De tous les types de bâtiments de combat que possédait la Marine nationale durant la Première Guerre mondiale, les contre-torpilleurs de la classe Aventurier font partie des plus méconnus. Pourtant, l’histoire de ces unités nées à la Belle Epoque est riche de rebondissements, comme nous allons vous le faire découvrir aujourd’hui.
Une stratégie navale en plein bouleversement à la fin du XIXe siècle
À la fin du XIXe siècle, une nouvelle stratégie navale, dont le précurseur est l’amiral Aube, voit le jour, il s’agit de la Jeune École. L’officier pronostique que les progrès en matière d’armement, notamment sur la vitesse des navires et les progrès de la torpille, tendent à rendre inutiles les bâtiments lourds, lents et vulnérables aux armes sous-marines.
Dans le même temps, l’industrie navale privée se voit accorder le droit de concourir pour les marchés de la Défense nationale de la IIIe République au grand dam des arsenaux de la Marine nationale qui continuent tout de même à garder un contrôle très important sur les nouvelles constructions. Par ailleurs, les innovations technologiques sont légion : turbine à vapeur, électricité, torpille, poudre améliorée pour les canons, etc.
La réunion d’industriels nantais et de deux ingénieurs de talent
C’est dans ce contexte de mutation globale de l’économie, de grandes avancées scientifiques, de tensions internationales, mais aussi de la reprise économique de la Belle Époque qu’un chantier naval nantais s’apprête à tirer son épingle du jeu.
En 1893, le chantier Oriolle (du nom de son propriétaire et gérant) basé sur la pointe occidentale de l’actuelle Île de Nantes fait faillite. Il est repris deux ans plus tard par l’un de ses employés, Henri-Edmond Fouché en collaboration avec un parent et proche ami, Eugène Guillet de La Brosse. Les deux hommes, ingénieurs issus de l’École Polytechnique (et des Mines Paris pour le second), s’associent très tôt avec deux des plus grands savants français du moment : Maxime Laubeuf et Auguste Rateau.

Les trois hommes forts des ACB, Eugène Guillet de La Brosse, Henri-Edmond Fouché et Jules Tessier (© Histoire de la construction navale à Nantes, collection Michel Kerézéon)
Ces deux ingénieurs de talent ont un profil différent. Le premier est un ingénieur du Génie Maritime. Il est mondialement connu pour la conception de submersibles d’avant-garde. Ses domaines de compétences touchent principalement à l’architecture navale. Le deuxième est à la fois un ingénieur et un chercheur de renom. Rateau participe au développement d’une science, la Thermodynamique, dont le plus récent débouché est la turbine à vapeur. Il met d’ailleurs au point un nouveau modèle de machine dite à action en 1901. Il apporte donc un très précieux savoir dans le domaine de la propulsion.
La naissance des Ateliers et Chantiers de Bretagne
En 1906, les industriels nantais se mettent d’accord avec leurs nouvelles têtes pensantes. Des licences sont passées avec Rateau et Laubeuf. Les nouveaux venus apportent d’importants débouchés et leurs brevets, les Nantais un chantier naval en pleine mutation. Le mariage donne lieu à une restructuration de l’entreprise. Exit la forme de société en nom collectif et naissance d’une société anonyme qui regroupe d’importants actionnaires, dont des industriels sidérurgiques du Nord-est de la France et des banques. Les Ateliers et Chantiers de Bretagne (anciens Établissements de La Brosse et Fouché) sont prêts à rafler les succès qui leur tendent les bras.

Les ACB possèdent en 1907 deux parcelles distantes munies de cales de construction comme le montre ce plan (© Histoire de la construction navale à Nantes)
En 1909, la Marine nationale réceptionne un torpilleur sorti des cales des ACB, le Voltigeur, qui brille par ses qualités en termes de vitesse rendues possibles par une turbine à vapeur Rateau. Dans un grand élan d’optimisme, Eugène Guillet de La Brosse et Henri-Edmond Fouché se voient rebattre totalement les cartes du marché français, voir même international. Ils ont déjà, en 1908, la commande pour la Royale deux contre-torpilleurs de 800 tonnes de la classe Bouclier, les Faulx et Fourche (les deux connaîtront un destin tragique pendant la Première Guerre mondiale). Ils ne tarderont pas à obtenir une troisième unité, le Magon, d’un déplacement équivalent, mais appartenant à la classe Bisson dont la quille est posée en 1911.
Une commande miraculeuse pour l’Argentine
Les réussites récentes des ACB doivent aussi se traduire par des commandes venant de l’étranger. Cet axe de développement apparaît très important pour les dirigeants car un contrat international est la seule à même de saturer l’outil de production. Seulement, les ACB sont inconnus au niveau mondial, la logique voudrait qu’ils aient des difficultés à gagner des marchés à l’export.
Or, en 1909, l’Argentine décide de commander 12 contre-torpilleurs à des chantiers répartis sur trois pays, l’Allemagne, l’Angleterre et la France. Ce sont les ACB qui remportent la partie française du contrat. Ce dernier stipule la fourniture de quatre contre-torpilleurs (Salta, Rioja, San Juan et Mendoza) de près de 1000 tonnes de déplacement à pleine charge. En réalité, les bâtiments tablent plus dans les 1150 tpc en opération. Ce sont donc les bateaux de guerre les plus imposants jamais construits par les ACB. Le tracé de la coque et des équipements est laissé à l’appréciation du constructeur. La vitesse contractuelle est de 32 nœuds aux essais.

Turbine à vapeur Rateau-Chantier de Bretagne (© Histoire de la construction navale à Nantes)
Tout naturellement, ce sont Rateau et Laubeuf qui se chargent de la conception respectivement de l’appareil propulsif et de la coque. Deux turbines à vapeur Rateau-Chantiers de Bretagne sont prévues pour chaque navire et sont toutes construites par les ACB. Les chaudières, à l’inverse, ne sont pas du type EB&F, elles sont fabriquées sous licence White-Foster-Wheeler. À l’origine, Laubeuf prévoyait une vitesse relativement faible de 28 nœuds. Selon l’historien Henri Le Masson, Laubeuf revoit ses plans pour 32 nœuds aux essais afin de s’aligner sur les exemplaires développés en Allemagne.
Cette commande est extraordinaire pour les ACB, au point qu’ils n’ont pas la capacité de produire entièrement ces quatre bâtiments dans les temps impartis. Ils décident d’en effectuer deux totalement, machines et coques, le Rioja et le Mendoza, lancés en 1911. Les deux autres, le Salta et le San Juan, sont sous-traités pour la coque au chantier Dyle et Bacalan de Bordeaux (les machines et turbines sont produites aux ACB). Mais cette réussite n’est pas seulement due aux bonnes performances de la société, comme nous allons le voir.
Une histoire de lobbying
Cette vente a de quoi surprendre. S’il est vrai que le Voltigeur a fait forte impression, on peut toutefois se poser la question de l’intérêt d’un pays comme l’Argentine à confier une commande militaire de cette ampleur à un si petit chantier naval étranger. La réalité est que le contrat est subventionné par la France, ce qui a été déterminant pour son obtention.
On trouve la trace dans les archives de la chambre de commerce de Nantes (CCN) de l’existence d’un prêt de l’État français à destination de l’Argentine en 1909. Cela va même plus loin. Le 2 mars 1909 a lieu une délibération à la CCN à propos d’un rapport de la commission de la marine marchande de la chambre, présidée par … Eugène Guillet de La Brosse, le patron des ACB. La CCN décide d’écrire aux ministres des Finances et du Commerce pour leur demander de faire pression sur les Argentins. L’argent du prêt français doit être utilisé pour des achats d’armes à des industriels français. Le 15 mars, la CCN reçoit une réponse favorable du gouvernement.
Quelle fut l’importance de cette prise de position de la chambre de commerce voulue par de La Brosse ? Nous ne le savons pas. La vérité étant toujours la théorie la plus simple, la plus plausible, nous retiendrons ceci. Les ACB doivent avoir de bonnes raisons de croire qu’ils peuvent gagner ce contrat. Eugène Guillet de La Brosse use logiquement de sa position pour défendre ses intérêts. L’homme est alors reconnu par ses pairs. En plus de ses fonctions au tribunal de commerce et à la succursale de la Banque de France de Nantes, il bénéficie de l’évolution de son « statut social » (il est fait chevalier de la Légion d’honneur le 12 novembre 1908 alors qu’il n’a pourtant pas encore effectué le service minimum requis en terme d’années pour être éligible à cette décoration). Il est par ailleurs jury à l’exposition maritime et coloniale de Bordeaux en 1907 qui réunit le gratin du monde naval français.
Volte-face des Argentins, réquisition par la France
Tout semble être parfait, seulement une fois construits, l’Argentine fait traîner la réception de ses contre-torpilleurs. Le chantier nantais se retrouve dans une position financière très délicate. De même, les essais commencés en 1912 sont décevants. La vitesse de 32 nœuds est atteinte aux essais dans des conditions très éloignées de la réalité opérationnelle. Les vaisseaux ne dépassent pas 27 nœuds en configuration normale. Les navires construits en Angleterre connaissant le même sort, à l’inverse de ceux produits en Allemagne. Ce qui pourrait accréditer le problème de la vitesse des contre-torpilleurs pour expliquer le revirement des officiers argentins.
C’est une situation très inconfortable pour les ACB qui se retrouvent avec deux bateaux sur les bras à Nantes quand deux autres construits sur leurs plans sont en stationnement indéfini à Bordeaux. La non-réception des navires met en danger financièrement le chantier en 1912 et 1913.
Quand les Argentins acceptent finalement de prendre livraison des bâtiments, la Première Guerre mondiale éclate avec fracas. Du fait d’un manque de moyens dans sa marine, la France réquisitionne les navires qu’elle rebaptise après avoir indemnisé l’Argentine. Ils deviennent la classe Aventurier et s’en vont au feu dès les premiers mois de la guerre. L’armement d’origine, américain, est débarqué en août-septembre 1914 et remplacé par des équipements français, probablement pour simplifier la logistique. Sur la photo ci-contre, on peut observer un des exemplaires en refonte sur le slipway de Chantenay. Les pièces d’artillerie françaises n’ont pas encore été montées, mais on peut s’apercevoir de la présence de l’équipage, déjà à bord, qui fait sécher son linge.

L'ex-Mendoza, devenu Aventurier (© Histoire de la construction navale à Nantes, collection Pascal Déau)
Des bateaux surchargés et fragiles
Le cahier des charges prévoyait un déplacement de 1000 tonnes. En réalité, celui-ci est largement dépassé. Henri Le Masson, amiral et historien de la marine, ancien auteur de Flottes de combat, nous en dit plus dans son ouvrage sur les torpilleurs de la marine. « Déplacement de 957,50 tonnes – Aux essais 990/1000 tonnes – En service et en surcharge avec 230 tonnes de charbon et 72 tonnes de mazout environ 1250 tonnes ». Le tout réuni sur une coque de 88,53 mètres de long, 8,62 mètres de large et un tirant d’eau maximum de 3,10 mètres.
La classe Aventurier était clairement surdimensionnée, surtout eu égard à sa propulsion. Les cinq chaudières White-Foster-Wheeler (quatre au charbon à l’arrière, une au mazout à l’avant) fournissaient de la vapeur pour deux turbines Rateau-Chantiers de Bretagne à attaque directe (c’est-à-dire sans passer par un réducteur à engrenages ou un système électrique) permettant une puissance de 18000 chevaux maximum. En effet, la turbine à vapeur de base développée par les ACB et produite en série à l’époque dégage une puissance de 9000 chevaux. Pour des raisons de coûts de revient, il n’est pas prévu de concevoir une nouvelle turbine spécifiquement pour ce contrat.
De fait la vitesse est bien moindre qu’annoncée. Prévue pour être de 32 nœuds à pleine charge, les essais montrent que ce n’est pas le cas. Si le Mendoza (futur Aventurier) arrive à tenir brièvement cette allure aux essais en 1912, ce n’est pas à pleine charge. En condition normale d’utilisation, le bateau navigue au mieux à 27 nœuds. Au niveau du rayon d’action, il est aussi assez limité avec 1850 milles à 10 nœuds et 1180 milles à 19 nœuds.
Quant à l’armement initial des vaisseaux, il est comme on l’a vu d’origine américaine. Relativement conséquent pour l’époque sur des bateaux de cette catégorie, il se compose de quatre canons de 102 mm, ainsi que six tubes lance-torpilles de 457 mm (ou quatre de 533 mm). À la reprise par la France, on débarque toutes les pièces et on les remplace par des modèles tricolores équivalents.
SI les qualités navales des bateaux sont reconnues par la marine, il n’en est pas de même pour l’appareil évaporatoire. Les cinq chaudières constituent un réel point faible. En plus de sous-alimenter les turbines, elles ont tendance à s’user très rapidement.
Une carrière militaire en demi-teinte
En août 1914, la France se prépare à la guerre. Cette dernière semble inéluctable. Et devant la faiblesse de son effectif, la Marine nationale décide de réquisitionner les navires alors même que l’Argentine semble prête à enfin les acquérir définitivement. Les Mendoza, Rioja, San Juan et Salta sont renommés respectivement Aventurier, Opiniâtre, Téméraire et Intrépide.
À peine armés, ils partent en guerre et, sur les quatre unités de cette série, deux vont particulièrement se distinguer. Il s’agit de l’Aventurier et de l’Intrépide, qui sont positionnés à Cherbourg au début de l’automne 1914. La guerre a alors très mal commencé pour la coalition franco-britannique. Les forces germaniques, après avoir été arrêtées in extrémis lors de la Bataille de la Marne début septembre, tentent de contourner l’ensemble du dispositif militaire allié par le Nord à partir d’octobre. La France et le Royaume-Uni tentent par la même manœuvre de prendre à revers les positions allemandes en remontant vers les côtes de la Belgique.
C’est durant cette dernière étape de la guerre de mouvement, connue sous le nom de « course à la mer », que l’Aventurier et l’Intrépide s’illustrent. Durant plusieurs jours consécutifs, ils sont engagés intensivement contre des objectifs terrestres et tirent quotidiennement jusqu’à 200 à 300 obus, ce qui a pour effet de littéralement tuer leur propre artillerie. Si bien que, selon Henri Le Masson, l’un des bâtiments reste sur place avec le peu de canons encore en mesure de frapper l’ennemi pendant que l’autre part faire la navette jusqu’à Brest pour chercher de nouvelles pièces. Une fois la bataille terminée, l’Aventurier et l’Intrépide restent jusqu’en 1917 au large des Flandres et affrontent de manière sporadique la marine allemande.
De leur côté, l’Opiniâtre et le Téméraire servent en Méditerranée au large de la Grèce. Ils ne connaissent pas l’intense activité des débuts de leurs sisterships. Cela ne les empêche pas d’être victimes de la faiblesse de leurs chaudières. Plusieurs fissures apparaissent et nécessitent une intervention d‘urgence afin d‘éviter l’explosion pure et simple des appareils. En 1917, ils rejoignent la Métropole pour une refonte complète. Ils sont alors remplacés par leurs semblables qui quittent le front de la mer du Nord pour la Méditerranée après un carénage à Brest.
La refonte de l’Opiniâtre et du Téméraire porte principalement sur les chaudières, à bout de souffle. On décide d’en greffer de nouvelles de types différents, prélevées sur des bâtiments de la marine dont la construction avait été interrompue par le déclenchement du conflit. Cela modifie considérablement leur apparence. Ils passent de trois cheminées à quatre.
Un changement de rôle durant l’Entre-deux-guerres
Après l’Armistice, les quatre Aventurier montent jusqu’en Baltique pendant quelques mois. Puis, de 1924 à 1927, c’est au tour de l’Intrépide et de l’Aventurier d’entrer en refonte. Le changement de machines connaît plus de succès que pour l’Opiniâtre et le Téméraire. En effet, les deux contre-torpilleurs conservent leur puissance d’origine (18.000 chevaux contre 13.000 pour les autres).
Officiellement, les quatre bâtiments deviennent des dragueurs rapides. En réalité, les seuls Aventurier et Intrépide remplissent cette fonction. Les deux autres, qui ne dépassent pas 16 nœuds, se bornent à un rôle de canonnières. L’Opiniâtre (ex-Rioja) est retiré du service en 1933 et le Téméraire (ex-San juan) en 1936. Enfin, l’Intrépide (ex-Salta) et l’Aventurier (ex-Mendoza) sont tous les deux mis à la retraite en 1938.
Matthias Espérandieu
La rédaction de Mer et Marine tient à remercier l'association Histoire de la construction navale à Nantes pour nous avoir permis de consulter ses archiveset de diffuser des images de son fonds historique afin de réaliser cet article.