Emblématique président du Cluster Maritime Français depuis son assemblée constitutive, en octobre 2005, Francis Vallat a décidé de passer la main. C’est Frédéric Moncany de Saint-Aignan, actuel président de la Fédération Française des Pilotes Maritimes, qui lui succèdera en décembre prochain, à l’issue des prochaines Assises de l’Economie maritime qui se dérouleront à Nantes. A l’occasion de l’officialisation de cette passation de témoin, nous avons souhaité revenir avec Francis Vallat sur cette annonce, et bien entendu sur le travail considérable accompli par le CMF depuis le début effectif de ses travaux, en mars 2006. L’occasion de faire le point sur cette initiative visant à fédérer les acteurs français du monde maritime, ainsi que sur les dossiers en cours et les futurs défis de l’association, qui compte aujourd’hui plus de 350 membres.
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MER ET MARINE : Vous avez annoncé hier, lors de l’assemblée générale du Cluster Maritime Français à Paris, que Frédéric Moncany de Saint-Aignan va vous succéder. Pourquoi ce choix ?
FRANCIS VALLAT : Tout d'abord je pense qu'après neuf ans de présidence depuis la fondation du Cluster, il était sage de passer le flambeau, d'introduire du sang neuf, de l'innovation, en deux mots qu'une nouvelle tête arrive à la barre du Cluster. La continuité est assurée par la permanence d'une équipe remarquable (je pense bien sûr à Philippe Perennez qui l'anime à mes côtés depuis sa fondation, à Marie-Noëlle Tiné, à Alexandre Luczkiewicz, à Emmanuel-Marie Peton, qui chacun à leur place ont accepté de se laisser envahir par la conscience professionnelle, le courage au travail, et le remarquable esprit de service - toujours en alerte, toujours mobilisable - sans lequel le Cluster n'aurait pu occuper la place qui est la sienne dans le paysage français), et par un Conseil d'Administration « engagé », très représentatif et qui est le plus beau que pouvait réunir la France maritime. Contre l'avis de certains, mais sûr de la justesse de la démarche, j'ai donc décidé non de partir, mais de laisser pleinement et entièrement la place de président à un successeur qui serait incontestable au vu de ses qualités, de son adaptation à la fonction, de sa réputation, en fait de sa personnalité telle que la reconnaissent et la saluent tous ceux qui l'ont approché. Donc oui, Frédéric va me succéder et j'en suis très heureux car je sais, plus que lui-même peut-être, sa capacité à prendre toute la dimension du poste, et à y faire encore plus montre de toutes ces qualités qu'il a déjà déployées à la tête de la Fédération Française du Pilotage Maritime, extrêmement active et appréciée sous son leadership charismatique et efficace.
Cette passation est un projet que vous mûrissiez depuis un moment…
Notre souci a été celui d'une grande continuité à la tête du CMF et cette procédure est le résultat d’une véritable identité de vues entre nous deux, en plus d’une grande amitié professionnelle et personnelle. Vous savez, cela fait longtemps que j'y réfléchis et que je l'avais identifié comme celui qui est capable de conduire le CMF sur la route de l'efficacité et d'une action toujours plus dynamique au service de la communauté maritime française. En fait, j'avais prévu de présenter sa candidature, s'il était lui-même d'accord, depuis près de deux ans. Moment où je l'avais contacté pour lui en parler d'homme à homme. Puis, ayant obtenu son accord, j'en avais parlé discrètement avec quelques pères fondateurs du Cluster, qui avaient soutenu mon choix tout en me demandant de ne pas en faire état avant la mise en oeuvre effective du processus de remplacement. Engagement que j'ai respecté sans que cela m'empêche de rencontrer régulièrement et d'échanger très fréquemment avec Frédéric, de le tenir au courant des grands dossiers, de réfléchir avec lui lorsque des évolutions importantes se dessinaient, de commencer vraiment à le familiariser avec mon travail et la fonction.
Comment va s’organiser la succession ?
Dans les faits il va prendre les commandes du CMF à la fin des Assises de l'économie maritime de Nantes. Frédéric deviendra président après quelques mois d’action concertée jusqu’à ma démission effective le 3 décembre au soir. Il y aura donc un seul président du CMF jusqu'à cette date, et un seul après, sauf que ça ne sera pas le même! Du 18 juin au 2 décembre, nous participerons ensemble aux rencontres et réunions de haut niveau, afin qu’interlocuteurs institutionnels et membres du CMF le connaissent mieux - pour ceux qui ne l'ont pas encore rencontré et qui ne sont pas si nombreux - et apprécient notre communauté d’analyse, qui n’est pas un affichage mais une vraie réalité. La préparation des 10èmes Assises se fera sous mon autorité, même si Frédéric sera très présent. Et pour finir les 10ème Assises verront la passation officielle de relais devant la communauté maritime réunie, selon des modalités non encore fixées mais qui seront très simples. Ensuite, après le 3 décembre, j'ai accepté de rester conseiller « si besoin », à disposition et seulement sur demande du président, pendant une période de 4 mois maximum (jusqu’au 31 mars 2015), ceci d’autant que, pour ne pas déstabiliser statutairement la Fédération Française des Pilotes Maritimes, Frédéric devra formellement cumuler les deux mandats pendant cette courte période, durant laquelle il privilégiera très largement son travail pour le CMF.
Quels sont vos projets personnels pour la suite ?
En plus de la présidence du salon Euromaritime en février 2015, déjà prévue et pour laquelle je travaille avec le Commissaire général et son équipe pour transformer l'essai de 2013, en doublant sa taille et en attirant une proportion massive d'exposants et d'intervenants d'autres pays d'Europe, je vais évidemment rester un administrateur actif et attentif du Cluster, au delà de la période de quelques mois de conseiller que je viens d'évoquer, et surtout sans gêner l'action de mon successeur. En fait je suivrai quelques dossiers limités et très particuliers, toujours sous l'autorité de Frédéric, et nous avons aussi parlé de la possibilité, s'il le souhaite et sur ses demandes, que je représente de temps à autre le CMF dans des évènements ou colloques extérieurs. Je ne dirai pas non plus non à d'éventuelles sollicitations « neutres », par exemple si l'on me demande de parler de la maritimisation du monde, mais ce ne sera jamais sans l'accord explicite du président. Par ailleurs, je n'exclue pas de m'intéresser à des initiatives maritimes si elles sont totalement extra-cluster, mais rien de précis à ce stade...Et surtout il est clair que mon engagement majeur sera pour dynamiser le European Network of Maritime Clusters, que je préside déjà mais auquel je n'ai pu jusqu'à présent, même si j'y ai beaucoup travaillé après l'avoir co-créé, consacrer assez de temps et d'énergie. De fait il reste beaucoup d'efforts à faire avant qu'existe un véritable « Cluster européen » entre les 17 pays concernés. Et puis il faut absolument faire aboutir les combats engagés et qui sont dans l'intérêt de tous, par exemple instaurer une coopération effective avec le futur groupe mer du Parlement européen, pour lequel nous œuvrons d'ores et déjà.
Faire entendre la voix du maritime auprès de Bruxelles est fondamental ?
Il faut faire encore mieux reconnaître l’apport majeur du maritime à l’économie européenne, indubitable mais qui n’est toujours pas bien mesuré. Certes la « croissance bleue » évoquée à Limassol en 2012 est totalement justifiée, mais les chiffres mentionnés (5,4 millions d’emplois maritimes, 7 millions en 2020) ne sont pas fiables. Trop d’extrapolations, d’hypothèses discutables, qui pourraient finalement nuire à l'objectif lui-même ou faire douter à tort de sa pertinence. D’où la priorité absolue déjà affichée par le European Network of Maritime Clusters, qui est d’obtenir une étude statistique « scientifique » commandée à des professionnels par la Commission elle-même. Ce sera long, cher, mais c’est indispensable. D’autant que la Commission dépense énormément dans des études dont beaucoup restent dans les tiroirs. Alors que là, les hommes de terrain de 17 pays en ont besoin. On y arrivera ! Le seul problème est le délai, pour une Commission qui est d’accord depuis quelque temps mais qui pensait à autre chose jusqu’à la fin du présent mandat. Grandeur et servitude de la démocratie…
Lorsque le Cluster maritime français a été lancé, on se souvient que tout le monde n’était pas vraiment convaincu par son utilité. Pensez-vous qu’il a su, au fil du temps, s’imposer comme un acteur incontournable pour traiter des questions maritimes dans l’Hexagone ?
Oui, honnêtement je pense que le Cluster est devenu incontournable au fil des années, dès lors qu'il s'agit de politique maritime. Et c'est vrai que ça n'était pas gagné, alors qu'aujourd'hui à peu près tout le monde pense que si le CMF n'existait pas il faudrait l'inventer ! Un peu comme Mer et Marine d'ailleurs, qui est son jumeau médiatique ! Tout cela illustrant ce qu'écrivait Victor Hugo: « il n'y a rien de plus fort qu'une bonne idée qui arrive au bon moment ».
Souvenez-vous, le Cluster s’est constitué et organisé - à l'origine à l’initiative de l’Institut Français de la Mer il faut le rappeler- pour promouvoir concrètement les professionnels maritimes français de qualité au nom d'un véritable « développement durable ». Et bien plus que cela en fait, l'économie maritime étant si transversale qu'elle concerne quasiment tous les aspects de la vie du pays. Les principes du CMF, son organisation et son plan d’action ont été proposés, après un an de préparation intensive avec de grands noms du maritime, et après confirmation du soutien d’une trentaine de sociétés fondatrices lors de l'AG réunie au Conseil Economique, Social et de l'Environnement à l'automne 2005.
En fait le Cluster (appellation dont l'origine provient du mot anglais cluster - qui signifie bouquet, ensemble harmonieux - lui même issu du mot français "cloître", qui est l'endroit où les moines se réunissent plusieurs fois par jour pour prier ensemble), est né de plusieurs constats :
- La France maritime, trop souvent et surtout bêtement méconnue, était déjà une force à respecter, un atout réel pour la France. Avec plus de 300.000 emplois directs (hors tourisme littoral et industries portuaires), plus de 52 milliards d’euros de chiffre d’affaires (65 aujourd'hui) et plus de dix secteurs où elle est dans le « top mondial », elle avait les moyens de représenter bien plus encore, si elle s’organisait et se mettait vraiment en mouvement.
- Dans un pays dont la tradition se rattache avant tout à la terre, et dont la culture séculaire est marquée par la richesse, la diversité et la solidité du sol - le fief - et donc par la puissance traditionnelle de sa paysannerie, puis de son industrie, le secteur maritime français souffrait en outre (ça n'est pas fini d'ailleurs) de la méfiance naïve, coupable, étroite, qu’inspirent chez nous « le commerce » et l’ouverture vers le grand large. Sans parler de l’image désastreuse du négoce et du transport, qui sont des activités considérées non pas comme subalternes, quoique, mais en tout cas moins éthiques, moins sociales, et pour tout dire moins nobles. Une exception française qui faisait d’ailleurs sourire bien des pays concurrents, pourtant tout aussi soucieux que le nôtre du bien-être et de l’emploi de leurs citoyens à l’ère de la mondialisation.
- L’économie maritime française souffrait, enfin, de notre indéniable tempérament gaulois, qui nous pousse à agir d’abord individuellement, en oubliant trop souvent que l’union peut faire la force, et que cette force peut profiter en retour à chacun de ceux qui y contribuent.
C’est ainsi que le Cluster Maritime Français est devenu le premier effort jamais tenté par les acteurs maritimes de notre pays pour se battre ensemble hic, nunc, demain et ailleurs. Tout cet effort, et c’est pour cela qu’il avait quelques chances de succès, reposant sur la volonté de ses premiers membres puis de ceux qui ont rejoint, et sur la foi de ceux qui dans toutes les professions l’ont porté publiquement et ont soutenu son émergence, ainsi que sur une coopération d’envergure avec le bras séculier marin à la fois le plus traditionnel et le plus novateur : une Marine Nationale qui voulait aider au rayonnement des talents maritimes français et afficher son appartenance à notre communauté.
Et puis nous avons mis en oeuvre des méthodes nouvelles, en tout cas dans notre milieu, dont certaines sont proches de la démocratie participative qui est dans l'air du temps. Par exemple dans la conception et le suivi de nos groupes de travail tansversaux, dits « de synergie » (intersectorielle), dont près de 45 ont oeuvré à ce jour. De fait les thèmes de recherche de synergies sont suggérés par l’équipe du Cluster ou par n’importe quel membre faisant une proposition. La discussion s’instaure et si le thème est retenu, ce qui est souvent le cas, le président du Cluster le présente au Conseil d’administration, qui le valide, ou demande des informations complémentaires, ou recommande de ne « pas suivre » (ce qui est rarissime). Ensuite les groupes se réunissent, durant deux heures toutes les quatre ou cinq semaines, sont ouverts à tous les membres qui souhaitent participer, avec possibilité pour chacun d’intervenir sur les comptes-rendus faits par notre équipe, ce qui est particulièrement utile et efficace pour nos membres de province (par exemple une cinquantaine en PACA comme en Bretagne-Pays de Loire). Puis le Cluster assure le suivi auprès des pouvoirs publics et de tous les interlocuteurs concernés. L’éventuelle publication des travaux est décidée par les groupes eux-mêmes. A noter que, sur invitation, les administrations participent très souvent à ces travaux, et enfin que tout groupe qui menace de s'enliser est arrêté sans acharnement thérapeutique. Efficacité d'abord ! C'est vraiment la volonté du Cluster, tout simplement car nous avons conscience que c'est seulement grâce à cette exigence que le Cluster aura une chance que le réel, le concret, les avancées économiques et sociales maritimes françaises (générales, ou dossier par dossier) éloignent le spectre pénélopien de « la mer toujours recommencée »…autrement dit le risque d'actions ou réflexions qui ne se confirment jamais.
Je pourrais citer aussi les plus de 2 millions de pages lues annuellement sur notre site mis à jour quotidiennement, alors que nous n'avons rien à vendre, ou encore le rythme innovant de nos clips de présentation des différents métiers maritimes, régulièrement vus dans toute la France, ou enfin le succès jamais démenti de nos brochures annuelles présentant à la fois le fait maritime, la France maritime économique et sociale, et les talents de nos professionnels...
Tout ceci pour vous confirmer finalement ma conviction qu'effectivement le Cluster est devenu assez incontournable depuis déjà quelque temps, y compris au plus haut niveau de l'Etat...Nous en avons d'ailleurs eu un signe, qui ne trompe pas, lorsque les grands candidats à l'élection présidentielle sont passés par nous pour aborder la politique maritime. Je vous rappelle en effet que c'est le président du CMF qui a été choisi comme grand témoin lors du débat sur la politique maritime organisé par le parti du président sortant; et que c'est encore le président du Cluster qui a l'a été par son challenger, maintenant élu, pour sa rencontre avec les dirigeants du monde maritime français pendant la campagne. C’était au Cap Gris-Nez, près de Boulogne-sur-Mer.
Quelles sont les grandes évolutions qu’a connues le Cluster ?
Impossible de ne pas mentionner d'abord la progression quantitative et qualitative des membres: de 30 à l'origine à plus de 350 aujourd'hui, auxquels il faut ajouter les plus de 150 membres des Clusters Maritimes d'Outremer. Le Cluster rassemble des groupes et entreprises de toutes tailles, des fédérations, des pôles mer, des laboratoires, des centres de formation, des EPIC, des acteurs économiques locaux...et donc la Marine nationale. Une progression qui a d'ailleurs permis de maintenir quasiment le niveau des cotisations (une seule augmentation, réduite, en 2008) tout en donnant au CMF les moyens de son action. Tous les métiers de la mer sont représentés depuis plusieurs années, y compris maintenant ceux de la « nouvelle industrie de la mer » : Energies marines renouvelables, biotechnologies, marétique, grands fonds marins etc. Très récemment des noms chargés d'histoire ou des figures exemplaires du dynamisme maritime nous ont encore rejoints. Je pense à des entités aussi diverses que Airbus, Akuoenergy, les marins pompiers de Marseille, CNIM, Geogas, Zodiac, le port de Dunkerque, les OPCA compétentes, ou encore les régions Bretagne, Nord-Pas de Calais, Pays de la Loire, le département de Charente Maritime, ou enfin le pôle Aquimer... De même, ce sont maintenant 1500 responsables de la communauté maritime qui se retrouvent une fois par an aux Assises de l’économie maritime organisées en particulier avec nos amis et partenaires d'Infomer (en plus de l'IFM et des Echos), et où participent aussi à côté du gouvernement (premier ministre, ministres) nombre de représentants des pouvoirs publics civils et militaires. De même encore, 250 de ces dirigeants se rencontrent six à huit fois par an autour des nos buffets dits de « networking », et près de 6000 cadres et dirigeants ont participé à la quarantaine de groupes de travail dont je vous parlais à l'instant. Tandis que ce sont près de 400 coureurs ou supporters qui participent aux 20 kms de Paris sous les couleurs de notre maillot de « l'Equipe de France du Maritime ». Enfin, j'y reviendrai sûrement, le CMF a suscité la création de six Clusters Maritimes actifs et reconnus dans les Outre-mer, et c'est également lui qui co-créé le « Réseau Européen des Clusters Maritimes » (ENMC) que je vous ai déjà mentionné, avec la volonté que soient pris en compte l’importance et le poids du maritime dans les politiques et décisions de l’Union.
Vous avez également cherché, depuis que le CMF a été créé, à nouer des liens avec les administrations et le pouvoir politique, afin notamment que les actions soient plus efficaces. Les échanges avec les pouvoirs publics sont-ils bons ?
Je voudrais insister brièvement sur la qualité du dialogue, permanent, ferme et constructif instauré avec les pouvoirs publics à tous les niveaux politiques et administratifs. Un dialogue parfois difficile, mais toujours franc, et pour lequel la légitimité du CMF n'est plus mise en doute par personne. A la fois de par la diversité et la qualité de ceux que nous rassemblons, et de par l’éthique intransigeante de notre comportement et de notre action. Car certes nous faisons, entre autres, du lobbying mais nous ne sommes pas des lobbyistes, et encore moins des lobbyistes professionnels. Aucune de nos actions en direction des autorités ne donne lieu à une quelconque rémunération spéciale (nous ne vivons que des cotisations de nos membres, à l’exclusion de toute autre forme de rémunération, qu’elle soit publique ou privée, et nous n’acceptons aucune rétribution pour quelque action spécifique que ce soit). Mais surtout nous ne défendons des dossiers particuliers que s’ils ne mettent pas en cause l’intérêt général, et nous consacrons l’essentiel de notre énergie à faire dégager des actions, des décisions, des politiques, qui puissent être des avancées pour le renforcement de la France maritime. Et puis notre « doctrine » est claire: compromis si nécessaire, compromission ou complaisance jamais! Principes sur lesquels nous sommes très vigilants et dont chacun peut vérifier tous les jours l'application rigoureuse.
A votre avis, quelles sont les réalisations les plus importantes ou les plus symboliques qui ont été menées par le CMF depuis plus de 8 ans ?
Difficile de répondre à cette question, tant le foisonnement a été intense ! Sur le fond des travaux effectués par le CMF, l'essentiel réside dans les résultats détaillés des groupes de synergie.
En ce qui concerne ces groupes de synergie, je vous citerai seulement quelques exemples d'aboutissements relativement satisfaisants, sachant que fréquemment les pouvoirs publics (cabinets, directions, services) ont permis de contribuer à leurs conclusions en répondant à nos invitations à participer aux travaux lorsqu'utile ou nécessaire. Des conclusions qui devaient et doivent en effet bien souvent intégrer contraintes ou évolutions réglementaires, voire recommander des modifications dans ces domaines. En fait la diversité des travaux menés est grande, qu'il s'agisse par exemple du groupe qui a planché sur l'amélioration de la coopération Marine nationale-Marine marchande, identifiant plus d'une dizaine d'actions intelligentes car ne supposant aucun financement, ou de ceux qui ont abouti à des rapports largement pris en compte par l'Etat, tels ceux sur l'enseignement maritime ou la réforme portuaire, dont on peut dire qu'ils ont vraiment joué leur rôle dans les réformes mises en place. Et comment ne pas citer le groupe qui a « accouché » du Fonds d'investissement Atalaya, doté d'une vingtaine de millions d'euros malgré la crise, et qui est déjà intervenu de manière déterminante dans six entreprises aussi bien du milieu maritime traditionnel que de celui des biotechnologies.
Je ne peux non plus oublier tous ces groupes qui ont ou vont déboucher sur la création de consortiums industriels nouveaux, destinés à la mise en oeuvre de décisions très importantes prises lors de nos travaux collectifs. Et là je pense à l'autoprotection des navires contre les pirates, ou aux échanges en cours par exemple pour le stockage de l'énergie, ou pour la création d'une « base arrière » de support à l'exploration puis l'exploitation de pétrole en Guyane française. Avec enfin une mention particulière et supplémentaire pour le groupe travaillant depuis trois ans sur l'exploration et la valorisation des richesses des grands fonds marins, au sein duquel un processus important est en train de se réaliser, avec pour objectif la constitution d’une filière française complète allant de l’exploration à l’exploitation, et s'appuyant sur nos grands acteurs spécialisés dans l’offshore et les travaux marins ou sous-marins (Ifremer, Technip, CGG, Bourbon, Comex, Total, Louis-Dreyfus Armateurs, Eramet, bien d'autres…). En fait tous ces champions français auxquels les autres pays feront immanquablement appel tant leurs compétences sont reconnues au niveau mondial et seront incontournables, ce qu'a d'ailleurs bien compris le ministre fédéral allemand en charge de ce domaine, qui a demandé à être reçu au CMF pour en parler.
D'une nature différente encore sont les deux groupes, rassemblant tous les métiers concernés, qui travaillent d'une part sur la structuration des moyens maritimes et portuaires pour l'éolien offshore et l'hydrolien, et d'autre part sur les problématiques des Energies Marines Renouvelables plus techniques et à moyen terme. A plusieurs reprises déjà l'existence même de ces deux groupes a fait que l'Etat a utilisé le réseau d'entreprises du Cluster pour établir la faisabilité d'une filière industrielle française EMR, tandis qu'un sous-groupe a été constitué pour examiner les voies et moyens d'intégrer raisonnablement les acteurs maritimes (armateurs) et navals (chantiers) au sein même ce dette filière industrielle, toujours dans le respect de l'intérêt de chacun.
Enfin, au titre des actions importantes et symboliques qui sont l'objet de votre question, je mentionnerais volontiers la construction patiente du dialogue existant entre le Cluster et nombre d'ONG, témoignant de notre volonté d'inscrire toutes nos avancées dans le développement durable. Notre crédibilité est maintenant totale sur ce point, de même que notre ouverture et notre écoute. Et dans le même esprit, mais sur un autre front, je voudrais dire notre satisfaction immense d'avoir contribué à ce que le maritime rentre enfin dans tous les programmes de l'Education nationale, du primaire à la fin du secondaire (une énorme avancée obtenue après des années d'efforts), ou encore souligner que ça n'est pas par hasard si deux livres récents (« Parions France » de Xavier Louy, et « Ras le bol les écolos » de Maud Fontenoy) se réfèrent abondamment au CMF...
Avez-vous des regrets, des dossiers que vous n’êtes pas parvenus à voir aboutir ?
Oui bien sûr...Au niveau du Cluster d'abord... Car même si le bilan est globalement satisfaisant, même si je crois maintenant que le sillon est profond, solide, et que nous ne craignons plus le risque d'un Simon Bolivar partant en se plaignant d'avoir « labouré la mer », je pense que nous n'avons pas encore réussi à convaincre autant que nous l'aurions aimé, à attirer tous ceux dont le Cluster a besoin pour faire qu'existe enfin une véritable « place maritime française », même si celle-ci commence cependant à balbutier. Mais Frédéric, j'en suis absolument certain, va transformer l'essai avec l'aide de la merveilleuse équipe du Cluster.
Au niveau du pays, nous n'avons pas réussi à ce que soit instaurée une vraie politique maritime. Et l’on cherche en vain et encore la véritable Vision que nous avons si souvent réclamée, la mise en perspective qui aurait permis d’éclairer la route et de croire plus en l’existence d’une stratégie maritime pour notre pays. Même trouble d’ailleurs – est-ce une coïncidence ? – que celui du citoyen cherchant vainement la vision du « Prince » en matière de Défense, où il semble que seuls le talent et la fermeté du ministre ont peut-être (les discussions actuelles imposent la circonspection) permis d’éviter le pire dans la Loi de Programmation Militaire.
Mais toujours pas d’actualisation du « Livre bleu Stratégie nationale pour la mer et les océans » (en espérant que ça n’est pas parce que l’original datait d’avant l’alternance !), pas de grand débat parlementaire annuel comme réclamé par le Cluster. Seulement quelques discours et déclarations manquant de souffle et démontrant surtout - au mieux - une juxtaposition de visions partielles. Malaise encore accru par les trop nombreux manques, occasions ratées, décisions repoussées, évolutions parfois angoissantes, que nous avons vécus. Avec à l’arrivée l’impression frustrante d’un bilan, pas nul mais trop négatif alors que de belles avancées étaient possibles par les talents réels, mais trop hétérogènes et peu harmonisés ou organisés, réunis dans l’équipe gouvernementale précédente, et peut-être dans l'actuelle.
Pouvez-vous nous donner quelques illustrations de ces rendez-vous manqués et difficultés rencontrées avec les pouvoirs publics ?
J’ai mentionné «à l’actif » la qualité et l’intensité du dialogue « individuel » avec des responsables étatiques souvent compétents et ouverts. Mais comment ce dialogue pouvait il vraiment aboutir face à des perversions rendant difficiles toute cohérence. Par exemple la succession de trois ministres du Développement durable en moins de deux ans : une ministre « éclair », puis une ministre militante et peu concernée par l’économie y compris sociale, enfin un ministre diaphane ? Ou encore face à des soi-disant « avancées » ignorant superbement - au moins au niveau de la méthode - les vœux unanimes de la communauté maritime française rassemblée ? Je citerais par exemple volontiers la volonté de fondre l’Agence des Aires Maritimes Protégées dans la future Agence de la Biodiversité alors même que tous les acteurs de la mer - ONG environnementales et professionnels d’une seule voix- s’étaient unis et le sont encore pour demander que cette solution ne soit pas choisie. Je pense aussi à la longueur et à la complexité de débats nationaux parfois confus car trop démultipliés, non hiérarchisés, mettant finalement au même niveau nécessités prioritaires et préoccupations accessoires, et donc ne permettant pas véritablement une vraie concertation. Voir entre autres le débat sur la transition énergétique, où certes beaucoup ont pu s’exprimer - apparente démocratie - mais sans que soient finalement clairs les circuits ultimes de décision, ou « calibrée » la prise en compte de la responsabilité réelle des différents intervenants.
Il est hélas aussi indispensable de souligner, malheureusement, les très anormaux et difficiles blocages que nous avons dû vivre, tant sur certains dossiers généraux majeurs que sur certains dossiers particuliers, pourtant exemplaires tant sur le plan de l’économie et de l’emploi que de l’environnement. Désespérant ! A titre « général » je pense par exemple à l’absolu manque d’intérêt du ministre de la Recherche pour nos très importants travaux, avec tous les acteurs concernés, sur les conditions de la future exploration des grands fonds marins. Et ce alors même que la France, contrairement à ses engagements du CIMER de juin 2011, a tellement de retard sur la définition de sa « stratégie pour les grands fonds ». Heureusement que plus d’intérêt a été marqué par le Secrétaire Général de la Mer, Matignon et le ministre en charge de la Mer, sinon le seul choix eût été d’essayer de « faire sans l’Etat », ou ailleurs... A titre « particulier » comment ne pas citer, encore et encore, un dossier comme celui des granulats de la Pointe d’Armor en baie de Lannion, pour lequel l’absence de décision positive après des années d’instruction (positive sur tous les plans et par toutes les autorités nationales et locales, administratives ou élues) devient un véritable scandale, et pas seulement au regard des emplois menacés dans deux usines et dans un armement qui ne pourra plus survivre longtemps, la Compagnie armoricaine de navigation ? De fait, ce qui est en cause dans ce cas touche aussi aux principes du fonctionnement de l’Etat, dans la mesure où la procédure avait bien abouti (avant l’été dernier) à ce que l’on appelle un « bleu » c'est-à-dire à une décision finale de Matignon devant être mise en exécution.
Vous semblez regretter un manque de décisions de l’Etat dans certains domaines ?
Malgré quelques succès importants, je pense par exemple à l'action de F.Cuvillier dans le domaine de de la pêche, ceci amène évidemment au problème général de la décision, ou plutôt d’une certaine indécision, accrue elle-même par la remise en cause des quelques arbitrages enfin décidés. Ce phénomène dont nous avons souffert s’est malheureusement incarné sur différents fronts : adaptation de la loi de 1992 sur le ravitaillement énergétique de la France: question toujours non réglée; retards accumulés en matière d’aquaculture: question toujours non réglée; équipes privées armées à bord de nos navires de commerce, mais là on en sort enfin; mécanismes de transition pour les zones SECA: question non réglée... etc…etc… Mais la meilleure façon d'illustrer notre perplexité est d’indiquer que pendant près de deux ans les RIM (Réunions Interministérielles) se sont succédées à Matignon, voire se sont répétées à de nombreuses reprises sur les mêmes sujets, mais trop souvent sans aboutir concrètement, (alors que normalement quasiment chacune est prévue pour être décisionnelle. Ou encore de rappeler que nous - les responsables professionnels - avons eu à « gérer » des situations à peine croyables au niveau des arbitrages effectués par le premier ministre.
Un exemple ?
Celui de la lutte contre la piraterie et des gardes privés embarqués, où très vite les acteurs économiques concernés ont dégagé une vision commune malgré leurs différences (armateurs commerce, pêche, et plaisance) mais où l’Etat n’a cessé d’atermoyer en son propre sein.
Et que dire des décisions de simplification administrative pour les EMR, à prendre naturellement dans le respect de notre Etat de droit (premier et dernier recours au Conseil d'Etat, alourdissement des sanctions pour recours abusif, vérification de l’intérêt pour agir, annulation partielle d’un projet en cas de condamnation partielle….) dont la problématique a été analysée et donc est parfaitement connue de tous depuis des mois ? Mais sans que rien ne se passe, alors même que nos industriels et développeurs, ceux-là même qui ont joué le jeu risqué de la filière française, ont un besoin absolument impératif de visibilité !
Le plus inquiétant dans ces quelques exemples étant que nous parlons de dossiers et décisions relevant de la compétence régalienne de l’Etat, c'est-à-dire de domaines pour lesquels le gouvernement précédent n'avait pas l’excuse – réelle – du manque de moyens financiers, de la nécessité de ne pas creuser encore les déficits publics. Ce que nous lui demandions, et demandons toujours, était juste de faire son travail, de décider, de choisir… et éventuellement d’exercer son autorité, y compris vis-à-vis de certaines féodalités administratives pouvant avoir des conceptions différentes de l’intérêt général.
Finalement, est-ce que tout ceci ne démontre pas que l’Etat n’a pas encore pleinement pris la mesure des enjeux maritimes et de leur importance pour la France en termes de développement économique et social, mais aussi d’environnement ?
En effet, je pense que ça n'est pas le cas, même si dans le domaine institutionnel, étatique par excellence, des efforts réels ont été faits, mais avec trop souvent du retard là aussi. Nous avions réclamé la reprise des Conseil interministériel de la Mer en 2010, ce qui a été réalisé à Guérande, en juin 2011. Nous avions alors dit qu’il en faudrait un tous les dix-huit mois. Nous avions ensuite compris que le calendrier politique de 2012 ait pu l’empêcher, et nous avions dû nous satisfaire que le suivant ait lieu seulement en décembre 2013, dans un contexte dont il est toutefois légitime de reconnaître qu'il fut finalement satisfaisant, (sous réserve que les décisions prises soient appliquées, ce qui est loin d'être évident à ce jour s'agissant des domaines que j'ai déjà énumérés). De même nous avions espéré que, le gouvernement déroulant ses « Assises de la mer » en 2013, cela puisse qui déboucher sur une nouvelle sorte de nouveau Livre bleu, ou à tout le moins sur la mise à jour du précédent. Je pourrais encore citer le débat parlementaire annuel que nous réclamons et dont la mise en œuvre semble être passée aux oubliettes. En fait l'un des rares points positifs, mais il est...paradoxal, est que la mer et les activités maritimes sont enfin devenues un enjeu de pouvoir au sein du Pouvoir lui-même. Ca n'est pas toujours facile à vivre mais c'est plutôt un bon signe, par rapport à l'indifférence relative des gouvernants précédents, sauf rares et lointaines exceptions: Louis XIII et Richelieu, Louis XIV et Colbert, l'empire colonial.
Vous appelez donc, inlassablement, à une prise de conscience et la mise en œuvre d’une politique maritime ambitieuse…
Il est clair qu’il est plus que temps, à l'ère de la maritimisation du monde, que l'Etat prouve qu'il a compris que la grande et dynamique économie maritime française est l'un des atouts majeurs pour l'avenir de notre pays avec ses professionnels reconnus partout dans le monde, sa résistance à la crise en Europe, ses conquêtes à l'international, ses acteurs à la pointe de nombre de combats aussi bien sur le plan du développement durable que de l'emploi, ses véritables champions internationaux engagés dans l'émergence des grandes filières du futur (des EMR aux grands fonds marins en passant par les biotechnologies, l'aquaculture)... Pour résumer l’équation est simple : le constat que la mer est l’avenir de la Terre est une évidence, le fait que la France dispose d’atouts exceptionnels à l’aube du XXI° siècle (ZEE immense, grands professionnels de qualité) ne peut plus être discuté, la France maritime est donc le levier d’avenir du pays!
Soyons clairs enfin sur une méthode pour laquelle nous ne sommes pas (encore) rassurés ! Le Cluster Maritime Français, qui a su résister au découragement malgré ces nombreux retards dans les décisions essentielles dont la France maritime a besoin plus que jamais, et qui reste fondamentalement attaché au dialogue dont je parlais avec les autorités de notre pays, a du mal à comprendre et à accepter que la mer soit absente des priorités affichées. Fidèle à sa position constante et bien connue, fondée sur la nécessité de l'existence à la fois d'un niveau interministériel fort (Secrétaire Général de la Mer membre du cabinet du premier ministre) et d'un ministre fort officiellement en charge de la mer, le Cluster espère qu'une correction sera apportée sans trop tarder. Mais le plus important est à ses yeux que le ministre « en charge » dispose du soutien vigilant de Matignon et de l'autorité voulue tant sur les services qu’au sein du gouvernement lui-même, lui permettant de prendre ou de faire appliquer enfin (et au moins) ces décisions régaliennes urgentes dont les professionnels maritimes français ont besoin pour avancer et faire gagner notre pays (en commençant donc après la piraterie, par le ravitaillement de la France en produits énergétiques, les simplifications administratives pour les EMR, la plus grande lisibilité dans les dispositions réglementaires et légales, sans oublier les nombreux dossiers particuliers inexplicablement en souffrance).
Vous avez évoqué la piraterie, qui a été contenue au large de la Corne d’Afrique mais qui se développe ailleurs, notamment en Afrique et en Asie. Ce phénomène renvoie à la problématique plus générale de la sûreté maritime, qui inclut aussi les trafics illicites mais également des tensions entre pays, en marge de la convoitise croissante de territoires maritimes potentiellement riches en matière premières. Avec à la clé de possibles conflits. Est-ce un sujet qui vous préoccupe ?
C’est en effet un sujet qui soucie le cluster maritime, même s'il ne le concerne pas directement, et surtout sur lequel il ne peut exercer la moindre influence directe, sauf à plaider là encore, car il y a aussi la protection des échanges, des routes commerciales, la piraterie... pour le maintien à niveau et la présence sur les mers de notre Marine nationale. Reste que les enjeux sont énormes autour de la sûreté maritime internationale. Je citerais en particulier les « incidents » désormais réguliers qui surviennent en mer de Chine où s’opposent de temps à autre les flottes militaires des pays riverains (Taïwan, Philippines, Malaisie, Japon, et Vietnam récemment encore) à la flotte militaire chinoise...le plus souvent de manière très déséquilibrée. On pense bien sûr aux îles Paracels et Spratleys, mais pas seulement. Il faudrait aussi citer les iles sans nom, les tentatives d'installer des plateformes industrielles... En fait il s'agit de toutes ces zones, y compris dans la ZEE de ses voisins, où l’objectif immédiat est pour la Chine de contrôler des ilots stratégiques, mais aussi les ressources qui les bordent. Or la méthode employée s’apparente à des tentatives de règlement des différends non plus par la voie diplomatique ou l’application des conventions internationales, mais par l'intimidation, voire la menace. Cette logique risque de remettre en cause l’ordre international que nos prédécesseurs sont parvenus à établir pour garantir et sauvegarder la liberté des mers. Si ces principes ne sont plus défendus, l'anarchie s'installera, puis la violence. Avec un risque de retour à des affrontements armés et à des crises régionales graves menaçant la paix du monde. Du coup il ne s’agira plus seulement de liberté de circulation, mais aussi de la protection de toutes ces ressources alimentaires, pharmaceutiques, minières... qui font de la mer l’avenir de la terre, que ce soit celles des grands fonds, des zones économiques exclusives et de la haute mer (à condition de les exploiter proprement et en les sécurisant). Tout ceci est une préoccupation plus que légitime pour le CMF, car si nous ne sommes certes pas compétents pour suggérer les moyens militaires nécessaires, si nous ne le sommes pas pour faire les choix qui appartiennent aux politiques et au président de la république, Chef des armées, nul ne peut nier que nous devrions avoir été entendus sur les enjeux, nous qui sommes présents sur tous les océans et commerçons, explorons, exploitons, pêchons et exportons nos services dans le monde entier. Notre expérience à l’international aurait dû imposer que nos voeux soient pris en compte dans la définition des priorités. C'est bien la maritimisation du monde qui nous place irrésistiblement dans le sens de l’histoire, notre vraie force étant que l’avenir de l’homme, et singulièrement de la France, passera de plus en plus par la mer, que notre pays a et aura de plus en plus besoin de sécuriser les activités maritimes que nous représentons et représenterons ,et sans lesquelles il ne saurait y avoir de développement durable. Nous aurions aimé être entendus un minimum lorsque nous avons voulu appeler l’État, au vu des enjeux stratégiques majeurs liés aux océans – qu’ils en soient le vecteur où qu’ils deviennent eux-mêmes l’enjeu des conflits de ce siècle – à ne pas sabrer les moyens navals et aéronavals, et même plutôt à les renforcer.
Restons loin des côtes hexagonales tout en restant en France. Les territoires ultramarins font en effet que notre pays possède le second espace maritime mondial, avec 11 millions de km de Zones Economiques Exclusives, qui peuvent d’ailleurs elles aussi susciter des convoitises. Les enjeux liés à la mer dans l’Outre-mer sont en tous cas très importants et, d’ailleurs, ces territoires se dotent eux aussi de Clusters maritimes. C’était un souhait de la part du CMF ?
Oui, cela a été un objectif de notre groupe de travail synergie « Outremer » dès le début de ses travaux. Un objectif pour lequel nous avons eu au départ un peu de mal à trouver les voies et moyens, jusqu'à ce que nous décidions - avec nos quelques contacts sur place (souvent des pilotes, merci la FFPM!), et avec les membres du CMF ayant des activités voire des filiales ou sociétés soeurs dans les DOM/TOM de l'époque, de mettre en place une démarche « bottom up » plutôt que « top down ». C'est en effet en suscitant des démarches locales, animées par des responsables locaux intéressés par le concept même « d'approche clusterienne maritime », que nous avons pu constituer des noyaux durs et préfigurateurs, eux-mêmes essaimant sur leur territoire et convaincant - avec notre aide bien sûr - d'autres responsables de leur économie maritime, de participer à l'initiative. C'est ainsi que, sur un modèle finalement très proche du notre, tant en termes de statuts que de logo, de méthodes, d'axes d'action, sont nés les Clusters Maritimes de Guadeloupe (CMG), La Réunion (CMR), Guyane Française (CMGF), la Martinique (CMM), Polynésie Française (CMPF), tandis que la création de celui de Nouvelle-Calédonie est une affaire de quelques jours, ou au pire de quelques semaines . Les uns et les autres participant au fameux groupe Outremer du CMF,où sont par ailleurs invités le SGMer et la DGOM, et sont destinataires de tous nos compte-rendus. Ils peuvent donc y réagir, les amender, et passent régulièrement par nos bureaux parisiens pour améliorer la coordination et croiser les bonne pratiques.
Quel est l’intérêt de ces clusters ultramarins ?
L'intérêt de faire vivre ces clusters d'outre-mer, voire de les intégrer de plus en plus d'un réseau ouvert et solidaire, est à mes yeux évident. D'abord ils sont une partie essentielle de la France, et singulièrement de la France maritime. Et pas seulement à cause de l'étendue de leurs ZEE, sans laquelle nous ne pourrions nous gargariser (trop parfois) d'avoir le deuxième territoire maritime du monde. Ensuite parce que de ce fait et compte tenu de l'épuisement des ressources terrestres traditionnelles, ils sont un véritable atout d'avenir pour leurs populations comme pour notre pays tout entier. A condition que l'on fasse quelque chose de leur énorme potentiel bien sûr, et qu'on le sécurise. Et puis il y a encore et toujours ce constat tout simple pour notre France maritime: plus nous sommes nombreux et ensemble à pousser dans le même sens, plus nous avons de chances d'avancer, d'être entendus et respectés. Que ce soit pour ces dossiers qui nous sont communs ou pour ceux où nous pouvons nous soutenir les uns les autres. C'est d'ailleurs dans cet esprit, et nos amis d'outre-mer le savent bien, que nous relayons leurs préoccupations et suivons leur traitement auprès des centres de décision de la capitale, ou que nous travaillerons tous ensemble, et émettrons probablement des recommandations communes à l'occasion d'une Journée des Clusters Maritimes d'Outre-mer qui se tiendra à Paris le 5 décembre et qui sera donc présidée par mon successeur. Dans l'intervalle, le CMF a mis en oeuvre un certain nombre de dispositifs pour mettre en avant leur existence, leurs réalisations, et entretient un dialogue suivi avec le ministère des Outre-mers.
Le réseau se développe aussi à l’international, avec l’European Network of Maritime Clusters, vous l’avez évoqué, ou encore la création du French Maritime Committee in Singapore, qui va regrouper les entreprises françaises présentes dans ce centre de gravité mondial du maritime qu’est Singapour. Qu’apportent ces structures ?
Pour l'ENMC je vous ai déjà en partie répondu. J'ajouterais seulement que nous sommes d'ores et déjà l'interlocuteur transversal naturel de la Commission européenne, qui est d'ailleurs présente officiellement à chacune de nos réunions annuelles rassemblant les 17 clusters nationaux existant, comme ce fut le cas depuis que je le préside. C'est à dire à Schengen en 2012, à Lisbonne en 2013, à Sofia bientôt...Une Commission qui était aussi présente à notre AG de ce 17 juin. Je dirais encore que le jour où nous aurons fini de nous organiser en vrai Cluster européen (ce qui prendra quelque temps tant la situation est différente selon les pays: différence de nature, publique ou privée, entre les clusters; différences de maturité, certains étant émergents ou en construction; différences de périmètres, de méthodes), ce jour là nous serons vraiment une force incontournable que chaque métier maritime pourra utiliser s'il le désire, pour pousser ses dossiers légitimes, faire mieux comprendre ses problématiques, et forcer parfois les barrières d'un certain autisme bruxellois. Mais déjà, dès maintenant, nous sommes une force qui compte à Bruxelles, où nous pouvons être reçus à tous niveaux si nous le demandons, tout au moins à la Commission. Et cela est en train de se dessiner aussi au niveau du Parlement européen, dont le rôle doit indubitablement s'accroître dans les prochaines années et où, comme je vous l'ai déjà dit nous aidons à la constitution du futur groupe mer et faisons tout pour instaurer un dialogue ouvert, constructif et confiant avec celle qui devrait en être la future présidente.
Pour Singapour nous sommes dans une problématique différente. Il s'agit en effet de la création, par le Cluster Maritime Français en coopération avec la Chambre de commerce locale - et sur l'instigation de responsables d'entreprises françaises de Singapour ayant suivi les travaux du CMF, voire filiales de sociétés membres du CMF ici-même - d'une entité cluster « correspondante » et se voulant affiliée au CMF (mêmes principes, même logo, décisions prises avec le CMF...). C'est le résultat positif de contacts pris avec et par notre représentante lors d'un récent salon, puis de réunions de travail tant à Paris qu'à Singapour, et enfin de nombreux échanges par télécommunications, en même tant que le fruit d'une approche commune et d'une coordination voulue à tous les stades. Avec évidemment pour objectif la promotion, la solidarité, la dynamisation des chances et des actions des professionnels maritimes français en Asie du Sud-est et dans les zones adjacentes.
Quels sont, selon vous, les grands enjeux futurs qui attendent la France sur le plan maritime et sur quels grands dossiers doit travailler le Cluster dans les années qui viennent ?
Pour le Cluster lui-même, par rapport à son propre rôle, l'impératif est lumineux: le CMF doit continuellement faire preuve de plus d'efficacité, d’esprit de service, car ses membres sont dans le concret, ont les mains dans le cambouis, font face à une crise qui n’épargne personne. Ils ont donc le droit d’exiger de nous des démarches « productives » à tous niveaux : fondements de politique maritime, soutien efficace à leurs dossiers, lancement de nouvelles initiatives « business »...
Pour le reste, voici ce que je peux vous répondre, un peu dans le désordre, merci de ne pas m'en vouloir :
Au-delà des dossiers en cours, marqués tous par sa volonté de favoriser le « développement durable » de la France maritime, je vous ai déjà indiqué qu'une ambition du CMF est qu’il y ait dorénavant un débat parlementaire annuel sur « La Politique Maritime de la France », occasion unique pour les pouvoirs publics, avec l’appui des professionnels et des administrations, de « vérifier » la pertinence de la stratégie maritime, d’actualiser périodiquement le Livre bleu. Sachant naturellement que le Cluster veillera à ce que les responsables économiques jouent le jeu. Oui, ça pourrait être le grand rendez-vous de l’ambition maritime de la France. Oui, nous considérons, comme nous l’avons déjà dit, que ce débat public pourrait être d’une importance capitale, et qu’au-delà des clivages politiques le nouveau gouvernement pourrait compter sur les professionnels pour que cette procédure devienne un vrai rendez-vous de la France avec son secteur maritime. Je le répète, nous jouerions le jeu. Pas question d’utiliser une telle avancée en la gâchant par des prises de position faciles et irresponsables. Nous savons que l’État ne peut pas tout faire, que la situation financière limite les ambitions. Ce qui nous importe est que ce débat soit l’occasion de valider les choix stratégiques et de procéder aux ajustements nécessaires en tenant compte de toutes les contraintes et opportunités.
Une autre ambition est d'aider à rendre utile le Conseil National de la Mer et du Littoral, installé depuis 2013. Nous pensons en effet que ce conseil doit être un instrument moderne de concertation, voire de consultation nationale, du fait de sa représentativité « nouvelle » et difficilement contestable : la fameuse gouvernance à cinq, que nous soutenons si elle est essentiellement « de concertation », du fait aussi de ses liaisons structurelles avec les Conseils de façade… Le CNML pourrait donc idéalement être le lieu où se développe un dialogue ouvert entre toutes les bonnes volontés attachées au vrai « développement durable » dans toute l’acception du terme. Mais, d'une part, il faut qu'il soit écouté (l'exemple des Aires marines protégées et de l'Agence pour la biodiversité n'est pas très encourageant à cet égard), et d'autre part il ne faut pas qu'il devienne le champ de confrontations exacerbées et dogmatiques. L’enjeu pourrait se révéler important.
Peut-être, dans un autre domaine, convient il aussi de réfléchir aux suites à donner en France à une annonce un peu oubliée de la Commission européenne il y a plus d'un an. L'instance européenne y exprimait son souhait d'autoriser les États européens à fermer leurs marchés publics aux États qui n’ouvrent pas les leurs. Nous avions apprécié, sachant que ça n’est pas du protectionnisme que nous demandions, mais la loyauté et l’équité, le respect des conventions sociales et environnementales dans les achats publics, à l’international comme au national. Or, certains États n’ont pas ratifié des conventions de l’Organisation internationale du travail. Qu’attend-on pour les discriminer eux? Voilà un beau chantier pour le redressement productif non? Mais dès lors, comment ne pas aborder la question de l’organisation de la compétitivité française dans nos propres marchés publics? Depuis des années déjà, l’État a poussé notre filière navale à s’organiser pour incorporer le plus possible de made in France et pour être encore plus compétitive. Bien sûr ! Mais il faut que l’État lui-même donne leur chance aux entreprises françaises innovantes et définisse clairement une vision globale de l’achat public. Oui, il faudrait enfin que les organismes publics favorisent la production française dans le cadre d’une concurrence honnête et loyale, comme ça n’est pas toujours le cas, même quand l’offre française est compétitive. D’où la suggestion de création d’un centre de vigilance, structure légère en liaison avec la future médiation des achats publics, ayant un rôle d’alerte et d’analyse, une idée venue de nos discussions avec le GICAN.
Enfin permettez moi de répéter, brièvement cela ne sera pas de trop, les dossiers déjà évoqués et qui doivent absolument connaître leur solution à très court terme: la révision de la loi de 1992 d'abord, et donc l'adaptation de la flotte pétrolière nationale à l’évolution intervenue depuis vingt ans, avec la baisse des importations de brut et l’augmentation de celles de produits raffinés. C'est une nécessité stratégique qui ne coûte rien à l’État, qui est eurocompatible et serait fortement créatrice d’emplois, car plus de navires français seront nécessaires pour remplir l’obligation stratégique d’aujourd’hui. A l’inverse, ne pas adapter la loi reviendrait à amorcer la chronique de la mort annoncée des emplois français existants sur ces trafics. Ce qui a déjà commencé avec l'épilogue malheureux de Maersk Tankers France.
La problématique des combustibles à basse teneur en soufre ensuite, pour laquelle il est impératif de ménager, pour nos armateurs, la possibilité de s’adapter dans un calendrier raisonnable et de préparer le passage aux avitaillements en GNL.
L’aquaculture encore, qui est la clef de l’indépendance alimentaire du pays, 80% des produits aquatiques consommés étant importés.
Les chantiers prometteurs de « la nouvelle industrie de la mer » enfin: le premier est celui des EMR bien sûr, la structuration industrielle française supposant pour chaque filière (dont l’hydrolien, en sus de l’éolien posé puis flottant) plus de visibilité sur le calendrier prévisionnel (dont la fameuse question des aléas liés aux incertitudes concernant les recours), sur les modes de financement. Or les décisions continuent de traîner, menaçant autant nos industriels que les engagements pris par la France au niveau européen. Le deuxième chantier est celui de l’accès aux « richesses des grands fonds marins » que j'ai déjà évoqué.
Pour terminer, il n’est peut-être pas inutile de rappeler tous les secteurs maritimes où la France compte des leaders mondiaux, que vous présentez souvent comme autant de chances pour le pays…
La France compte effectivement onze fleurons et leaders maritimes mondiaux tant sur le plan quantitatif que qualitatif, en matière notamment de recherche océanographique (la deuxième du monde, 10 % des investissements mondiaux) avec l'IFREMER, le Centre de documentation, de recherche et d'expérimentations sur les pollutions accidentelles des eaux (CEDRE), le service hydrographique et océanographique de la Marine (SHOM) et d’autres encore; en matière aussi de construction nautique (avec les efforts énormes déployés pour réduire l’impact de la déconstruction et veiller au respect de la mer), de construction navale à forte valeur ajoutée (les navires réalisés étant parmi les plus écologiques au monde), d’assurances maritimes (qui comptent parmi les plus exigeantes quant à la qualité de leurs assurés), de classification (le Bureau Veritas est leader, au sein de l'International Association of Classification Societies, mère de tous les progrès accomplis en matière de rigueur), de courtage maritime (l'un des plus fiables au niveau international), d’offshore pétrolier, de prospection sismique (avec des groupes universellement reconnus tant pour leur éthique que pour leur compétence), d’armement de ligne (avec des navires pionniers en matière de protection de l'environnement). Et il y a enfin notre Marine nationale, qui n’a pas attendu d’être obligée de s’aligner sur les normes environnementales les plus strictes.
En outre, il est notable que dans bien des cas les acteurs économiques français ont conquis ces positions mondiales « à la loyale » contre une concurrence souvent très dure. C’est le cas, par exemple, de Bourbon et de Technip pour l’offshore, de Louis Dreyfus Armateurs pour la pose de câbles sous-marins, de CGG pour le sismique, ou encore d’Axa pour l’assurance maritime. Ou encore que là où elle n’est pas leader, l’économie maritime française peut faire valoir des lettres de noblesse qui sont une fierté. On peut citer à cet égard le classement réalisé – résultant des Port State Control du monde entier – qui place systématiquement les armateurs français au top de la qualité mondiale (N°1 en ce moment), ou encore la volonté opiniâtre affichée par les dirigeants professionnels de la pêche française pour une pêche durable et responsable.
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Propos recueillis par Vincent Groizeleau © Mer et Marine, juin 2014