Le missilier européen a dévoilé le 14 juillet, à l’occasion du salon de Farnborough, le dernier-né de Concept Visions, son concours interne annuel de R&D. Chaque année depuis 2010, les équipes de MBDA imaginent ce que serait, pour un concept d’emploi donné, des missiles intégrant des technologies appelées à être mâtures dans 20 à 30 ans. Si l’approche est toujours la même, à savoir susciter la discussion avec les clients, Concept Visions n’accouche pas, cette fois, d’un vecteur en particulier, mais des moyens pour optimiser la mise en œuvre de ces vecteurs. Plus particulièrement, le Concept Visions 2014 consiste en une architecture de tir coopératif, avec un système de commande et de contrôle (C2) permettant la mise en réseau et le partage de systèmes d’armes terrestres, aériens et navals.
« Cette année, nous avons travaillé sur une approche permettant de faire communiquer ensemble des systèmes d’armes, le challenge étant de produire des effets à la demande quelles que soient les phases de combat », explique Laurent de Moussac, l’un des six ingénieurs de MBDA qui ont planché durant six mois sur Concept Visions, en s’appuyant sur la participation d’autres collaborateurs du groupe en France, en Allemagne, en Italie et au Royaume-Uni.
Vidéo de présentation de Stratus (© MBDA)
Vigilus, Caelus, Hoplite et C-RAM en réseau
Ces travaux ont donné naissance à Stratus, un système permettant à un opérateur d’accéder en temps réel aux moyens déployés sur zone et, en fonction de la menace, de recourir à tel ou tel système d’armes pour la neutraliser. Pour illustrer son concept, MBDA présente deux scénarii se déroulant sur une île et impliquant des systèmes d’armes imaginés par le groupe. On retrouve par exemple le Vigilus (Concept Visions 2012), un dirigeable d’observation doté de munitions rodeuses Caelus, drones aériens à emploi unique dotés de capacités d’identification et d’une charge militaire permettant de les employer comme des missiles. On retrouve également les versions terrestre et navale de l’Hoplite (Concept Visions 2013), un missile conçu pour frapper des cibles à longue distance, dans un environnement aérien très encombré et en minimisant les dommages collatéraux (voir notre article sur Hoplite). Et puis une arme laser C-RAM, actuellement en cours de développement par MBDA en Allemagne.
Vidéo de présentation de Vigilus (© MBDA)
Une simple tablette tactile pour employer différents systèmes d’armes
Dans le premier scénario imaginé pour Stratus, il s’agit de protéger un convoi allié, qui va faire l’objet d’une attaque asymétrique lancée par des forces spéciales ennemies infiltrées sur le territoire. A bord de l’un des véhicules du convoi, un officier, équipé d’une simple tablette tactile, se connecte au système Stratus. Il est alerté par le dispositif de surveillance sur zone, en l’occurrence le dirigeable Vigilus (BLIMP) de l’apparition de cinq objets non identifiés dans l’espace aérien.

Convoi allié avec en tête un lanceur sol-air (© MBDA)

Officier du convoi se servant de Stratus sur une tablette tactile (© MBDA)

Officier du convoi se servant de Stratus sur une tablette tactile (© MBDA)

Officier du convoi se servant de Stratus sur une tablette tactile (© MBDA)
Il requiert l’intervention du Caelus pour identifier ces intrus. Les images recueillies par le système électro-optique de la munition rodeuse permettent de déterminer qu’il s’agit de drones hostiles. Dans le même temps, un véhicule inconnu (SUV) fait irruption dans la zone et suit une route d’interception du convoi, qui fait donc face à deux menaces et même bientôt trois, puisque le groupe de cinq drones ennemi se scinde en deux vagues de deux et trois engins. « La liste des tâches se met automatiquement à jour et il y a une démarche de simplification. Pour les drones, par exemple, s’ils restent groupés, un seul plot est matérialisé sur l’écran que consulte l’opérateur et, dès lors qu’ils se séparent en deux groupes, deux cibles apparaissent. Lorsque les pistes sont reconnues comme hostiles, elles passent en rouge et Stratus suggère à l’opérateur de traiter les tâches dans tel ou tel ordre », précise Laurent de Moussac.

Drones ennemis (© MBDA)
Effet adapté : Destruction ou simple neutralisation
MBDA a introduit dans son concept la notion d’ « effet adapté », en clair la possibilité pour l’opérateur de choisir entre la destruction de la cible et sa simple neutralisation : « La neutralisation vise à crever les roues d’un véhicule adverse, atteindre les moteurs d’un bateau ou encore aveugler les capteurs d’un drone ». Une solution qui permet de pouvoir récupérer quasiment intact un engin ennemi, afin de l’analyser ou faire des prisonniers, mais aussi d’éviter les opérations trop meurtrières : « Aujourd’hui, l’opinion publique est très sensible au bilan humain des interventions et les armées cherchent à limiter au maximum les pertes amies et civiles. Cette tendance devrait encore se renforcer à l’avenir, les militaires étant de moins en moins autorisés facilement à tuer des gens, y compris des ennemis ».
A bord du véhicule de commandement du convoi, l’officier en charge de la défense dispose, sur sa tablette tactile, du suivi de situation en temps réel et de l’ensemble des ressources locales disponibles, avec dans le cas présent un système de missiles sol-air et un laser C-RAM montés sur des véhicules du convoi, la munition rodeuse et les systèmes Hoplite déployés à terre et en mer.

Sur la tablette tactile, Stratus propose les solutions de tir (© MBDA)
Solution de tir optimale
En fonction de la situation, le système Stratus va proposer pour chaque menace les solutions de tir optimales. Pour chacune, un décompte affiche le temps restant pour engager la cible et, pour chaque moyen, des statistiques de performances sont affichées. « Pour chaque système d’armes, Stratus calcule la probabilité d’atteindre la cible et le niveau de risque en termes de dommages collatéraux. Il présente la solution qui offre la réaction la plus rapide, afin d’éliminer la cible le plus tôt possible et, en cas d’échec, de pouvoir tirer une seconde fois. Le système vérifie aussi la proportionnalité du moyen employé face à la cible et tient également compte de la gestion des ressources, en fonction par exemple du nombre de missiles encore présents dans les lanceurs. Ainsi, s’il y a deux lanceurs disponibles, dont un quasiment vide, le système va proposer à l’opérateur de recourir au lanceur qui dispose du plus grand nombre de missiles. En fonction de tous ces critères, dont l’importance est déterminée en amont par le commandement, Stratus rejette les solutions de tir les moins bonnes et propose celles qui sont considérées comme optimales, sachant que, si aucune solution optimale n’est disponible, il est alors possible de fonctionner en mode dégradé. Le choix final revient à l’opérateur, qui dispose également d’une fonction lui permettant, avant de prendre sa décision, de demander des informations complémentaires. Une fois l’engagement décidé, le système choisit automatiquement le meilleur moment pour mettre en œuvre les armes ». Ainsi, dans le scénario présenté, trois des cinq drones sont abattus par les missiles antiaériens déployés sur le convoi, deux autres étant neutralisés par le C-RAM. Quant au SUV, il est intercepté par la munition rodeuse Caelus.

Destruction de drones avec le laser C-RAM (© MBDA)

La munition rodeuse Caelus (© MBDA)

Neutralisation du SUV avec le Caelus (© MBDA)
Redistribution des taches en cas de défaillance
Dans le second scénario d’emploi de Stratus, l’objectif est de repousser une force d’assaut amphibie composée de drones de surface (USV) et de grands engins de débarquement de type hovercrafts. En approche de l’île, la flottille ennemie est repérée par le dirigeable Vigilus, qui transmet les informations reçues vers son centre de contrôle tactique (TOC) installé à terre, dans un véhicule.

Groupe amphibie ennemi en approche de l'île (© MBDA)

Hovercrafts lancés à l'assaut de l'île (© MBDA)

Le Vigilus (© MBDA)

La force d'assaut repérée par le Vigilus (© MBDA)

Le centre de contrôle tactique du Vigilus (© MBDA)

Le centre de contrôle tactique du Vigilus (© MBDA)
A l’instar de l’officier du convoi terrestre, mais cette fois avec de grands écrans tactiles et un système holographique proposant les mêmes interfaces, les opérateurs du TOC se servent de Stratus et se préparent à engager les systèmes de défense. C’est là qu’une défaillance rend le système hors service. « Dans ce genre de situation, l’avantage de travailler en réseau est que lorsqu’un acteur disparait du système, les autres sont alertés et les taches sont automatiquement re-dispatchées », explique Laurent de Moussac. Ne pouvant plus compter sur le TOC de Vigilus, Stratus se reconfigure sur le TOC du système Hoplite déployé sur la côte, ainsi que sur un blindé (LAV) également en réseau.

Stratus redistribue les tâches à d'autres unités du réseau (© MBDA)
Dans chaque véhicule, la situation tactique est visible avec les cibles ennemies, les différents moyens alliés présents sur zone et les meilleures solutions de tir disponibles en fonction de l’effet recherché (destruction ou neutralisation). « Chaque opérateur a, généralement, une zone de responsabilité et, selon les endroits et la menace détectée, le système va optimiser la réponse et trouver le meilleur moyen d’y faire face ». Les tâches sont donc réparties : l’opérateur du LAV décide d’envoyer deux drones de combat équipés de petits missiles air-sol de type Brimstone face aux USV et le TOC Hoplite va s’occuper des Hovercrafts avec les missiles des batteries terrestres, mais aussi ceux embarqués par une frégate positionnée près de la côte. Concernant celle-ci, l’opérateur du TOC fait une demande d’engagement, qui doit être acceptée par l’officier de quart dans le Central opération (CO) du navire. Lorsque c’est le cas, l’opérateur du TOC voit la signalétique de son écran correspondant au moyen demander passer du « R » (Request) au « A » (Autorized), sachant que le tir est bien entendu décidé depuis la frégate. On notera que la notion d’effet adapté ne conduit pas, dans ce cas, à détruire les transports de troupes mais simplement à neutraliser leur propulsion.

(© MBDA)

(© MBDA)

Les drones tirent des missiles air-mer (© MBDA)

Tir de missiles Hoplite depuis une batterie terrestre (© MBDA)

Frégate alliée (© MBDA)

Stratus est disponible au CO de la frégate (© MBDA)

L'opérateur de la frégate donne l'autorisation de tir (© MBDA)

Tir de missiles Hoplite depuis la frégate (© MBDA)

Neutralisation de la force d'assaut (© MBDA)

Neutralisation de la force d'assaut (© MBDA)

Les drones assurent la reconnaissance de la zone après l'attaque (© MBDA)
Une fois les armes entrées en action, les moyens aériens effectuent une reconnaissance de la zone, afin de s’assurer que les objectifs ont été atteints ou, s’il reste une menace, indiquer aux opérateurs qu’une nouvelle attaque est nécessaire.
Sécurisation du réseau et niveau de délégation accordé aux opérateurs
Plusieurs conditions doivent être remplies pour permettre la mise en œuvre d’un système comme Stratus. D’abord, en matière de sécurité informatique, la mise en réseau d’un ensemble de systèmes d’armes nécessite une protection sans faille des systèmes de communication afin de se prémunir contre les cyber-attaques et les brouillages adverses. Une condition qui est déjà nécessaire aujourd’hui avec la numérisation progressive des champs de bataille. Côté bande passante, le flux requis n’est pas énorme et les systèmes de communication pourraient très vite répondre aux besoins de Stratus. Le C2 imaginé par MBDA s’appuie, dans le même temps, sur des règles d’engagement très claires, doublées d’un accès personnalisé à l’information et aux moyens disponibles. « Chaque opérateur a un profil utilisateur qui lui donne un accès plus ou moins complet au système et aux fonctions. Le niveau de délégation est décidé en amont par le commandement, qui détermine qui peut décider quoi. Ce serait la même chose dans le cadre d’une opération internationale, chaque pays décidant du niveau d’engagement de ses moyens dans le réseau ».
Un C2 qui s’interface sur les BMS et CMS
Chez MBDA, on insiste sur le fait que Stratus n’est pas un système de combat de type BMS (Battle Management System) ou CMS (Combat Management Systems) : « Ce n’est pas un système C4 (Command Control Communications and Computers, ndlr). Stratus se situe au niveau des C2, il s’interface avec le système de combat et utilise ses informations. Il s’agit juste d’ajouter l’application Stratus et mettre en place les communications nécessaires. L’objectif est que l’opérateur se concentre sur les moyens et l’effet désiré pour détruire ou neutraliser une cible en utilisant au mieux les armes à sa disposition, qu’il s’agisse des siennes ou de celles d’autres unités ». Pour cela, la connaissance des armes employées est fondamentale et c’est bien pour cette raison que MBDA est, comme concepteur et fabricant d’une large gamme de missiles dans les domaines terrestre, naval et aérien, légitime pour proposer une architecture comme Stratus. « Ce que nous proposons nécessite d’agir au niveau des systèmes d’armes. Pour offrir un système robuste, il faut connaitre précisément la capacité de chaque moyen », confirme Laurent de Moussac.

(© MBDA)
Compatibilité des systèmes d’armes
La mise en œuvre d’un tel C2 coopératif suppose, également, une interface commune à toutes les unités engagées. Or, qu’il s’agisse d’unités fixes, de véhicules, de troupes, de drones, d’aéronefs ou de navires, toutes les capacités offertes sur un théâtre d’opération ne sont pas forcément dotées de moyens produits par MBDA, sans compter le fait que les systèmes de combat peuvent être différents, surtout dans le cas d’une opération interalliés. Cela ne serait toutefois pas un obstacle. « Il serait possible pour des concurrents de MBDA d’intégrer Stratus, notamment si un client le demandait. L’implémentation du système est simple et peu intrusive. En fait, nous faut surtout les calculs de capacités de chaque système pour, dans une situation donnée, connaitre le résultat de telle ou telle solution. Pour cela, nous n’avons pas besoin du modèle complet des systèmes, sauf si l’on doit coordonner une attaque simultanée sur une même cible de deux armes différentes, comme un Aster et un Mistral. Dans ce cas, il est nécessaire de connaître parfaitement les systèmes ».
Pas de barrière technologique
Au final, si Concept Visions a plutôt, depuis son lancement en 2010, l’objectif d’imaginer ce que seront les champs de bataille dans 20 ou 30 ans, avec des armes de nouvelle génération intégrant des technologies futures, on se rend compte que Stratus est bien plus actuel qu’il n’y parait. Car il n’y a aujourd’hui aucun obstacle technique à la mise en œuvre d’un tel système, toutes les technologies requises étant existantes. Et, même si certains moyens utilisés dans les scénarii présentés n’ont pas encore vu le jour, soit ils seront d’actualité dans les toutes prochaines années, soit ils peuvent être remplacés par d’autres équipements déjà en service. Pour les ingénieurs de MBDA, la principale difficulté est, en fait, que l’adoption d’une intégration en réseau aussi poussée constituerait un tournant dans les concepts d’emploi et donc une évolution sensible des mentalités chez les militaires. Opérationnels et industriels vont justement pouvoir en débattre, ce qui est le but du programme de R&D du missilier européen…