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C’est l'un des problèmes majeurs de l’Ecole Nationale Supérieure Maritime. Probablement l'une des principales causes de crispation au Havre, où enseignants et élèves ont manifesté hier, et dans les autres centres (Saint-Malo, Nantes et Marseille). Un écueil qui, indirectement, empêche le consensus autour du projet d’établissement, pourtant indispensable à l’avenir de l’Ecole et à son financement. Comment se fait-il qu’on ait décidé de construire au Havre un nouveau site de 1000 élèves, dont la première pierre a été posée en octobre dernier ? Pourquoi 1000 élèves, alors que le total des effectifs de l’ENSM sur ses quatre sites atteint à peine ce chiffre ? Et surtout, pourquoi au Havre, alors que le ministre Frédéric Cuvillier a martelé que les quatre sites devaient – à tort ou à raison – être maintenus ? 
 
 
Un rapport de 2009 remis au Conseil supérieur de la marine marchande
 
 
La réponse se trouve dans un rapport du Conseil supérieur de la marine marchande, paru en novembre 2009 et baptisé « la politique maritime de la France ». Son auteur est le député UMP du Havre Jean-Yves Besselat, aujourd’hui décédé. Cet homme politique était un proche du président Sarkozy, au même titre qu’Antoine Rufenacht, alors maire du Havre. Nicolas Sarkozy était venu en juillet 2009 en Normandie, où il avait prononcé un discours dressant les grandes lignes de son projet maritime, faisant notamment du Havre le « grand port de Paris ». Peu de temps après, Jean-Yves Besselat avait été chargé de réaliser ce rapport qui balaie de nombreux aspects de l’économie de la marine marchande française. Un rapport rédigé alors que le projet ENSM (voté par une loi du 25 septembre 2009 et prévoyant un établissement unique) est dans les tuyaux. Les quatre hydros sont, à ce moment-là, encore autonomes et placées sous la tutelle de la direction des Affaires maritimes. Elles avaient failli tomber dans le giron des régions dans le cadre des les lois Raffarin (2002/2004) sur la décentralisation, mais celles-ci avaient fini par être contredites par le parlement, en 2009, députés et sénateurs réaffirmant la compétence de l’Etat en la matière d'enseignement supérieur.
Dans les hydros, les élèves – après plusieurs années d’euphorie liée à la relance des immatriculations sous pavillon français au début des années 2000 – commencent, en 2009, à éprouver des difficultés à trouver des embarquements. La marine marchande française, à l’image du reste du monde, commence à souffrir durement de la crise de 2008 qui se poursuit et s’aggrave l'année suivante. 
 
 
Des chiffres incroyablement optimistes
 
 
Et pourtant. Le rapport Besselat s’ouvre sur un premier chapitre intitulé « le très net redressement du pavillon français ». Se basant sur la progression des chiffres depuis la mise en place du RIF (2005) et du GIE fiscal (2007), le rapport se félicite de la bonne santé du secteur. Il prévoit que « les échanges internationaux vont à nouveau croître nettement à partir de 2010 » et que par conséquent la France doit accompagner une nette augmentation de la flotte, l’objectif étant d’atteindre « 500 navires dans cinq ans » (en 2014, donc).  Seulement voilà, les chiffres avancés par le rapport se révèlent bien éloignés de la réalité puisqu'au 1er juillet 2013, la flotte de commerce tricolore plafonne péniblement à 309 navires.
 
Des prévisions particulièrement optimistes, qui, de manière relativement cohérente, appellent, dans la suite du rapport, un accompagnement en conséquence. Notamment en matière de formation, qui occupe le deuxième chapitre. Un chapitre qui commence par reprendre la logique de la création de l’ENSM ( l’attractivité du métier, par la diversification et notamment le titre d’ingénieur, la recherche, l’alignement sur les critères LMD…) et qui précise explicitement le maintien des quatre sites : « Le Havre et Marseille formeront des officiers polyvalents, Nantes formera des officiers monovalents pont et Saint-Malo des officiers monovalents machine ». 
 
 
« Tripler les effectifs des écoles pour atteindre 3000 élèves»
 
 
Mais c’est ensuite que l’optimisme prend des proportions démesurées. « L’objectif est de tripler dans les prochaines années les effectifs de ces écoles pour croître de 1000 à 3000 élèves, ce qui permettra de « produire » chaque année des promotions de 1000 officiers (au lieu de 300 actuellement). Puis, le rapport passe à la « nouvelle organisation de l’enseignement maritime » : « nous allons prendre l’exemple du Havre, où nous avons le projet de construire une nouvelle école dans les Docks, l’école actuellement située à Sainte-Adresse étant devenue vétuste ». 
Il y a ensuite une apparente confusion. Sous le titre « Contenu de l’enseignement de la nouvelle école du Havre », le parlementaire décrit ce qui est, en réalité, le projet de l’ENSM : « une école maîtresse de son projet pédagogique (…) gérée par un conseil d’administration disposant d’une large autonomie à la fois sur le plan de l’enseignement et sur le plan financier ». « Les objectifs de formation de la nouvelle école doivent répondre à des besoins qui vont bien au-delà d’un cadre purement français. C’est donc une université internationale dans les sujets traités qu’il s’agit de bâtir ». Dans les  paragraphes suivants, il n’est plus du tout question de l’ENSM. Seule l’école du Havre est évoquée dans la section destinée à l’ouverture des réseaux. Qui se conclut par cette citation : « ces démarches permettront progressivement à l’école du Havre d’acquérir une notoriété internationale reconnue ». 
 
 
15.000 m2 mis à disposition gracieusement par le port
 
 
Arrive ensuite la très intéressante partie consacrée au dimensionnement de la seule l’école du Havre. « 8 classes (de 24 élèves) pour chacun des 5 niveaux de cursus des officiers de la marine marchande organisées selon le système LMD, une classe de formation des futurs officiers électrotechniciens (ETO), formation à rapatrier de Saint-Malo au Havre, une classe passerelle entre la filière professionnelle et la filière académique, deux classes préparatoires aux concours d’entrée ». Ce qui fait, effectivement, un total de 1056 élèves. Rien n’est précisé sur Marseille, alors que le même rapport précise quelques pages auparavant que l’école du sud continuera à former les officiers polyvalents. De même, les 8 classes de 4ème année, normalement effectuée à la mer comme l’imposent les conventions internationales, laissent songeurs. 
« En conclusion, sur le terrain mis à disposition gracieusement par le port (hangar 27) d’une superficie un peu supérieure à 15.000 m2, le projet devrait utiliser environ 10.000 m2 de surface au sol ». Enfin, le député évoque un financement sur lequel il préfère rester « prudent ». « Il a été décidé en comité de pilotage (NDLR il n’est pas précisé qui constitue ce comité ni dans quel cadre il a siégé) de fixer le montant d’investissement de cette école à 30 millions d’euros : somme fixée pour tenir compte des aléas d’une création ». Suit la liste des co-financeurs envisagés avec en tête de la liste l’Etat (via son budget propre, les contrats de progrès, le grand emprunt), la vente du terrain de Sainte-Adresse, les crédits européens et les collectivités territoriales. Le rapport évoque également des entreprises privées (armateurs, manutentionnaires….).
 
 
Trois ans après, que s'est-il passé ? 
 
 
Trois ans après, on est très très loin de cette réalité. L’ENSM a ouvert ses portes à la rentrée 2010. Le projet de la nouvelle école normande a été lancé en février 2012, avec un cahier des charges exactement basé sur le rapport Besselat. Son maître d’œuvre n'est pas l'ENSM, comme cela pourrait sembler pourtant logique, mais la communauté d’agglomération du Havre (CODAH). Et c’est bien là qu’il y a un gros problème. Le récipiendaire de ce gigantesque bâtiment a-t-il réellement été consulté dans l’ensemble de ce processus ? Comment se fait-il qu’on ait pu imaginer, au moment du lancement du projet, que les chiffres déjà très optimistes du rapport de 2009, puissent encore avoir une quelconque réalité en 2012, après que la crise ait provoqué la fermeture de plusieurs armements et laissé des centaines de marins sur le carreau ? Comment n’y a-t-il pas pu avoir de contre-feux au rapport, naturellement très havrais de l’élu local jean-Yves Besselat ? Pourquoi personne, au cabinet du ministre, dans les administrations de tutelle ou à la direction de l’ENSM de l’époque, n’a-t-il eu le bon sens de dire qu’il était impossible de remplir cette école en maintenant ne serait-ce qu’un autre site ? Les élus havrais font pression pour le maintien des formations polyvalentes au Havre et c’est bien leur rôle : ce sont leurs budgets qui paient une grosse partie des 30 millions d’euros de la nouvelle école. Et pas l’Etat.
 
En attendant, le feu couve au Havre. L’ambiance dégénère de jour en jour et les tensions s’avivent localement et nationalement. S’il y a sans doute des raisons liées à des désagréments pratiques, le malaise des Havrais va plus loin. L’absurdité de ce chiffre de 1000 élèves est un témoignage supplémentaire de la gestion pour le moins hésitante qui a présidé à la création et aux premières années de l’ENSM. Qui a éreinté les personnels, déstabilisé les élèves et considérablement agacé les armateurs. Qui a monté les uns contre les autres les sites de l’Ecole, là où face à l’adversité et à la rigueur budgétaire, il faudrait jouer la solidarité. Une absurdité qui pourrait bien mener à une impasse à ce qui semblait être le nouvel espoir de l’ENSM, incarné par sa nouvelle gouvernance. 
 

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