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Que s’est-il passé dans la nuit de mardi à mercredi à l’Assemblée nationale ? Beaucoup de tumulte, exacerbé par la tempête médiatique qui s’est levée en fin de journée mardi, au sujet d’un amendement de l’article 2 bis du projet de loi Biodiversité, que l’on a soupçonné de vouloir remettre en cause le principe de pollueur-payeur et la notion de préjudice environnemental, reconnue en France depuis la procédure de l’Erika. L’amendement en question a été, en fin de compte, abandonné et un nouveau débat doit se tenir à partir du 15 mars, sur une toute nouvelle version du texte qui reste à élaborer. Mais qu'est-il réellement arrivé dans cette procédure, véritable marathon législatif engagé par Ségolène Royal? Pourquoi une loi qui affiche des ambitions nouvelles et normatives en matière de protection de biodiversité aurait-elle pu prévoir une éventuelle reculade sur ce qui semble désormais être un acquis en matière de régime juridique de protection de l’environnement ? La réalité est, comme souvent en matière de contentieux, assez complexe.

Le principe pollueur-payeur est un principe général du droit français

Il est d’abord fondamental de redire que le principe pollueur-payeur, issu du droit européen, a été érigé en principe général du droit en France depuis 1995. Ces deux caractéristiques font de ce principe une norme supérieure et opposable. Il sert de socle à de nombreuses taxes et redevances actuellement en vigueur en France et même si son application n’est pas uniforme, il est juridiquement exagéré de dire qu’une loi, telle que celle sur la biodiversité, puisse le remettre en cause. Ce qui pouvait être remis en cause, en revanche, par l’amendement au cœur du débat, c’est le principe de la responsabilité sans faute dans le cas d’un préjudice environnemental.

La responsabilité environnementale existe déjà en droit français

Qu’est ce que cela signifie ? Il existe actuellement en France un cadre juridique permettant l’indemnisation d’un préjudice causé, non pas à une personne physique ou morale, mais à la nature. La première étape en la matière est jurisprudentielle. Plusieurs décisions de justice, dès la fin des années 70, ont esquissé un principe de réparation des dégradations de l’environnement. Celui-ci a été consacré en janvier 2008, par le jugement en première instance de la marée noire de l’Erika, confirmé en tous points en 2012 par la Cour de Cassation. Le juge s’est basé sur l’article 1382 du code civil (« Tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ») et suivants pour condamner l’ensemble des personnes qu’il avait reconnu responsable dans le volet pénal de l’affaire. Une première étape prétorienne, renforcée, dès le mois d’août 2008, par la transposition d’une directive européenne qui grave dans le marbre le principe de responsabilité environnementale.

Une tentative de codification du préjudice écologique dès 2012

Le cadre juridique pour la réparation du préjudice écologique existe donc déjà en droit français, il se trouve dans le code de l’environnement. Mais son mécanisme est complexe et son champ d’action est restreint. L’idée a donc été lancée, après l’arrêt en cassation de l’Erika de 2012, de « pérenniser » l’héritage jurisprudentiel. Une première tentative est menée en ce sens par Bruno Retailleau, sénateur de Vendée, en 2012. Sa proposition de loi va se perdre dans les méandres de la navette parlementaire. C’est ensuite un groupe de travail, nommé par Christine Taubira en 2013, qui prend le relais. Plutôt que de partir de la « matière » déjà existante du code de l’environnement, ce dernier choisit de mettre en place une « responsabilité civile environnementale ». En clair de faire évoluer le régime général de responsabilité du code civil, en ajoutant notamment des alinéas au fameux article 1382, pour l’étendre explicitement aux dommages subis par l’environnement.

Le dossier passe de la Chancellerie à l'Environnement

Une tâche ardue, notamment parce qu’il est très difficile de quantifier le dommage environnemental lui-même, le fait déclencheur (faute simple ? imprudence ?), sa réparation (en nature ou pécuniaire ?), les personnes habilitées à le faire valoir devant un tribunal (administration, collectivités, ONG, particuliers ?)… bref tout un pan de droit à construire en tenant compte de l’ensemble des principes d’équilibre juridique et, dans une certaine mesure, de son implication concrète que ce soit pour les défenseurs des intérêts environnementaux ou les acteurs industriels. Les propositions, pourtant très complètes, du groupe Jegouzo ne remporteront pas plus de succès.

Il faut donc attendre 2015 et le projet de loi Biodiversité, non plus porté par la Chancellerie mais désormais par le ministère de l’Ecologie, pour voir réapparaître la codification du préjudice écologique. Et dès les prémices du projet, on réalise que l’on ne se situe pas tout à fait dans le cadre d’une véritable réforme du droit, ni de mise en place d’un nouveau régime de responsabilité, qui semble pourtant nécessaire eu égard aux différentes questions évoquées plus haut.

Un texte victime de l'urgence de la loi Biodiversité ?

La première version du texte (l’article 2 bis du projet de loi) est présentée le 19 février au Sénat lors de sa première lecture de la loi Biodiversité. Il prévoit que « toute personne qui cause un dommage grave et durable à l’environnement est tenue de le réparer ».  Il dispose également que la priorité serait donnée à une réparation en nature et, à défaut à une compensation financière que l’Etat ou un organisme désigné affecterait à la protection de l’environnement. Un principe relativement simple qui introduit l’idée d’une responsabilité sans faute : on peut être tenu responsable en cas d’imprudence, de négligence et dans un cadre large. Un texte qui se trouve, pour le coup, dans la droite ligne de la jurisprudence Erika.

Deux semaines plus tard, le projet de loi repasse devant la commission du Développement durable de l’Assemblée nationale dans le cadre de la deuxième lecture. Et c’est à ce moment-là que l’on constate l’apparition d’un amendement, rédigé par les services du ministère, à l’article 2 bis de la loi. Son premier paragraphe pose le principe général: « Indépendamment des préjudices réparés suivant les modalités du droit commun, est réparable, dans les conditions prévues au présent titre, le préjudice écologique résultant d’une atteinte anormale aux éléments et aux fonctions des écosystèmes ainsi qu’aux bénéfices collectifs tirés par l’homme de l’environnement ». Mais le deuxième paragraphe, qui fait controverse, prévoit que « n’est pas réparable, sur le fondement du présent titre, le préjudice résultant d’une atteinte autorisée par les lois, règlements et engagements internationaux de la France ou par un titre délivré pour leur application ». Le revirement est pour le moins spectaculaire. D’une conception plutôt large de la responsabilité, on passe à un régime très limitatif excluant de facto toute indemnisation en absence de faute. On exclut donc, par exemple, tout ce qui relèverait d’un accident industriel. On pourrait même y voir une manière de créer un blanc-seing pour toutes les activités règlementées, c’est-à-dire concrètement, la plupart des activités économiques et industrielles du territoire. De quoi nourrir la colère de nombreux défenseurs de l’environnement et de ceux qui y ont immédiatement vu une influence des lobbies industriels.

La ministre Ségolène Royal l’assurait hier, cet amendement « surprise » est une maladresse liée à l’urgence de l’examen de cette loi-fleuve. L’amendement retiré, il s’agit désormais de redonner un nouveau socle au préjudice écologique. Et peut-être, compte-tenu des enjeux qu’il implique, de lui réserver un traitement spécifique, juridique et soigné, en dehors de l’immense texte de la loi Biodiversité.

 

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