau fait l’objet d’un inventaire précis des matières potentiellement dangereuses contenues à bord (nature et localisation), les principaux polluants étant les métaux lourds, les PCB, les peintures de carène et l’amiante. Cet inventaire, réalisé par des sociétés spécialisées retenues à l’issue d’un appel d’offres, est inclus dans le dossier remis aux candidats à la déconstruction, de manière à ce que ceux-ci puissent évaluer avec précision les travaux à réaliser pour traiter ces déchets et le coût inhérent. « Cela permet aux chantiers de faire des offres s’appuyant sur des données aussi objectives que possible. Les offres sont alors cohérentes et cadrées avec les besoins », note l’amiral Jouot. Cette méthode présente aussi l’avantage de ne pas exposer de manière inconsidérée les personnels des chantiers à des parties de coque contenant des matières dangereuses, puisque celles-ci ont été identifiées en amont. Il s’agit, de plus, d’un bon moyen de contrôle pour la Marine nationale. « Même si l’exhaustivité ne peut être garantie, ces inventaires sont extrêmement importants car, lorsque nous passons un marché, nous pouvons demander aux sociétés quelles filières elles comptent utiliser pour l’évacuation et le recyclage. Nous pouvons, ainsi, vérifier que cela nous convient ». Ce travail, mené depuis plusieurs années, avance bien. Sur 160 unités à éliminer, de la petite embarcation de drôme au porte-hélicoptères, 85% des inventaires étaient contractualisé fin 2013, notamment ceux concernant tous les bateaux devant entrer prochainement dans la filière de déconstruction.

Sur le chantier de déconstruction de l'ex-Saône (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)
On notera que, suite aux conclusions de la Mission Interministérielle sur le Démantèlement des Navires (MIDN), rendues en 2007, le gouvernement de l’époque avait décidé que la déconstruction des navires constituait une opération d’élimination et non de valorisation. De ce fait, les appels d’offres se font à l’échelle européenne et non à celle de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (OCDE), dont le périmètre géographique est plus large. Règlementairement, c’est la Convention de Bâle sur l’exportation des déchets dangereux qui s’est initialement appliquée mais le fait qu’elle soit mal adaptée au cas des bateaux a entrainé la signature de la Convention de Hong Kong. Et la marine, après les déboires de l’ex-Clemenceau, se fait un devoir de les respecter scrupuleusement « Nous appliquons toutes les règlementations possibles et imaginables, y compris celle de Hong Kong à laquelle les bâtiments militaires ne sont pourtant pas tenus. Nous nous attachons à les respecter car nous visons l’excellence dans ce domaine, même s’il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse car nous visons aussi une efficacité économique ».

Le chantier de déconstruction de l'ex-Saône (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)
Une activité qui n’est pas encore viable économiquement
Pour l’heure, il s’agit surtout de perdre le moins d’argent possible. Car la déconstruction de navires en Europe n’est pas encore bénéficiaire. « Aujourd’hui, le cours des métaux n’est pas suffisamment haut pour que cette activité soit rentable. Il faut également voir que les bateaux que nous faisons aujourd’hui déconstruire sont les plus anciens, donc les plus difficiles à traiter puisqu’ils contiennent beaucoup de matières dangereuses ». En fait, tout dépend de l’état des coques. Dans certains cas, l’opération est à l’équilibre, ou faiblement déficitaire, de quelques centaines de milliers d’euros. Mais parfois le projet peut se traduire par un déficit de plusieurs millions d’euros. Cette perte est prise en charge par l’Etat, sachant que celui-ci touche le produit de la vente des métaux recyclés (acier, cuivre, inox…), effectuée par l’industriel en charge du chantier.
L’amiral Jouot estime néanmoins que le bilan financier de la déconstruction devrait s’améliorer dans les années qui viennent. En dehors de la hausse prévisible de la valeur des métaux, une fois les plus vieilles coques évacuées, la génération suivante sera plus simple à traiter, avec des bateaux n’ayant connu que peu d’attente et, surtout, des coques dépourvues d’amiante. « La dépollution sera plus facile, elle nécessitera moins de personnel et on peut dès lors penser que l’écart de prix sera inférieur ». Dans le même temps, les industriels vont également progresser et faire des gains de productivité. Car actuellement, la filière est en pleine constitution, ce qui signifie une période d’investissement et d’apprentissage. Ensuite, du fait du retour d’expérience, de l’amélioration des processus et de l’amortissement des matériels, des gains seront inévitablement opérés, ce qui devrait permettre de réduire le coût des chantiers. Surtout si ceux-ci disposent d’une bonne visibilité.
Des appels d’offres par lots
C’est justement dans cette perspective que la Marine nationale a conçu ses appels d’offres, avec des lots groupés de coques et, autant que possible, des bateaux de même catégorie ou de types voisins. Après la notification de quelques marchés spécifiques, comme la déconstruction de l’ex-frégate Lucifer, achevée en 2010 à Querqueville par le groupe Suez (via ses filiales Endel et Sita) et celle de l’ancien dragueur en bois Phoenix, menée à bien à Cherbourg, en 2012, par CMO, les premiers marchés de ce type ont été remportés par la société normande Gardet et De Bezenac. Celle-ci achèvera ce mois-ci, sur son site du Havre, le démantèlement de 50 engins et embarcations qui étaient en attente à Brest (44) et Cherbourg (6). Drôme, pilotines, barges, grues et citernes flottantes, chalands de débarquement… En tout, 8 convois ont rejoint Le Havre, dont 6 pour lesquels les petites coques étaient transportées sur une barge. Leur élimination aura pris un an.

Convoi de vielles coques arrivant au Havre (© : FABIEN MONTREUIL)
Concernant les grands bâtiments, le premier contrat a été notifié fin 2012 aux sociétés Foselev et Topp Decide. Il vise à déconstruire l’ex-pétrolier-ravitailleur Saône (1948 - 1981), ainsi que les anciens bâtiments de débarquement de chars Argens (1960 - 1985) et Dives (1961- 1986). Trois bateaux dont l’état ne leur permettait pas de quitter Toulon. Les travaux ont débuté en juillet dernier sur le dock flottant RI-38, spécialement amené au port de Brégaillon, à La Seyne-sur-Mer, pour ce chantier. Les trois coques seront déconstruites d’ici l’été 2013.

L'ex-Dives (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)
Le groupe franco-belge Galloo vient, quant à lui, de frapper un grand coup en emportant le marché concernant les ex-escorteurs d’escadre La Galissionnière (1962 – 1990) et Duperré (1957 – 1992), les avisos-escorteurs Commandant Rivière (1962 – 1992) et Enseigne de Vaisseau Henri (1965 – 1996), ainsi que les avisos Détroyat (1977 – 1997) et Jean Moulin (1977 – 1999). Ces bâtiments en attente en Bretagne (sauf le Cdt Rivière qui est à Toulon) seront déconstruits à Gand à partir de l’été 2014, les travaux devant à priori s’achever d’ici la fin 2017. Galloo, qui se positionne sur le marché des navires en fin de vie depuis une dizaine d’années, a déjà traité plusieurs grands navires et a récemment mené à bien la déconstruction du méthanier français Tellier (1974 – 2011), ainsi que celui de l’escorteur d’escadre Bouvet (1956 – 1982). Il a notamment pu jouer sur ce dernier contrat, la coque du Bouvet étant la même que celles des Duperré et La Galissonnière, pour décrocher le nouveau marché.

Les ex-Duperré et La Galissonnière autour de l'ancien Colbert (© : MICHEL FLOCH)

L'ex-Commandant Rivière (© : MER ET MARINE - JEAN-LOUIS VENNE)
De nouveaux contrats attendus en 2014
Ces six vielles coques, qui représentent un poids d’environ 13.000 tonnes, devraient quitter le Finistère et le Var à partir de la fin du second trimestre 2014. D’ici là, Galloo et le SSF devront réaliser le dossier relatif au transfert transfrontalier de déchets, qui impose l’autorisation des autorités française et belge. Bien que n’ayant plus de valeur militaire, les bateaux doivent également obtenir le feu vert de la Commission Interministérielle des Exportations de Matériels de Guerre (CIEMG). Une fois toutes les autorisations administratives obtenues, les coques seront mises à disposition de l’industriel, qui aura 30 jours pour organiser le premier départ.

L'ex-Jeanne d'Arc à Brest (© : MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Deux autres grands marchés devraient être attribués en 2014. Le premier concerne l’ex-porte-hélicoptères Jeanne d’Arc (1964 – 2010) et l’ancien croiseur Colbert (1959 – 1991), qui représentent une masse d’environ 19.000 tonnes. Le premier est en attente à Brest et le second à Landévennec. Leur départ devrait intervenir vers la fin de l’année.
Le second gros contrat comprendra les ex-transports de chalands de débarquement Ouragan (1965 – 2007) et Orage (1968 – 2007), l’ex-bâtiment atelier polyvalent Jules Verne (1976 – 2010) et l’ex-bâtiment de transport et de soutien Bougainville (1988 – 2009), stationnés à Toulon, ainsi que des petits bateaux désarmés situés à Brest. L’ensemble représente autour de 25.000 tonnes.

Les ex-Orage et Ouragan (© : MER ET MARINE - VINCENT GROIZELEAU)
Sont ensuite prévues la notification du marché de déconstruction d’une quinzaine de bâtiments de faible tonnage (patrouilleurs du type P400, transrades…) en attente à Brest et Toulon, pour un poids de 3000 à 3500 tonnes, puis celle portant sur le démantèlement de l’ancienne batellerie varoise (chalands de débarquement, vedettes, pilotines…) pour environ 3000 tonnes. Les négociations sont en cours.

L'ex-Duquesne en brise-lames à l'île du Levant (© : MER ET MARINE - J-L VENNE)
Le cas des brise-lames
En dehors des bateaux en attente dans les ports, un certain nombre de vieilles coques sont utilisées comme brise-lames. C’est le cas des ex-Duguay-Trouin (1975 – 1999), Aconit (1973 – 1997) et Rhin (1964 – 2002) à Lanvéoc-Poulmic, des ex-Duquesne (1970 – 2008) et Rance (1966 – 1997) à Saint-Mandrier et de l’ex-Suffren (1968 – 2001) à l’île du Levant, ou encore des ex-D’Entrecasteaux (1971 – 2008) et Rhône (1964 – 1997) à Lorient.

Les ex-Aconit, Duguay-Trouin et et Rhin à Lanvéoc (© : MER ET MARINE - V. GROIZELEAU)
L’objectif est toujours de les remplacer, à terme, par des ouvrages maritimes, mais le coût est élevé et les ressources budgétaires limitées. Ce projet n’est donc pas une priorité. Par conséquent, avant que des digues soient construites, la présence d’anciens bâtiments comme protection face à la mer devrait encore durer de longues années. Le problème est que dans cette fonction, les coques se dégradent vite. « Il faut les renouveler régulièrement car on ne peut pas laisser plus de 5 à 7 ans un bateau à l’état de brise-lames », note l’amiral Jouot. La vitesse à laquelle les coques se dégradent dépend bien entendu des conditions météorologiques. Alors que toutes font l’objet d’une surveillance régulière, la Marine nationale travaille sur le remplacement des actuels brise-lames. Après le remplacement l’an dernier, à Lorient, de l’ex-Bouvet par l’ancien D’Entrecasteaux, d’autres mouvements vont bientôt intervenir. « Les plus vieux seront remplacés par les nouveaux bateaux désarmés ».

L'ex-Duquesne sert de brise-lames depuis 2009 (© : MER ET MARINE - J-L VENNE)
Toutes vieilles coques évacuées avant 2020
Au final, la flotte fantôme qui encombre les bases navales depuis de longues années devrait être traitée avant 2020, le gros des anciens bâtiments ayant disparu d’ici 2017. Entre les marchés déjà notifiés et ceux qui le seront l’an prochain, la Marine nationale va enfin pouvoir résorber cet épineux problème. Ensuite, une fois cette collection de vielles coques évacuée, elle pourra gérer avec beaucoup plus de souplesse la fin de vie des bateaux plus récents. « Le flux sera constant car il y a toujours des désarmements. Mais les navires seront tout de suite intégrés dans des prévisions pluriannuelles. L’idée sera de les garder seulement 2 à 4 ans après leur désarmement, en tenant compte de différents facteurs, comme la problématique des lots pour les appels d’offres, ou encore celle des pièces détachées, les premières unités d’une série servant de stock de rechange pour celles qui sont encore en service ».
On notera, enfin, que les sous-marins désarmés font l’objet d’un traitement indépendant compte tenu de leur propulsion nucléaire et du secret militaire, qui imposera leur démantèlement en France (voir notre article sur le sujet).