Aller au contenu principal

« Notre navire est sorti du chantier, mais la période de neuvage n'est pas terminée ». Henri Poisson, directeur de l'Ecole Nationale Supérieure Maritime (ENSM) l'admet volontiers. Un an et demi après la création de l'établissement unique regroupant les quatre Ecoles Nationales de la Marine Marchande (ENMM) du Havre, de Marseille, de Saint-Malo et de Nantes ; et six mois après l'application de la réforme pédagogique alignant la filière polyvalente sur les critères de la Commission pour le Titre d'Ingénieur (CTI), l'ENSM fait encore face à des problèmes d'organisation. Et dans les rangs des élèves et des professeurs, les inquiétudes sont nombreuses, surtout dans le contexte actuel de tension extrême sur le marché de l'emploi, dans lequel plus de 210 élèves restent sur le quai faute d'embarquement. L'ambiance est même électrique : « Surtout parce qu'on ne sait pas où l'on va, que l'on ne sait pas qui prend des décisions et l'on ne sait pas si il y a toujours une ambition pour nos écoles et plus largement pour l'enseignement maritime en France », se désole un enseignant. Démission du comité technique de l'ENSM Fin mars, coup de tonnerre, le comité technique de l'ENSM, constitué de professeurs, ainsi que d'agents techniques et administratifs, démissionne en bloc suite au conseil d'administration de l'ENSM. Guillaume Lasbleiz, professeur technique à Saint-Malo et représentant UNSA au comité technique, dénonce « de nombreuses incohérences dans la gestion de l'ENSM ». Selon lui : « Nous n'avons aucune idée de ce qu'est la vision d'avenir de notre direction. La gestion centralisée a déjà fait des dégâts : avant la réforme, les quatre écoles, qui avaient un statut beaucoup plus autonome, étaient toutes bénéficiaires. Fin 2011, l'ENSM affiche un déficit structurel d'un million d'euros, pourquoi ? On nous parle désormais de fermetures de sites : un audit doit être mené pour évaluer les centres. Eudes Riblier, président de l'ENSM, a décidé que cela devait être fait par un cabinet privé, ce qui lui a été refusé par les Affaires Maritimes pour une question de coût. Or, il existe une entité publique, le conseil général de développement durable, qui pourrait le faire gratuitement. On ne comprend plus ce que nos dirigeants veulent : une grande école prestigieuse ? Alors elle doit rayonner, être implantée sur plusieurs sites au plus près des bassins d'emplois, elle doit répondre aux nouveaux besoins de formation, elle doit former de bons officiers de marine marchande, issus de la filière académique, mais aussi de la promotion sociale, ces derniers étant les plus nombreux. D'ailleurs, ils sont régulièrement oubliés dans les discours des uns et des autres, alors qu'ils sont le socle de la marine marchande française. Une politique ambitieuse doit absolument être mise en oeuvre. Là, nous ne savons plus où nous allons. C'est pour cela que nous avons démissionné. » Le centre de Nantes (© : MER ET MARINE Interrogé sur ce point, Henri Poisson, directeur de l'ENSM, a déploré la « rupture du dialogue social au moment où il aurait été utile pour l'école ». Il en convient, « pour nos personnels, le changement est extrêmement important. La construction de l'ENSM, ça n'est pas une simple fédération des quatre ENMM ; c'est une réorganisation en profondeur et un changement de culture dont l'impact sur la situation de chacun, dans sa vie professionnelle, a été fondamental. Dans ce contexte, l'inquiétude est un sentiment naturel, surtout quand on commence à reparler de restructuration ; le contenu des formations, voire l'existence de certaines ENMM, avaient été mis en cause au cours des dernières années ; les comités techniques ne risquaient pas de démissionner puisqu'il n'existait pas de structure de concertation de ce type dans les ENMM. La démission des membres du comité technique a résulté d'un débat engagé en conseil d'administration, sur le schéma pluriannuel d'implantation immobilière. Pourtant, aucune décision n'avait été prise, et, au même instant, j'informais l'UNSA de mon intention de réunir le comité technique précisément sur ce sujet. Cette rupture du dialogue social est donc intervenue à un moment de la construction de l'ENSM où il était particulièrement utile ». « Nos chantiers avancent mais tous ne donnent pas de résultats immédiats » Le directeur de l'ENSM avoue qu'il a été débordé. « A la création de l'ENSM, nous avons dû mener de front plusieurs grands chantier : la réorganisation des services, la préparation du dossier pour la CTI qui est venue nous auditer en 2011, l'insertion dans le réseau des grandes écoles, des pôles de compétitivité, l'engagement de plusieurs réflexions et actions concernant l'ouverture à l'international, le développement de la recherche, de formations nouvelles...tout cela en assurant la gestion quotidienne de l'établissement. Depuis janvier 2011, je l'ai fait avec une équipe de direction constituée de cadres des ENMM, et nous avons souvent travaillé dans l'urgence pour mener de front tous ces chantiers. Depuis le mois de janvier, l'ENSM est entrée dans une phase de structuration et de méthode. Son équipe de direction, à effectif constant, a été pour partie renouvelée avec des recrutements extérieurs provenant du monde de l'armement, de l'université et des grandes écoles. Depuis le début de l'année, l'ENSM a pris en charge des missions jusqu'alors assurées par l'Etat: la gestion administrative et la paye du personnel, celle des dossiers de bourses, la prise en charge des frais d'embarquement des élèves...Le développement de la recherche et des partenariats, la mise en place d'un suivi des élèves embarqués, le volet international, l'ouverture aux nouvelles activités maritimes et para-maritimes sont autant d'objectifs nouveaux pour les équipes de l'ENSM, en 2012. Une telle réorganisation ne peut pas se faire dans le confort et la pleine sérénité, mais nous réalisons, en équipe, un travail de fond essentiel pour l'avenir de l'ENSM et la qualité de l'enseignement de nos élèves. On ne construit que sur de solides fondations, et Paris ne s'est pas fait en un jour. Nos chantiers avancent mais tous ne donnent pas des résultats immédiats ». Un mode de gouvernance complexe Mais la démission du comité technique, au-delà de son retentissement militant et politique, symbolise surtout le malaise d'une école qui doit se construire vite, avec des objectifs très ambitieux (un titre d'ingénieur et la mise en place d'une activité de recherche), dans un périmètre budgétaire contraint et un contexte économique plus que défavorable. Et dont la gouvernance est partagée entre des intérêts très différents. Au conseil d'administration siègent côte à côte l'administration, les armateurs et les représentants des élèves et des professeurs. Et c'est bien là, sans doute, une des sources de tension principales de l'ENSM. Le temps administratif n'est pas celui des affaires : les armateurs, qui dépendent des cycles économiques, ont des besoins correspondants à la conjoncture. Il y a quelques années, en plein boom de la marine marchande française, CMA CGM, qui prenait livraison chaque mois d'un porte-conteneurs sous pavillon français, manquait d'officiers pont. Une formation monovalente a, alors, rapidement été montée à l'école de Marseille. Et ces chefs de quart passerelle sont arrivés deux ans plus tard sur le marché du travail. A l'heure où la crise frappait déjà le shipping et où les armateurs réduisaient la voilure. Les officiers fraichement sortis de l'école à cette époque sont nombreux à être restés à quai, avec des possibilités d'embarquement très réduites, du fait de leur monovalence et de la concurrence d'officiers pont étrangers (une concurrence plus forte que pour les officiers monovalent machine). La formation n'existe plus. Mais les deux promotions formées sont, pour une bonne partie, restée sur le carreau. Avec en plus, pour l'instant, aucune perspective de pouvoir accroître leurs prérogatives vers des brevets de capitaine illimité. « La mise en place de ce cursus ne relève pas de l'ENSM », précise Henri Poisson. Il relève de l'inspection générale de l'enseignement maritime et indirectement de la direction des affaires maritimes. Un cas symptomatique de la multiplication des niveaux de décisions administratives dans le domaine de l'enseignement maritime. Et du décalage entre un besoin à court terme conjoncturel et de la mission de formation, qui ne peut être réduite à ces épiphénomènes économiques. Raymond Vidil, nouveau président d'Armateurs de France, a eu, dès sa prise de fonction en avril dernier, une position plutôt rassurante à cet égard. « Nous, armateurs, sommes conscients qu'un officier de marine marchande doit être parfaitement formé et que cela prend du temps, non seulement en raison de la complexité du métier, mais également du nécessaire respect des standards internationaux de la convention STCW (fixant les normes de sécurité et de veille à bord d'un navire, ndlr). Nous ne ferons pas de la gestion à la petite semaine dans le recrutement des effectifs de l'ENSM. Nous aurons toujours besoin d'une filière maritime française. Même si les perspectives immédiates ne sont pas bonnes, il faut penser à l'avenir ». La formation chef de quart passerelle n'aura existé que 3 ans (© : MER ET MARINE) La conjoncture actuelle : plus de 200 élèves sans embarquement Des perspectives immédiates qui ne sont, en effet, pas fameuses. L'ENSM en plein neuvage se trouve au coeur d'une nouvelle crise du recrutement. Qui se traduit par plus de 200 élèves se retrouvant sans embarquement. Deux facteurs principaux expliquent ce phénomène : le ralentissement économique qui voit des armements en difficulté, que ce soit dans le secteur du ferry ou du pétrole, et la mise en place du nouveau schéma pédagogique de la filière polyvalente, qui provoque un embouteillage massif de calendrier, tous les élèves devant embarquer en même temps. « Au cours de l'été 2011, l'ENSM avait déjà alerté sur les difficultés prévisibles d'embarquement des élèves », détaille Henri Poisson. « La situation s'est dégradée rapidement. Le 20 avril, 210 élèves restaient sur le quai dont 46 élèves de première année et 43 officiers chef de quart machine. La principale difficulté tient à l'organisation du cursus. L'ENSM réclame depuis un an l'autonomie pédagogique qui lui permettra de s'adapter aux contraintes du secteur, puis de tenir compte des retours d'expérience. Aujourd'hui, l'ENSM n'a la main ni sur le nombre de candidats, ni sur l'organisation des concours et du cursus ( qui relève de l'inspection générale de l'enseignement maritime NDLR) Le directeur des études et les sept chefs de départements de l'ENSM travaillent, depuis la première alerte, sur le projet d'aménagement du cursus, sans modification du référentiel validé par la Commission du Titre d'Ingénieur. Ce projet d'aménagement a été validé par les représentants des armateurs et sera examiné par le prochain conseil des études de l'ENSM début mai ». Armel le Strat, president de la Touline et Henri Poisson, directeur de l'ENSM (© : ENSM) « Il existe des solutions », poursuit Henri Poisson. « L'ENSM suggère de réduire de 3,5 à 2 mois, le temps d'embarquement des 3 premières années, d'ouvrir à d'autres types de navires et à d'autres pavillons. Une réflexion est engagée sur la modification du cursus pour étaler les embarquements sur toute l'année pour éviter les situations d'encombrement. Ceci fait l'objet d'un travail important avec Armateurs de France. Le renforcement des liens entre l'ENSM, Armateurs de France, certains armateurs et l'association La Touline est également de nature à faciliter l'embarquement des élèves ». La convention de partenariat signée avec La Touline permettra notamment d'embarquer des élèves sous pavillons étrangers, essentiellement européens. Les élèves peuvent adhérer gratuitement l'association, qui les accompagne dans leur recherche. ACCEDER AU SITE DE LA TOULINE Le plan de spécialisation maintenu mais une réduction des sites « nécessaire » Et puis, il y a le serpent de mer. L'ENSM sur quatre sites, l'ENSM sur deux sites, l'ENSM au Havre ou alors l'ENSM à Nantes et à Marseille... Depuis que le sujet a été évoqué ouvertement, d'abord en 2007 lors des réunions préparatoires à la mise en place de l'ENSM, puis remis au goût du jour par Nathalie Kosciusko Morizet en décembre dernier, la fermeture d'une ou plusieurs écoles fait débat. Et les élus locaux montent très vite au créneau. Au Havre, une nouvelle école devrait prochainement voir le jour sur les docks. Un signe précurseur d'une future implantation éventuellement unique ? Pas pour l'instant, se défend Henri Poisson. « A la rentrée 2012, l'ENSM reste sur ses quatre sites et son plan de spécialisation (répartition des formations, NDLR) est maintenu. Le problème d'une importante surcapacité des quatre Hydros n'est pas nouveau. On en parle depuis plus de dix ans. Il faut savoir que l'Etat impose les mêmes règles à l'ENSM qu'à ses services et lui demande de rationnaliser l'utilisation de ses immeubles. Dans cette perspective, le conseil d'administration a engagé un débat, mais n'a pas pris de position ferme. Il a néanmoins confirmé la nécessité de réduire sa surface d'implantation. A ce jour il n'y a ni calendrier, ni décision. La décision sur le nombre de sites relève de l'Etat, et celle de construire un nouveau centre au Havre a été prise par le cabinet du ministre ». Le centre du Havre devrait être transféré dans des nouveaux locaux (© : MER ET MARINE) Une rentrée 2012 à l'identique de celle de 2011 Pour l'instant, donc, rien ne bouge à la rentrée 2012. Les formations seront maintenues, y compris en filière B (la filière de promotion sociale), Henri Poisson s'y engage. « La diversité des formations est une grande richesse de notre établissement. Cette filière forme des officiers qui naviguent durablement ; elle intéresse particulièrement certains armateurs. On parle beaucoup du cursus ingénieur en raison de sa nouveauté. Mais la filière B répond à des besoins différents et bien réels ; une réflexion a d'ailleurs été engagée pour la réformer. L'accréditation de la CTI est une sorte de label pour l'ENSM, qui doit aussi valoriser l'ensemble des formations délivrées par l'école ». La filière polyvalente doit quant à elle, « digérer » sa nouvelle configuration « ingénieur », très matheuse et scientifique, ce qui a fait tiquer quelques élèves de première année. « Le référentiel est bon », constate néanmoins Henri Poisson. « Effectivement, il y a plus de matières scientifiques, c'est normal pour une école qui délivre un titre d'ingénieur. L'ENSM forme des officiers de la marine marchande qui seront aussi des ingénieurs, ouverts sur les nouveaux secteurs maritimes et para-maritimes. Le niveau est nécessairement élevé, mais le taux de réussite en fin de première année est tout à fait comparable à celui des ENMM ». 708 candidats pour le concours 2012 Enfin, il y a quand même une bonne nouvelle. Le métier continue à attirer. 708 candidats se sont inscrits pour les deux concours d'entrée en formation initiale : 181 pour la filière professionnelle machine, pour 60 places disponibles et 527 pour la filière polyvalente, pour 180 places ouvertes. Les concours se tiendront les 10 et 11 mai prochains. Les résultats seront connus le 18 juin pour les officiers mécaniciens et le 26 juin pour les officiers polyvalents. Elèves au centre de Marseille (© : ENSM)

Aller plus loin

Rubriques
Formation et Emploi
Dossiers
Ecole Nationale Supérieure Maritime (ENSM)