Pour la première fois depuis la Perle, en 2001, un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA) français a été déployé jusqu’en Asie. Parti de Toulon en septembre, l’Emeraude est rentré à sa base le 7 avril après avoir évolué en Méditerranée, en mer Rouge, en océan Indien et jusque dans la Pacifique, passant notamment par l’Australie, la mer des Philippines et la mer de Chine méridionale. Pour cette mission exceptionnelle, l’Emeraude était accompagné par le bâtiment de soutien et d’assistance métropolitain Seine, marquant la première opération de soutien à un SNA en déploiement lointain effectuée par l’un des quatre nouveaux BSAM de la Marine nationale.
Baptisée Marianne, cette mission a vu les deux bâtiments parcourir 25.000 nautiques et réaliser 200 jours de mer, avec en milieu de déploiement une relève des équipages. Le capitaine de frégate Julien Leblanc et le capitaine de corvette Arnaud Collin, qui commandent respectivement l’équipage Rouge de l’Emeraude et l’équipage B de la Seine, avec lesquels ils ont conduit la seconde partie de la mission, reviennent avec Mer et Marine sur ce qui a constitué, au-delà des enjeux géostratégiques, un beau challenge technique, humain et logistique pour la flotte française.

L'Emeraude et la Seine franchissant Suez début octobre (© MARINE NATIONALE)
Le BSAM Seine (© MARINE NATIONALE)
Une longue préparation
Déployer un SNA à l’autre bout du monde ne se fait pas en un claquement de doigts. Si ces bâtiments sont conçus pour les longs déploiements et peuvent grâce à leur propulsion nucléaire se projeter loin et longtemps, un tel déploiement nécessite beaucoup de préparation, sur le plan opérationnel avec par exemple tout un travail d’étude des cartes et données marines relatives aux secteurs où les sous-marins français n’évoluent que très rarement, comme sur le volet logistique. « Ce projet a été préparé très en amont, entre un et deux ans, par l’état-major et les équipages. Pour l’Emeraude, nous avons par exemple préparé cette mission au cours des deux précédents arrêts techniques, en faisant attention à certains matériels et en anticipant des interventions techniques puisque nous allions partir loin, longtemps et en eaux chaudes. Et puis il a fallu déterminer, en plus des nombreux rechanges que nous avons traditionnellement à bord, le matériel supplémentaire dont nous pourrions avoir besoin et l’embarquer sur la Seine », explique le CF Leblanc.
La Seine (© MARINE NATIONALE)
8 tonnes de matériels embarquées sur le BSAM
Comme le SNA allait naviguer très loin de sa base et des points d’appui traditionnels des sous-marins français, comme Djibouti pour les déploiements réguliers en océan Indien, la Seine a été choisie pour servir de navire support. Comme ses trois aînés, le dernier des quatre BSAM de la Marine nationale, admis au service actif en janvier 2020, a justement été conçu pour un tel rôle, avec la capacité d’assurer le soutien logistique d’un sous-marin et au besoin le remorquer. La mission Marianne a été l’occasion de valider cette capacité, autrefois dévolues à l’ancien bâtiment de soutien mobile Rhône (1964-1997) et qui furent aussi assurées par le bâtiment atelier polyvalent Jules Verne (1976-2009). C’est d’ailleurs ce dernier qui accompagna la Perle jusque dans le Pacifique il y a 20 ans. « Il s’agissait du premier déploiement opérationnel lointain et de longue durée de la Seine depuis son DLD (déploiement de longue durée, préalable à l’admission au service actif) en 2019. Et c’était une nouveauté puisque si les BSAM ont déjà accompagné des SNA jusqu’à Suez, c’était la première fois qu’un bâtiment de ce type allait le faire aussi loin. La Seine a été désignée pour cette mission en mars 2020, au moment où éclatait la crise sanitaire. Il a d’abord fallu établir un cahier des charges pour savoir ce que l’on attendait de nous, notamment en matière d’emport logistique et de capacités de remorquage. Nous avions par exemple eu 8 tonnes de matériels destinés à l’Emeraude à caser à bord », précise le CC Collin. Du matériel très varié allant de simples joints à des équipements plus gros, comme des compresseurs d’air et des convertisseurs électriques, trop volumineux pour être stockés sur le SNA, où l’espace est compté. Il a aussi fallu, entre autres, embarquer sur le BSAM de quoi déployer et récupérer l’antenne linéaire que le sous-marin remorque en mer. Comme ce dernier ne dispose pas de système de ravalement, ce sonar passif doit être mis en place et retiré avec le concours d’un bateau support (comme le Phaeton à Toulon) dès que le SNA entre ou sort d’un port, une manutention qui a concerné pendant Marianne les périodes d’escales. Comme l’Emeraude, la Seine a aussi bénéficié d’une maintenance adaptée en prévision du long déploiement qu’elle allait effectuer, « on a calé notre arrêt technique en fonction de la mission avec une attention particulière sur certains systèmes, comme les moteurs principaux, pour lesquels il fallait un potentiel de fonctionnement de 5000 heures ».
Equipage renforcé et formations spécifiques
Les deux équipages de la Seine (A et B) ont aussi mené une longue phase de préparation et même des formations spécifiques pour ce déploiement, sur les aspects liés au support du sous-marin. « Il a fallu entrainer et former le personnel pour obtenir des qualifications techniques supplémentaires, par exemple en matière de soudure et d’usinage chez les mécaniciens ». Ainsi, des travaux au profit de l’Emeraude pouvaient en cas de besoin être réalisés sur le BSAM, qui dispose d’ateliers. L’équipage du bâtiment a d’ailleurs été musclé pour ce déploiement, passant de 17 marins dans une configuration normale à 33. Avec un renfort en personnel logistique mais aussi médical, ainsi que la présence à bord d’une Equipe de Défense et d'Interdiction Maritime (EDIM) des fusiliers-marins, chargée d’assurer la protection de la Seine et de l’Emeraude durant les escales.
« La Seine a été un formidable facilitateur »
Le SNA aurait été capable de se déployer seul mais, souligne le commandant Leblanc, « la Seine a été un formidable facilitateur. Alors qu’habituellement, quand nous avons besoin de quelque chose il faut se le faire envoyer, là nous avions tout à bord, ce qui permet de gagner énormément en réactivité. Nous avions perdu cette capacité avec le retrait du service du Rhône et du Jules Verne, grâce à cette mission nous l’avons recouvrée ». A chaque escale, le BSAM a assuré l’avitaillement en vivres notamment, ainsi que le soutien technique du sous-marin, qui s’est systématiquement amarré à couple de la Seine. Conçue dans cette perspective, avec en particulier deux grandes défenses taillées pour maintenir un SNA sur son bordé, la Seine sert ainsi de ponton flottant au sous-marin, avec la capacité de connecter des réseaux de servitude et faciliter les transbordements de fret et matériels comme les mouvements de personnel. Avant leur départ de Toulon, la Seine et l’Emeraude s’étaient entrainés à pouvoir se mettre à couple en pleine mer, mais les deux bâtiments n’ont pas eu besoin de recourir à cette configuration pendant le déploiement.

L'Emeraude à Guam (© MARINE NATIONALE)

L'Emeraude et la Seine à Guam (© MARINE NATIONALE)

L'Emeraude vu de la Seine à Guam (© MARINE NATIONALE)
Soutien des armées françaises et coopération entre alliés
Côté escales, les deux unités se sont arrêtées dans le port australien de Perth et la base américaine de Guam, en plus d’un arrêt à l’aller et un autre au retour à Djibouti. La relève des marins s’est déroulée en novembre à Guam, où les équipages Bleu et A de l’Emeraude et de la Seine ont passé le témoin aux équipages Rouge et B pour la suite de la mission. Une relève assurée grâce au concours de l’armée de l’Air, qui a déployé jusque dans l’île américaine du Pacifique un avion de transport A400M, alors que le SNA et le BSAM se sont aussi appuyés sur l’ensemble des forcées armées françaises pour mener à bien ce déploiement, par exemple en matière de transmissions ou encore de connaissance de la région.

A Guam, l'Emeraude reprend sa mission après la relève de son équipage (© MARINE NATIONALE)
Le soutien des pays alliés de la France dans la zone indopacifique a également été un précieux atout, qu’il s’agisse de manœuvres conjointes pour lesquelles l’Emeraude et la Seine ont profité du renforcement des relations avec les flottes américaine, australienne et japonaise dans la zone ces dernières années, mais aussi de ponts d’appui. Perth, au sud-ouest de l’Australie et Guam, à l’est des Philippines, étaient en effet bien mieux situés par rapport aux zones d’opérations visées par Marianne que la Nouvelle-Calédonie, territoire français le plus proche.

L'Emeraude avec le destoyer américain USS John McCain et le porte-hélicoptères japonais Hyuga (© DR)
En ce qui concerne les interactions, la mission a été marquée par différents exercices avec les marines riveraines de la région, en particulier l’US Navy, la Royal Australian Navy et la Force maritime d’autodéfense japonaise. Alors que la France a renforcé ces dernières années sa présence navale dans la zone, poursuivant le même objectif de stabilité et de défense de la liberté de naviguer dans les eaux internationales que Washington, Canberra ou encore Tokyo, la présence de l’Emeraude a été manifestement bien perçue par les alliés. « Nous avons toujours eu un excellent contact et nous avons été extrêmement bien accueillis, à chaque exercice nos alliés faisaient tout pour que cela se passe bien. Nous avons très bien travaillé avec les uns et les autres et ressenti une vraie interopérabilité », dit le commandant Leblanc.

L'Emeraude avec le porte-hélicoptères japonais Hyuga (© DR)

L'Emeraude avec le sous-marin américain USS Ashville (© DR)

La Seine lors d'un exercice avec un Seahawk américain (© MARINE NATIONALE)
La Seine trahissait-elle la présence du sous-marin ?
Côté navigation, si ce n’est une attention particulière dans les secteurs qu’il fréquentait pour la première fois, ce déploiement n’a pas changé grand-chose pour le sous-marin, habitué à l’isolement du chasseur dont l’objectif est de débusquer sans être entendu et, pour cela, se faire le plus discret possible. A ce titre, si précieux soit le soutien logistique qu’elle a procuré, la présence de la Seine a-t-elle d’ailleurs constitué un handicap, trahissant d’une certaine manière la présence du SNA ? « A partir du moment où le sous-marin plonge, il devient de nouveau indétectable et invulnérable. La Seine nous a certes accompagné, mais il y a toujours l’incertitude de savoir si on est en dessous, ou pas ». Une incertitude que les sous-mariniers peuvent aussi exploiter.

La Seine à la mer le 27 décembre (© MARINE NATIONALE)
Un déploiement en pleine crise sanitaire
Du côté du BSAM, ce déploiement a constitué un voyage plus particulier sur le plan de la navigation : « Le Pacifique n’est pas simple, c’est un océan fait de grandes traversées loin de tout, on est souvent isolé. On l’a été mais on a toujours été soutenu par l’état-major de la Force d’action navale, le SSF, les industriels quand nous en avions besoin, cela a été un vrai travail collaboratif. L’autre point marquant est que si nous sommes habitués à être déployés loin et longtemps, nous avons eu une difficulté supplémentaire avec le contexte sanitaire », explique le commandant Collin. Cela a nécessité une période d’isolement de l’équipage avant le départ, mais a aussi complexifié les escales, ce à quoi pouvait s’ajouter les craintes de certains marins pour leurs proches selon l’évolution de la pandémie en France. « C’est là qu’on se rend compte de la qualité des marins et de leur résilience, je n’ai rencontré aucun problème humain pendant cette mission et tout le monde à fait face aux difficultés ».
Les marins de la Seine et de l’Emeraude ont pu compter sur le soutien des structures à terre, mais se le sont aussi apporté mutuellement. « Cette mission extraordinaire a rapproché les deux équipages, le soutien et l’entraide ont été permanents et cette entente mutuelle constitue une grande fierté », soulignent les deux pachas.
« Une performance collective »
Pour le commandant de l’Emeraude Rouge, « la mission s’est globalement déroulée comme prévu, alors que cela restait quand même une aventure hors normes, ce qui a aussi soudé l’équipage. Pour y parvenir, nous nous sommes préparés matériellement et mentalement. J’en retire que nos sous-marins sont très bien conçus et les équipages très bien formés, c’est une performance collective et l’on peut avoir confiance dans le personnel et le matériel ». Le CF Leblanc dit qu’il gardera « un superbe souvenir de ce déploiement », et des images fortes, comme lorsque le sous-marin a franchi le mince bras de mer séparant les îles indonésiennes de Java et Sumatra, quand le SNA s’est retrouvé face à un célèbre volcan : « Je ne replongerai pas de sitôt au sortir du détroit de la Sonde avec le Krakatoa fumant encore ».
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(© MARINE NATIONALE)