Mer et Marine rediffuse les Propos maritimes écrits par Pierre Deloye et publiés de 1973 à 2008 dans les colonnes du quotidien breton Le Télégramme. Aujourd'hui, nous vous proposons une immersion dans l'actualité et les préoccupations maritimes de 1981. Cette année-là, la guerre Iran-Irak se poursuit, le président américain Ronald Reagan continue de muscler les forces américaines, et entérine notamment la refonte des cuirassés de la classe Iowa, le premier SNLE du type Ohio entre en service et un quatrième porte-avions nucléaire est mis sur cale. La France, elle livre des patrouilleurs du type La Combattante à l’Iran et retient ceux destinés à la Libye, tout en achetant pour sa marine des avions de liaison Xingu au Brésil. L’actualité est par ailleurs marquée par l’échouement d’un sous-marin soviétique à quelques kilomètres de la base suédoise de Karlskrona, le naufrage d’un caboteur japonais suite à une collision avec le sous-marin USS George Washington ou encore un attentat contre le destroyer espagnol Marqués de la Ensenada. 1981 correspond, par ailleurs, au 200ème anniversaire des batailles de la Chesapeake et de La Praya, au 75ème de la mise en service du cuirassé britannique HMS Dreadnought et au 50ème de la mort du britannique Parsons, l’inventeur de la turbine à gaz et de l’allemand Walter, qui créa la turbine à eau oxygénée pour sous-marin. Cette année là également décède l’amiral Dönitz, le célèbre commandant de la flotte sous-marine allemande durant la seconde guerre mondiale. En plus des sujets d’actualité et historiques, Pierre Deloye écrit aussi sur les us et coutumes de la marine et de l’armée, n’oubliant jamais, comme à son habitude, d’égratigner quelques bizarreries administratives.
Dönitz
Article paru dans Le Télégramme du 06/01/81
L'amiral Dönitz est mort dans la nuit de Noël, à Aumuehle, près de Hambourg, à l'âge de 89 ans. Avec lui disparaît sans doute le dernier des grands amiraux de la dernière guerre. Un amiral qui n'a jamais exercé son commandement à la mer, mais toujours d'un P.C. souterrain, et qui a fini par être battu. Mais sa réputation reste immense : elle est inscrite dans le granit de l'extraordinaire monument de Kiel, où les Allemands ont patiemment gravé les noms de chacun des 28.000 sous-mariniers qui sont morts sous ses ordres, et aussi les 3000 silhouettes des navires qu'ils ont envoyés par le fond pendant six ans.
Il y a des souvenirs de Dönitz sur toute notre côte atlantique, et en particulier à Kernével où il avait installé son poste de commandement dès 1940, et à Lorient où, comme il l'écrit dans ses mémoires, « l'arsenal se révéla beaucoup plus capable de réparer les sous-marins que les arsenaux allemands surchargés de travail ». A la demande de Dönitz l'organisation Todt allait faire sortir de terre en quelques mois les trois immenses blocs de béton de Kéroman qui abritent encore aujourd'hui nos propres sous-marins (*). Les pavillons passent, le béton reste.
Après la guerre, Dönitz, qui avait succédé pendant vingt jours à Hitler, allait être jugé à Nuremberg, et malgré les efforts du procureur soviétique et du procureur français qui avaient requis la peine de mort, le tribunal se contenta de lui infliger dix ans de forteresse. Il sortit de Spandau en 1956 et peu après il publiait son premier livre de mémoires, « Dix ans et vingt jours », qui sont pleins d'intérêt pour l'histoire militaire. Mais Albert Speer, l'ancien ministre de l'armement du Reich, condamné pour sa part à vingt ans en jugeait assez différemment : « Dönitz, écrit-il, ne dit rien dans son livre de son attitude politique, de ses rapports avec Hitler, ni de sa foi enfantine dans le national-socialisme. Sur tout cela il jette le voile en racontant des histoires de marin. Son livre est l'œuvre d'un homme dénué de jugement ».
(*) Note de la rédaction : la Marine nationale ferme définitivement la base de Keroman en 1997, après le départ du sous-marin Sirène.
Economies d'énergie
Article paru dans Le Télégramme du 13/01/81
L'énergie facile c'est bien fini, le Premier ministre a fait une circulaire là-dessus en 1977, le ministre a fait une instruction subséquente en 1978 : maintenant tout est en place. On a désigné un responsable qui coordonne, on fait des états de prévision et d'autres états pour constater qu'on a respecté les prévisions, on sensibilise le personnel, etc. ; mais au fond on ne songe pas sérieusement aux vraies économies : généraliser l'emploi de la bicyclette, supprimer l'eau chaude et couper le chauffage.
Et pourtant, il fut un temps où on employait volontiers ces excellentes méthodes dans la Marine. Ainsi au centre de formation d'Hourtin, il y a une trentaine d'années, on pouvait observer tous les matins, au moment de la cérémonie des couleurs, une mise en oeuvre remarquable du vélocipède. Au commandement de « Rendez l’appel ! », un second-maître fusilier enfourchait sa machine et d'un coup de pédale majestueux remontait le front des compagnies alignées ; il recueillait au passage, en saluant gravement, la nouvelle que chaque compagnie était complète, et à la fin de sa course, après un freinage adroit, il mettait pied à terre devant l'officier de garde et lui présentait avec un dernier salut l'information synthétique de la présence générale. J'ignore si ce cérémonial est toujours en vigueur à Hourtin, mais je le donne ici en exemple de ce que l'on arrive à faire avec un tant soit peu d'imagination créatrice.
Pour ce qui est de l'eau chaude, je n'ai jamais vu de système plus efficace que celui qui était en vigueur sur le « Guichen », ex-« Scipione Africano », et navire-amiral de l'Escadre légère, il y a une vingtaine d'années : les pommes de douche étaient percées de trous si microscopiques, il en sortait une eau si finement pulvérisée, un brouillard si ténu, qu'avec un litre on arrivait à laver ou plutôt à humecter tout un équipage.
Mais le système le plus radical d'économie, on pouvait l'observer sur certains escorteurs côtiers de Brest il y a une dizaine d'années. Ils étaient équipés d'une chaudière de chauffage avec un régulateur qu'on ne fabriquait plus. Quand ce régulateur était cassé, on ne chauffait plus. Quant aux chaufferettes d'appoint, la DCAN n'en avait plus. Curieusement d'ailleurs personne à bord n'avait l'air de s'en porter plus mal. Sauf peut-être un des commandants qui se trouva victime d'une pneumonie, mais par esprit de contradiction sans doute, au cours d'une permission !
Vincent et les autres
Article paru dans Le Télégramme du 20/01/81
C'est dans deux jours la fête de saint Vincent, diacre de Saragosse, qui est le patron des marins, car son corps fut jeté à la mer lesté d'une meule par le bourreau, et qu'il flotta quand même. Les marins peuvent aussi invoquer saint Raymond qui fit de son manteau une barque pour traverser la mer ou encore saint François Xavier qui apaisa une tempête, dans la mer des Moluques, en y trempant son crucifix. Les timoniers, les radios, les transmetteurs invoquent l'archange Gabriel, qui fut le plus illustre des messagers ; quant aux canonniers et aux missiliers, ils ont recours à sainte Barbe, vierge et martyre, qui fut décapitée par son propre père, que Dieu frappa de la foudre pour ce forfait.
Malgré ces prestigieux patronages, il faut bien admettre qu'il y a peu de navires de combat qui portent des noms de saints dans les marines d'aujourd'hui. A peine peut-on citer les destroyers « San Giorgio » (italien), « Santissima Trinidad » (argentin) ou « Santa Catarina » (brésilien). Même si l'on compte les remorqueurs, les auxiliaires, et les noms de saints qui sont en fait des noms de ville, comme San Francisco, on n'arrive qu'à une trentaine de noms dans le monde entier. C'est peu.
En France, rien. Même Jeanne d'Arc, qui est pourtant canonisée* depuis plus de soixante ans, continue à patronner notre navire-école en quelque sorte en civil et sans son titre. Il n'en a pas toujours été ainsi : à la bataille de Béveziers, par exemple, l'armée navale de Tourville ne comptait dans ses rangs rien de moins que le « Saint-Louis », le « Saint-Philippe » et le « Saint-Michel ».
La piété de nos aïeux n'allait cependant pas sans réalisme. On connaît l'histoire du comte de Forbin, pris dans une tempête sous les côtes d'Irlande, un an avant Béveziers, précisément. Tout son équipage priait pendant que le navire faisait eau. Forbin leur crie : « Sainte Pompe ! Sainte Pompe ! C'est à elle qu'il faut s'adresser ! C'est elle qui nous sauvera ! ». Et en effet, ils pompèrent et ils furent sauvés.
(*) Le postulateur de la cause de sa béatification fut Mgr Sabadel (1850-1914)
Sous-marins diesel
Article paru dans Le Télégramme du 27/01/81
On apprenait au début de décembre que le gouvernement hollandais avait autorisé la vente de deux sous-marins à Taiwan. La Chine communiste a vivement protesté contre ce projet mais le 14 janvier les Hollandais confirmaient le marché quitte à réduire, autant qu'il le faudra, leurs relations avec Pékin.
Bien que la presse n'ait pas donné de détails, il est probable que les deux sous-marins seront du même type que le «Walrus» et le «Zeeleeuw» actuellement en construction à Rotterdam pour la Marine royale néerlandaise. Ces unités de 1900 tonnes doivent remplacer le «Dolfijn» et le «Zeehond» qui ont vingt ans, mais elles ne reprendront pas la formule très originale de la coque épaisse en trois cylindres qui était caractéristique de cette série. Elles auront par contre la particularité d'emprunter beaucoup à la technique française puisque la coque épaisse sera en acier Marel et que la propulsion sera assurée par trois diesels SEMT Pielstick, dérivés des moteurs de nos propres sous-marins.
Avec cette vente à Taiwan, les Hollandais renouent avec une tradition ancienne : on se souvient en effet qu'avant la guerre ils avaient fourni deux unités à la Pologne et deux autres à la Turquie, construites d'ailleurs par la compagnie Rotterdam Dockyards, celle-là même qui, au sein du groupe Rijn-Schelde-Verolme, construira les deux sous-marins taïwanais. Les constructeurs d'avant-guerre avaient bonne réputation et à juste titre : dès 1932, ils inauguraient la soudure de coque, et en 1939 ils expérimentaient, les premiers au monde, sur le schnorchel.
Le club des exportateurs de sous-marins compte donc un septième membre ; six autres pays construisent pour leur propre usage, sans acheter ni vendre ; trente-neuf nations dans le monde mettent en oeuvre des sous-marins diesel. Depuis 1970, dix de ces nations ont doublé leur parc, et cinq autres se sont décidées à tenter l'aventure. On voit que 25 ans après l'apparition de la propulsion nucléaire, les sous-marins diesel sont loin d'avoir cédé la place. On dit même que les Etats-Unis vont se remettre à en construire (*).
(*) NDLR : Ce ne sera finalement pas le cas, les trois derniers sous-marins diesels américains (classe Barbel), mis en service en 1959, étant désarmés entre 1988 et 1990.
Rançons
Article paru dans Le Télégramme du 03/02/81
On peut voir à Tbilissi, qui est la capitale de la République soviétique de Géorgie, le mausolée d'Alexandre Sergéievitch Griboïedov, écrivain et diplomate. Griboïedov était ministre plénipotentiaire du tsar, résidant à Téhéran, lorsque le 11 février 1829, une foule hurlante de musulmans fanatiques le massacra avec tout son personnel et détruisit la mission de fond en comble. On voit que les Persans ont une tradition déjà ancienne dans le traitement des diplomates, et on ne peut que les applaudir de s'être contentés cette fois-ci d'une simple rançon (*).
Ce système de la rançon, qui vient de recevoir ainsi une nouvelle jeunesse, est en réalité très ancien. Les pirates barbaresques en tiraient d'excellents revenus. Le grand Cervantes par exemple, l'immortel auteur de Don Quichotte, fut capturé devant Marseille en 1575 et resta cinq ans en esclavage avant d'être relâché contre 500 ducats d'or. Ceux qui voulaient commercer tranquillement en Méditerranée avaient cependant la ressource de payer tribut. C'est à quoi s'était d'ailleurs résignée la jeune République des Etats-Unis vers les années 1790, et c'est ce qui allait l'entraîner dans sa première guerre extérieure, contre la Libye, qui s'appelait alors la Tripolitaine.
Nos aïeux, il faut bien l'avouer, ne dédaignaient pas non plus le rançonnage, quand le besoin d'argent se faisait sentir. On sait par exemple qu'après la guerre de 1672, Louvois rendit les prisonniers hollandais mais contre la modique somme de trois francs par tête. Au cours de nos nombreuses guerres avec l'Angleterre, cette question des échanges et des rançons avait été plusieurs fois débattue. La dernière convention, signée en 1780, stipulait qu'un matelot valait 25 F et qu'un amiral en valait 1500, ce qui mettait le prix d'un amiral à celui de soixante matelots. On reconnaît bien dans ces équivalences la simplicité bon enfant de notre ancien régime. La Révolution allait mettre fin à tout cela. Désormais on ne ferait plus que des échanges, et encore, à égalité de grade.
(*) NDLR : l’auteur fait référence à la crise des otages américains en Iran, qui dure de novembre 1979 à janvier 1981.
Parsons
Article paru dans Le Télégramme du 10/02/81
Le 11 février 1931, il y a tout juste cinquante ans, Sir Charles-Algernon Parsons mourait à la Jamaïque, à l'âge de 77 ans. Il avait inventé la turbine à vapeur en 1884, et il l'avait vue, de son vivant, révolutionner la propulsion navale dans le monde entier.
La première turbine de Parsons était bien modeste : elle entraînait une dynamo de 7 kW, tout juste de quoi fournir un peu d'éclairage de bord. Cinq ans plus tard, il fondait sa propre société et bientôt il s'intéressait à la propulsion. En 1897, il construisait un yacht, « Le Turbinia », autour de la nouvelle machine, et il eut la profonde intelligence de le faire paraître à la revue navale du Jubilé de la reine Victoria. Aucune publicité ne pouvait être mieux comprise : les marins et les journalistes du monde entier découvrirent avec stupeur qu'un bateau pouvait évoluer à la vitesse, inimaginable à l'époque, de 30 noeuds.
Très vite, la nouvelle machine fut essayée partout, d'abord sur des destroyers puis des croiseurs. Dès 1903, la Royal Navy lance l'« Amethyst » (3000 tonnes) et la Marine impériale allemande le « Lübeck » (3700 tonnes) avec la nouvelle turbine. En 1904, la Marine américaine finance le « Chester » (4600 tonnes). Et en 1905 c'est la consécration avec le « Dreadnought » (18.000 tonnes). Puis en 1906, la conquête des paquebots avec le « Lusitania » (31.000 tonnes) celui-là même qui allait être torpillé en 1915.
L'immense succès de Parsons a quelque peu éclipsé ses concurrents, le Suédois de Laval, l'Américain Curtis, le Français Rateau. Mais même chez ses rivaux, il a su s'implanter avec succès : la moitié des turbines de nos escorteurs d'escadre et de nos escorteurs rapides d'après-guerre étaient des Parsons.
Aujourd'hui, il faut bien reconnaître que la turbine à vapeur perd du terrain en propulsion navale. Le diesel et la turbine à gaz la chassent peu à peu des compartiments machines. Et sans les chaudières nucléaires, elle ne serait peut-être plus qu'un souvenir (*).
(*) NDLR : en définitive, sur les bâtiments de surface de premier rang, les marines ont généralement choisi le tandem entre moteurs diesels et turbine(s) à gaz, pour des questions essentiellement économiques (diesel pour les vitesses faibles à modérées et turbine à gaz pour atteindre les allures de pointe). Le diesel, combiné à des moteurs électriques, permet aussi d’offrir la discrétion acoustique nécessaire pour la lutte anti-sous-marine.
Des «Xingu» pour I"aéronavale
Article paru dans Le Télégramme du 17/02/81
La visite du président brésilien, il y a quinze jours, attire l'attention sur un pays avec lequel nous n'avons eu jusqu'ici que peu de relations navales, mais quelquefois pittoresques, comme la guerre de la langouste qui avait défrayé la chronique en février 1963. On se souvient que le général de Gaulle avait expédié là-bas, pour soutenir nos intérêts, l'escorteur d'escadre « Tartu ». La chose avait fait grand bruit à Rio d'autant que le porte-avions « Minas Gerais » n'avait, paraît-il, pas réussi à appareiller pour contrer la menace. Mais le « Tartu » avait été rappelé presque aussitôt et toute l'affaire avait tourné en eau de boudin.
A la différence de sa voisine argentine, la marine brésilienne n'est pas cliente de nos chantiers. Il n'en a cependant pas toujours été ainsi : à la fin du siècle dernier, par exemple, les Brésiliens avaient acheté cinq garde-côtes cuirassés, le « Brazil », le « Javary », le « Solimoes », le « Maréchal Deodoro » et le « Maréchal Floriano », aux Chantiers de la Seyne et aux Chantiers du Havre.
Cette tradition ancienne s'est prolongée au moins dans l'aéronautique. L'aviation brésilienne met en ligne des Mirage III et des Puma, et l'aéronavale possède quelques hélicoptères Ecureuil. Mais curieusement ce sont maintenant des avions brésiliens qui vont équiper notre propre Aéronavale : une quinzaine de Xingu vont bientôt remplacer certains de nos avions-école et de nos appareils de liaison vieillissants.
Le Xingu qui est construit par l'Empresa Brasileira de Aeronautica (Embraer) est un joli petit avion d'affaires de neuf places, avec un train français et deux turbopropulseurs Pratt et Whitney Canada. Il était en compétition avec deux modèles américains, un Beechcraft et un Cessna, et il n'est pas impossible qu'il ait eu la préférence pour des raisons qui ne sont pas toutes purement techniques. Les Brésiliens ont peut-être lié cette affaire à d'autres commandes qu'ils nous ont passées et qui sont beaucoup plus importantes. Ce sont des arguments qui emportent la décision.
(*) NDLR : les forces armées brésiliennes, dont la marine se sont notamment équipées dans les années 80 d’une soixantaine d’hélicoptères Ecureuils, livrés par l’Aérospatiale ou réalisés sous licence par Helibras.
Spiridonov
Article paru dans Le Télégramme du 24/02/81
On apprenait le 10 février, par un article de l'Étoile Rouge, qui est le journal des forces armées soviétiques, que l'amiral Spiridonov était mort dans un accident d'avion. L'amiral Spiridonov était âgé de 55 ans et il commandait la flotte soviétique du Pacifique.
Cette nouvelle est très surprenante, non pas qu'il soit étonnant qu'un amiral meure dans un accident d'avion : ce sont des choses qui arrivent. On se souvient par exemple qu'en février 1941, l'amiral allemand von Arnauld de la Perière s'était tué de cette façon en décollant du Bourget*. En octobre 1957, c'était l'amiral Lancelot, alors directeur du personnel de la marine, qui se tuait à Cannes, également au décollage. Et en janvier 1971, il y a dix ans, c'est l'amiral Landrin qui trouvait la mort, dans un « Nord 262 » de liaison. Non, ce qui est étonnant c'est que la presse soviétique ait parlé de cet accident, car c'est une règle générale dans ce pays qu'on n'y parle jamais des accidents, pas plus d'avion que de n'importe quoi. Pourquoi a-t-on fait une exception pour Spiridonov ? On n'en sait évidemment rien.
La mort de Spiridonov attire l'attention sur la flotte du Pacifique qui est très importante puisqu'elle représente à peu près le tiers du total : une trentaine de sous-marins nucléaires d'attaque, une cinquantaine de sous-marins diesel, une dizaine de croiseurs lance-missiles en constituent l'essentiel. Il faut y ajouter le porte-aéronefs « Minsk », qui a rallié le Pacifique en juin 1979, et aussi une vingtaine de sous-marins stratégiques, mais ceux-là ne dépendaient probablement pas de Spiridonov.
Ces forces considérables inquiètent beaucoup les Japonais qui parlent de plus en plus de développer leur propre marine. Ce qui les inquiète probablement aussi, c'est le dock de 80.000 tonnes qu'ils ont livré en octobre 1978 à l'arsenal de Vladivostok; comme le « Minsk » ne fait que 40.000 tonnes, tout porte à croire que ce dock sera rempli un jour à sa capacité, c'est-à-dire par des bâtiments beaucoup plus gros encore que le « Minsk ».
(*) Mais aussi l’amiral britannique Bertram Ramsay, qui avait notamment plannifié les operations de débarquement en Normandie et qui est mort dans le crash de son avion à Toussus-le-Noble, en région parisienne, le 2 janvier 1945.
Le casse-croûte
Article paru dans Le Télégramme du 03/03/81
"Le conscrit Cancrelat, ayant été un beau matin, sans raison valable, pris d'un saignement de nez, le sapeur Camember (un père pour les conscrits) s'approche plein de sollicitude. Mais mon garçon, t'as une fuite! s'écrie-t-il... Faut arrêter ça! Le soldat français, il ne doit verser son sang qu'pour la Patrie".
Les soldats et les marins d'aujourd'hui ont toujours les mêmes devoirs envers la Patrie que du temps de l'immortel Sapeur, mais en plus on les invite de temps en temps à verser leur sang dans les flacons ou dans les sacs en plastique des centres de transfusion des armées.
Après avoir versé son sang, on est bien excusable d'avoir les jambes un peu molles, et rien ne vaut alors un bon casse-croûte pour se remettre d'aplomb. Mais attention! pas n'importe quel casse-croûte, c'est une affaire trop sérieuse pour être abandonnée à la fantaisie des unités; c'est pourquoi la Direction centrale du commissariat de la marine (bureau des subsistances) en fixe la composition avec minutie. On y trouve, depuis une circulaire de 1954, cent grammes de pain, quarante grammes de charcuterie, dix grammes de café torréfié, vingt grammes de sucre (sans doute pour mettre dans le café) deux cent cinquante grammes de chocolat, vingt-cinq centilitres de vin, deux centilitres et demi de rhum, et un paquet de cigarettes.
Mais une nouvelle circulaire a été publiée l'année dernière au bulletin officiel, et on y découvre de profonds changements : la topette de rhum et le paquet de cigarettes ont été supprimés ; quant au quart de vin, il est remplacé par du jus de fruit, de la bière ou du lait (selon les disponibilités de l'unité). C'est bien la preuve que notre administration militaire se tient au courant de tout, qu'elle suit de près l'évolution des idées et qu'elle en tire les conclusions les plus raisonnables sur le contenu des casse-croûte. Quant à ceux qui regretteraient le petit coup de Beaujolais, ils auront toujours la ressource de donner dans le civil, où se perpétue malheureusement l'habitude de servir ce déplorable breuvage.
Embargo
Article paru dans Le Télégramme du 10/03/81
On apprenait la semaine dernière par une dépêche de l'agence France-Presse que la France ne livrerait pas à la Libye les dix vedettes lance-missiles qui avaient été commandées en 1977 et dont la première devait être livrée ces jours-ci.
On ne peut pas dire que cette mesure - qui n'est peut-être que provisoire (*) - soit une véritable surprise, ni qu'elle soit sans précédent. On se souvient en effet qu'en novembre 1977 la vente de deux avisos à l'Union Sud-Africaine avait été annulée à la suite d'une résolution de l'ONU et que ces bâtiments avaient ensuite trouvé preneur en Argentine. Quelques années auparavant c'était l'embargo sur les livraisons d'armes à Israël, embargo qui, comme l'on sait, avait été spectaculairement bafoué, puisque les vedettes israéliennes avaient appareillé de Cherbourg sans opposition la veille de Noël 1969. Mais il y a des exemples beaucoup plus anciens, comme celui d'Alfred Krupp qui, en 1909, proposait aux Anglais de leur construire des navires de guerre, proposition qui n'eut pas de suite à cause du veto personnel de Guillaume II.
Ces péripéties illustrent bien une des difficultés du délicat commerce des armes. Il y en a d'autres bien entendu. Il y a celles des pots de vin, qui peuvent être gênants lorsqu'ils viennent à être portés sur la place publique. Il y a l'inflation qui, sur les contrats à long terme, rend les bénéfices aléatoires. Il y a l'insolvabilité de certains clients et l'instabilité de certains autres. Qui peut dire quel sera dans cinq ans le régime politique de la plupart des pays du Moyen-Orient et du Golfe? Il y a enfin la perspective déplaisante de voir nos propres armes se retourner un jour contre nous. Pour revenir à Krupp, il vendait aux Anglais d'excellentes fusées d'obus, et au cours de la bataille du Jutland, en 1916, les marins allemands les ont reçues sur la figure. Ce sont des choses qui font doublement mal.
Embargo est un mot qui vient de l'espagnol embargar, qui veut dire embarrasser. Et il est vrai que c'est une mesure bien embarrassante. Car la Libye aura peut-être des difficultés à trouver d'autres fournisseurs, mais la France risque d'en avoir tout autant à trouver d'autres acheteurs.
(*) NDLR : les dix patrouilleurs lance-missiles du type La Combattante II furent finalement livrés par CMN à la Libye et mis en service en 1982 et 1983. L’un fut coulé par l’aéronavale américaine en 1986 et sept autres détruits ou mis hors de combat lors de l’opération internationale contre le régime du colonel Kadhafi en 2011. Un seul bâtiment de ce type serait encore en service.
La langue de bois
Article paru dans Le Télégramme du 17/03/81
Le 26e congrès n'est pas passé inaperçu dans l'abondante presse militaire soviétique : que ce soit dans le « Porte-Drapeau », dans l'« Etoile rouge » ou dans la « Revue maritime », on a pu lire de vibrants hommages à l'activité de titan du parti (je n'invente rien), toujours à l'avant-garde de l'émulation socialiste, luttant au coude à coude et conduisant le pays vers des sommets toujours nouveaux, dans un essor impétueux et dans un attachement indéfectible à la pensée de Lénine.
Les rédacteurs militaires soviétiques, comme on le voit, ne manquent pas de matière. D'autant qu'ils ont toujours la ressource d'écrire (au moins une fois par article) : « Comme l'a déclaré le camarade Leonid llitch Brejnev, secrétaire général du Comité central du Parti communiste de l'Union soviétique et président du Soviet suprême d'URSS, dans le discours qu'il a prononcé devant la énième session du Congrès des producteurs de soja de l'Azerbaïdjan (ou des apiculteurs du Turkménistan), etc. » Heureux rédacteurs !
A côté de cette prolixité, on trouve par contre d'étranges lacunes. Vous pouvez feuilleter, par exemple, tous les volumes de l'Encyclopédie militaire soviétique sans trouver la moindre allusion au pacte avec Hitler du 23 août 1939, ni à l'invasion de la Pologne, au coude à coude, c'est bien le cas de le dire, avec les troupes de la Wehrmacht, un mois après.
Il y a des personnages, dans cette même encyclopédie, qui ont complètement disparu, comme le malheureux amiral Nebogatov, qui eut le tort de se rendre aux Japonais, à Tsushima. D'autres, comme le maréchal Toukhatchevski, sont réapparus après une longue absence, mais dans leur biographie il y a des détails qui manquent; comme par exemple la balle dans la nuque qui causa la mort du maréchal, le 11 juin 1937, sur l'ordre de Staline.
Ce genre de cachotteries nous étonne aujourd'hui mais nous l'avons un peu pratiqué nous aussi autrefois. Sous Napoléon, par exemple, aucun journal français n'a jamais rien publié sur le désastre de Trafalgar ; si les Français ont fini par le savoir, c'est par la rumeur publique et de bouche à oreille.
Helmut Walter et la turbine à eau oxygénée
Article paru dans Le Télégramme du 24/03/81
J'ai appris par hasard, en lisant le numéro de février de la revue « Marine Rundschau », la mort du professeur Helmut Walter, le 16 décembre dernier, à l'âge de 80 ans. C'est une information qui ne peut laisser aucun sous-marinier indifférent, car peu d'hommes se sont aussi intensément et aussi obstinément consacrés à la propulsion des sous-marins que le professeur Walter.
Il était encore tout jeune ingénieur, en 1930, lorsqu'il eut sa grande idée, qui consistait à employer comme carburant de l'eau oxygénée à très haute concentration. En 1936 il construisait aux chantiers Germania, à Kiel, sa première turbine. En 1939 c'était son premier sous-marin expérimental, le V 80, une toute petite coque de 76 tonnes que personne ne prit trop au sérieux. Mais avec le développement de la guerre sous-marine, les idées de Walter prirent de plus en plus d'intérêt aux yeux du bureau des sous-marins et il reçut tous les crédits nécessaires pour les mettre en pratique : en 1943 on voit apparaître successivement les types XVII B et G, le type XVIII, le type XXII, le type XXIV, tous propulsés par la turbine à eau oxygénée. En 1944 enfin c'est le type XXVI W de 900 tonnes qui paraît suffisamment prometteur pour justifier, en 1945, une commande de 200 exemplaires : il pouvait donner 22 noeuds en plongée pendant 7 heures. Ce sont des chiffres qui parlent d'eux-mêmes.
Après la guerre on retrouve le professeur Walter avec son équipe chez Vickers, à Barrow-in-Furness. Les Anglais s'intéresseront assez à sa turbine pour financer deux sous-marins, l'Explorer (lancé en 1954) et l'Excalibur. Mais 1954, c'est aussi l'année du lancement et de la mise en service du premier sous-marin atomique, aux Etats-Unis. Pour la turbine Walter, c'est le coup de grâce.
Cependant les sous-marins nucléaires n'ont nullement, comme on l'avait cru d'abord, chassé les sous-marins diesel. Et il n'est pas impossible qu'on redécouvre un jour les mérites de la turbine Walter. Quel commandant d'Agosta ne rêverait pas aujourd'hui de pouvoir tenir 7 heures à 22 nœuds, comme les types XXVI W d'il y a trente-cinq ans?
Contrepets et calembours
Article paru dans Le Télégramme du 31/03/81
Quelle meilleure occasion qu'une veille de 1er avril pour évoquer des facéties maritimes? Et d'abord quelques contrepets, car c'est dans la marine une institution vénérable et heureusement toujours vivace. Il y en a d'ailleurs pour presque toutes les circonstances de la vie du marin, qu'il « gratte le fond de sa quille » ou réclame « un bidon en quittant le quai »; s'il s'agit d'un radio, les parasites lui « brouillent l'écoute » et quand c'est un mécanicien il « ramone les valves à fumée ». Bien entendu, le commandant joue dans ces exercices un rôle approprié à son importance : c'est lui qui évite d'« enfumer sa cale » à moins que sa femme ne le fasse « mander à bord ». S'il lui est arrivé d'assister à un abordage, rien d'étonnant à ce qu'il redoute les « proues qui tuent ». Quant à l'amiral, il lui revient naturellement un rôle éminent et mérité. C'est lui qui se réserve d'« engueuler le midship qui défile » ou, dans les péripéties du combat, c'est encore lui qui pâlit « après une nouvelle subite de l'action ».
Il y a des contrepets purement géographiques et qu'il faut saisir au vol lorsque l'occasion s'en présente. Une nuit, en montant à la passerelle, je découvre qu'on est au large de Ténès, et je m'écrie tout naturellement, à la cantonade : « Ah, le beau feu rouge à l'entrée de Ténès! ». Mais le veilleur me répond : « Non, non, il est blanc »; et en effet, le feu était indiscutablement blanc, sans doute parce que le Service des Phares et Balises n'entend rien à l'art du contrepet. Mais comme chaque nouvel arrivant à la passerelle s'écriait à son tour : « Ah, le beau feu rouge, etc. », le malheureux veilleur a fini par avoir des doutes sur sa vision des couleurs.
La vie maritime est également propice aux calembours et autres à peu près. On en fait jusque dans notre très sérieuse Ecole supérieure de guerre navale où j'ai entendu affirmer que Sun Tzu était en quelque sorte le Castex chinois. Et il n'y a pas si longtemps que l'amiral commandant les forces océaniques stratégiques était affectueusement surnommé par ses troupes : notre père de Houilles.
Gendarmes et voleurs
Article paru dans Le Télégramme du 07/04/81
On a reparlé ces jours-ci de Ronald Biggs, le célèbre organisateur du vol du train postal de Glasgow, en 1963. Il a été retrouvé dans un yacht à la dérive au large de la Barbade, et il est possible qu'il retrouve lui-même le chemin des prisons anglaises où il lui reste encore 28 ans à purger.
Il y a quatre ans, en avril 1977, Biggs avait fait à la Royal Navy une publicité dont elle se serait sans doute bien passée. C'était à l'occasion de l'escale à Rio de Janeiro de la frégate Danae (classe Leander). Biggs, qui vivait au Brésil depuis 1974 et qui avait peut-être le mal du pays, rencontre des matelots de la Danae, qui le reconnaissent, lui font fête, et l'invitent à bord. Notre homme, sans se soucier apparemment du risque qu'il courait, accepte, on trinque joyeusement et, après une demi-heure, il redescend la coupée sans que personne songe à l'arrêter et, probablement, sans que le commandant ait été averti de sa présence.
Cette affaire avait fait quelque bruit à Londres et il s'était même trouvé un membre du Parlement pour poser une question écrite au gouvernement à ce sujet. Quant à l'Amirauté, tout en ordonnant une enquête, elle avait fait savoir que la légalité d'une arrestation à bord d'un navire de Sa Majesté dans des eaux étrangères ne lui paraissait pas certaine. J'ignore si ce point est plus clair dans notre législation, mais il est probable qu'il y aurait là de quoi mettre plus d'un commandant dans l'embarras.
Il y a des circonstances où on se trouve devant un flagrant délit et où les choses ne sont pas plus simples pour autant. C'est le cas des invités qui emportent l'argenterie, probablement à titre de souvenir et sans penser à mal. On raconte ainsi qu'un jour, à la coupée de la Jeanne d'Arc, une invitée avait laissé s'échapper de sous ses jupes un plat qui avait dégringolé jusqu'à l'eau à grand fracas. Le commandant, un peu interloqué, avait trouvé la ressource de lui dire : « Ne vous inquiétez pas, Madame, on va vous en chercher un autre ! »
La Praya, un succès de Suffren
Article paru dans Le Télégramme du 14/04/81
Le 16 avril 1781, il y a tout juste deux cents ans, le capitaine de vaisseau de Suffren surprenait au mouillage de la Praya le commodore Johnstone et attaquait avec la plus grande décision. La Praya, qui veut dire la plage en portugais, se trouve au sud de l'île de Santiago, dans l'archipel du Cap Vert*. Johnstone se trouvait donc dans des eaux neutres, mais Suffren était payé pour savoir qu'à l'occasion, les Anglais se soucient comme d'une guigne du droit des neutres. Lui-même, vingt-deux ans auparavant, alors qu'il était enseigne, avait été fait prisonnier à Lagos, dans les mêmes conditions, précisément.
Donc Suffren attaque, ou plutôt le « Héros », sur lequel il a sa marque, attaque à peu près seul. « L'Annibal » suit bien, mais son commandant, Trémignon, qui n'a pas cru sérieusement qu'on violerait la neutralité portugaise, n'a pas fait le branle-bas de combat (il mourra d'un boulet dans la cuisse). « L'Artésien » (commandant Cardaillac) suit aussi, mais Cardaillac est tué d'une balle dans la poitrine et son second, La Boixière, laisse le vaisseau tomber sous le vent et quitter le combat. Quant au « Sphinx » (du Chilleau) et au « Vengeur » (Forbin, mais pas le grand Forbin qui est mort 48 ans avant !) ils n'ont paraît-il rien compris et, en tous cas, ils ne font rien. Si bien que l'audace de Suffren n'aura pas les résultats qu'il aurait pu espérer. Il doit faire retraite avec près de cent morts et deux cents blessés, bien plus qu'il n'en a infligé aux Anglais. Mais Johnstone va rester au mouillage jusqu'au 2 mai pour réparer ses avaries et Suffren poursuivra sa route vers Le Cap, qu'il avait mission de renforcer et qu'il renforcera en effet. En ce sens, le combat de la Praya peut être considéré comme un succès.
Curieux personnage que ce Johnstone. Il était commodore depuis deux ans, sans avoir jamais commandé de navire de ligne, et malgré une fâcheuse réputation de duelliste. L'année précédente, il avait commandé sa division devant les côtes du Portugal, mais en restant lui-même à Lisbonne la plupart du temps. Et le jour de l'attaque de Suffren, il était encore à terre et plus exactement à la chasse.
(*) Cape Verde, alors colonie portugaise, indépendante en 1975
L'uniforme
Article paru dans Le Télégramme du 21/04/81
Le président Reagan aurait dit le mois dernier à un général qu'on lui présentait : « Comment puis-je savoir que vous êtes général si vous n'êtes pas en uniforme ? » Vraie ou fausse, l'anecdote a violemment agité le Pentagone et tout le monde va dorénavant y travailler en tenue.
Il y a cinq ans, en octobre 1976, une mesure du même ordre avait été prise en région parisienne, et également, paraît-il, à la suite d'une réflexion du Président de la République. Celui-ci, en dînant chez un adjudant-chef en était venu à parler de tenues et son hôte se serait plaint de ce qu'on ne voyait plus d'uniformes dans les rues comme au bon vieux temps. Il faut bien reconnaître malheureusement que la réforme de 1976 a manqué son objectif et qu'on ne voit pas plus d'uniformes aujourd'hui qu'il y a cinq ans. Par contre les bureaux des états-majors parisiens sont pleins d'officiers et de sous-officiers en caleçon chaque matin et chaque soir. A raison d'un quart d'heure de déshabillage par jour multiplié par le nombre d'hommes concernés et par le nombre de jours de travail, calculer la perte de production annuelle de messages, fiches, notes, lettres, etc., et d'une façon générale la perte pour la pensée militaire dans son ensemble ; on ose à peine y songer.
A propos de tenues, voilà que la marine américaine revient aux pantalons à pattes d'éléphant, aux vareuses à col et aux bonnets traditionnels. C'est l'amiral Zumwalt qui avait supprimé tout ça, en décidant que les quartiers-maîtres et les matelots seraient habillés comme les officiers-mariniers. Il parait que cette réforme n'avait jamais été acceptée et que tout le monde (sans oublier les marchands de tissu et les tailleurs) se réjouit du retour à l'ancien style.
Mais c'est en matière de couleur qu'il est surtout dangereux, et d'ailleurs inutile de bousculer les traditions. L'amiral King, par exemple, avait imaginé pendant la guerre de remplacer le bleu des uniformes par du gris. Il n'y est jamais arrivé. Et la principale doléance des marins canadiens, 13 ans après la réforme de 1968, c'est de se voir costumés en vert!
La prise de Bizerte
Article paru dans Le Télégramme du 28/04/81
C'était le 1er mai 1881, il y aura tout juste cent ans dans trois jours. Aucun débarquement de vive force n'a probablement jamais été fait aussi facilement que celui-là. L'amiral Conrad, qui avait sa marque sur le cuirassé La Galissonnière, avait en outre sous ses ordres l'Alma, la Reine blanche et la Surveillante, c'est-à-dire quatre bâtiments en bois mais avec un blindage en fer et des canons - en tous cas les plus gros - de 240 mm. On envoie à terre le capitaine de vaisseau Miet, porteur d'une sommation à l'adresse du gouverneur tunisien, les corps de débarquement occupent les vieux forts espagnols, et l'affaire est dans le sac, sans qu'on ait tiré un seul coup de canon ou même de fusil.
Pour la Surveillante, ce n'était pas sa première mission sur la côte tunisienne. Le 17 avril son commandant, capitaine de vaisseau Lacombe, recevait l'ordre de bombarder et d'occuper Tabarka. Mais Lacombe juge d'abord que l'île est trop bien défendue pour qu'on puisse débarquer, puis il se trouve gêné par la houle, si bien que Tabarka ne sera prise que le 26. Le 4 mai le ministre, l'irascible amiral Cloué, lui exprime par lettre son mécontentement pour « des hésitations qu'il ne peut admettre » et décide de le remplacer dans son commandement.
Une opération comme celle de Bizerte ne pouvait se faire sans l'accord au moins tacite de l'Angleterre, dont la marine faisait alors la loi en Méditerranée, comme d'ailleurs sur toutes les mers. Et, apparemment, les Anglais avaient accepté de nous laisser les mains libres. Cependant, dès le 2 mai, le Monarch arrivait comme par hasard au mouillage de Tunis. C'était un bâtiment en fer, pas en bois, et armé de 4 canons de 305 mm, les plus gros de l'époque.
Le commandant du Monarch était le capitaine de vaisseau Tryon, 49 ans. Il est entré dans l'histoire, oh! pas pour cette affaire de Tunisie, mais douze ans plus tard, alors qu'il était vice-amiral, commandant l'escadre de Méditerranée. Le 22 juin 1893, sur la côte du Liban, il allait, par un ordre absurde, mais strictement obéi, provoquer l'abordage de deux de ses cuirassés, le Camperdown et la Victoria: 358 morts dont lui-même qui se laissa couler très dignement, sans quitter sa passerelle.
Collisions sous-marines
Article paru dans Le Télégramme du 05/05/81
On apprenait, le 11 avril dernier, que le sous-marin stratégique américain « George Washington » était entré en collision avec un caboteur japonais et qu'il l'avait coulé. Cette affaire a provoqué une émotion considérable au Japon, d'autant plus que deux hommes sont morts dans le naufrage et que treize autres sont restés 18 heures à la dérive avant d'être repêchés.
Il y a quelque chose d'extraordinaire dans cet accident, car si on ne compte plus les sous-marins en plongée qui ont été coulés à la suite d'abordages avec des bâtiments de surface, la réciproque est beaucoup plus rare. Tout au plus peut-on citer le cargo suédois « Immen » qui coula, en avril 1977, dans le golfe de Bothnie, à la suite d'un choc brutal à hauteur de la salle des machines. D'après la commission d'enquête suédoise, le phénomène ne pouvait s'expliquer que par une collision avec un sous-marin, mais enfin, on n'a jamais vu ce fameux sous-marin. Il est arrivé aussi que le navire de surface ne soit pas coulé, mais très gravement endommagé. Ce fut précisément le cas, le 28 août 1976, de la frégate américaine « Voge », un bâtiment de 3400 tonnes, de la classe Garcia. Le « Voge », qui se trouvait en mer Ionienne, eut son hélice unique écrasée par le massif d'un sous-marin nucléaire soviétique de la classe Echo II. Il se trouva donc complètement désemparé, il ne put rallier l'arsenal de Toulon qu'à la remorque, et les travaux ont coûté plus de 500.000 dollars à la marine américaine.
Le « George Washington » est en quelque sorte un monument historique puisque c'est le premier sous-marin stratégique mis en service aux Etats-Unis, en 1959. Il aurait dû être un sous-marin d'attaque, de la classe Skipjack et il avait même reçu le nom de « Scorpion » sur la ligne de tins. En fin 1957, la marine décidait de le rallonger de 39 mètres pour la tranche missiles et de le rebaptiser. Le nom de « Scorpion » est donc passé au suivant de la série des Skipjack, auquel il n'a d'ailleurs pas porté bonheur : ce sous-marin a disparu en Atlantique, le 21 mai 1968, avec 99 hommes à bord, pour une cause inconnue.
Les derniers cuirassés
Article paru dans Le Télégramme du 12/05/81
La marine américaine n'a jamais pu se résoudre à démolir ses quatre derniers cuirassés, l'« Iowa », le « New-Jersey », le « Missouri » et le « Wisconsin » : elle les a remis en service pour la guerre de Corée, et depuis, elle les conserve sous cocon, à l'exception du « New-Jersey », qui a été réarmé pendant deux ans pour la guerre du Vietnam.
En 1958, on avait songé à les convertir en plateformes lance-missiles balistiques : c'était l'époque où on n'était pas très sûr de pouvoir mettre ces missiles à bord de sous-marins. En mars de l'année dernière, probablement à la suite de renseignements sur le nouveau croiseur soviétique et sa batterie de vingt lanceurs de missiles anti-surface, on a vu sortir un nouveau projet de conversion des vieux cuirassés : on leur enlèverait une ou peut-être deux des trois tourelles triples de 406 mm et on installerait à la place des missiles de croisière « Tomahawk ».
Ce projet n'avait pas été accepté par le président Carter, mais il avait tout de même été financé partiellement par la Chambre des Représentants; il avait cependant fini par échouer en mai devant le Sénat, après une nouvelle intervention personnelle du président. Le vote du budget américain est rempli de ces bizarreries.
Le projet réapparaît cette année avec la nouvelle administration Reagan, et il est possible que cette fois il aboutisse. La marine fait valoir que les quatre cuirassés, s'ils ont 38 ans d'âge, n'ont pas plus de dix ans de service actif; que leur conversion ne coûterait pas très cher : à peine le prix d'un destroyer; qu'avec 32 missiles (*), ils auraient un armement formidable et enfin que leur structure et leur blindage leur donne des chances de survie supérieures à celle de n'importe quel autre bâtiment existant au monde. Et il est vrai que les cuirassés ont la vie dure : le « Nevada », par exemple, un bâtiment de 1916, a survécu à Pearl Harbor et à deux essais nucléaires à Bikini; il a dû être achevé à la torpille. Mais il est juste de dire qu'il n'avait pas 32 missiles à bord.
(*) NDLR : 32 missiles de croisière Tomahawk, avec à l’époque la capacité d’emporter une tête nucléaire. Cet armement sera embarqué sur les quatre cuirassés, refondus entre 1983 et 1989. Ils reçurent également 16 missiles antinavire Harpoon et quatre systèmes multitubes Phalanx. Ces bâtiments, entrés en flotte en 1943 et 1944, furent finalement retirés du service entre 1990 et 1992 après l’effondrement de l’URSS, avec une dernière intervention pour deux d’entre eux (Missouri et Wisconsin) lors de la guerre du Golfe, en 1991.
La manoeuvre
Article paru dans Le Télégramme du 19/05/81
Une des choses qui font mon admiration dans votre marine, me disait un médecin colonel qui, hélas ! est un peu pince-sans-rire, ce sont vos messages momentou : on n'en a pas d'équivalent dans les autres armées. Et en effet c'est une chose bien agréable pour un commandant que de lire, sur la planchette que lui tend le timonier de quart : « Au moment où le Tutupanpan quitte la énième région maritime... » suivent en général une dizaine de lignes, ou une vingtaine selon l'inspiration du rédacteur de service, exprimant toute l'importance qu'attache à l'événement la haute autorité signataire. Il y a des messages momentou pour les circonstances les plus variées, mais la loi du genre privilégie nettement les départs, que ce soit pour une campagne, pour le fond de la Penfeld ou simplement après une escale, toujours trop courte, toujours fructueuse.
Il y a des momentou pour les hommes également, et également bien sûr quand ils s'en vont. Nul ne doute que l'amiral Jaouen, qui va quitter la marine dans quelques jours, en reçoive sa part, et pour une fois, dût sa modestie en souffrir, nous y ajouterons quelques mots.
On ne manoeuvre plus quand on est amiral et c'est une chose que l'amiral Jaouen a dû regretter, car il possède ce don assez rare de savoir combiner les effets du vent, de la mer, du courant, du coup de fouet, de l'ancre et des aussières, et qui fait les bons manoeuvriers. Il a enseigné cet art difficile à l'Ecole navale et sur la « Jeanne », faisant mentir l'adage malicieux selon lequel ceux qui savent faire font et ceux qui ne savent pas faire enseignent. Il a commandé la « Capella » l'« Amyot d'Inville », le « Basque », le « De Grasse » et sa réputation ne s'est jamais démentie. J'ai entre les mains quelques pages qu'il a écrites sur ce beau sujet et j'en extrais ces lignes : « Il faut savoir regarder pour apprendre et toute manoeuvre, même la plus simple, est intéressante à regarder. Lorsqu'elle se déroule mal, on peut en faire la critique pour soi-même, mais on doit éviter de critiquer les autres, dont on ne connaît pas les difficultés ». Sage recommandation et qui peut s'appliquer à bien d'autres domaines que la manoeuvre.
La perte du Montagu
Article paru dans Le Télégramme du 26/05/81
Le 29 mai 1906, il y aura tout juste 75 ans vendredi, le cuirassé britannique « Montagu » s'échouait dans le canal de Bristol*. C'était un bâtiment tout neuf puisqu'il avait été mis en service en octobre 1903, il déplaçait 14.000 tonnes et son armement principal était de quatre canons de 305 mm.
Le « Montagu » faisait des essais de télégraphie sans fil lorsqu'il se trouva pris dans une de ces épaisses brumes d'advection qu'il n'est pas exceptionnel de rencontrer au printemps dans ces parages. A 14 h, la sonde donne 31 m et l'officier de navigation en conclut que la terre est encore à quatre nautiques. Douze minutes plus tard, le bâtiment s'éventre sur le récif Shutter, qui déborde le sud-ouest de l'île de Lundy, laquelle se trouve à une dizaine de nautiques au nord-ouest de la côte du Devon. Mais à bord, on reste persuadé que c'est sur cette côte-là qu'on a touché.
On envoie à terre une patrouille en reconnaissance; elle escalade la falaise et progresse dans le brouillard jusqu'à un phare. « C'est le phare de Hartland! », s'écrie l'enseigne qui dirige l'expédition, et il se trouve tout étonné de l'obstination du gardien qui prétend que c'est le phare de Lundy. L'enseigne, persuadé que le gardien est un abruti, tente patiemment de lui expliquer son erreur. C'est un peu comme si on expliquait au gardien de Créach qu'en réalité il se trouve, sans le savoir, à Saint Mathieu.
Ce genre de mésaventure arrive parfois aussi dans l'aéronautique navale. Il y a une douzaine d'années, un Alizé de la base de Nîmes, après catapultage en Méditerranée, reçoit l'ordre de se poser à terre. Il avait gardé la liaison radio avec le porte-avions et on l'entend dire : « Je vois le cap de Creus, je reconnais les étangs, je me pose à Montpellier ». Suit un long silence au bout duquel on entend à nouveau le pilote qui d'une voix incrédule balbutie : « Ils essayent de me faire croire que je me suis posé à Bastia!**».
Que ceux qui ne se sont jamais perdus leur jettent la première pierre.
(*) source « Devon shipwrecks »
(**) source Maurice Argouse
Changements de noms
Article paru dans Le Télégramme du 02/06/81
Il y a eu des incidents à la fin du mois d'avril dernier, à Groton, dans le Connecticut, à l'occasion du lancement d'un sous-marin nucléaire de la classe Los Angeles, le « Corpus Christi ». Toutes les unités de cette classe portent des noms de villes américaines et Corpus Christi est le nom d'une ville du Texas, qui se trouve près de la frontière du Mexique. Cependant l'idée qu'un sous-marin porte le nom du Christ a choqué l'évêque du diocèse et un millier de personnes sont venues manifester. C'est une affaire bien épineuse en effet : Jésus n'a-t-il pas dit : « Aimez vos ennemis et priez pour vos persécuteurs » (Mathieu V, 44), mais n'a-t-il pas dit aussi : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ? » (Mathieu X, 34).
J'ignore si le « Corpus Christi » changera de nom (*), mais c'est une gymnastique qui n'est pas exceptionnelle : on se souvient que le cuirassé « Deutschland » avait été rebaptisé « Lützow » en 1939. Notre vieux « Béarn » aurait dû s'appeler « Vendée » ; le « Richelieu » devait s'appeler « France » et le « Jean-Bart », « Verdun » ; et plus récemment on a vu le sous-marin « Provence » se métamorphoser sous nos yeux en « Rubis ».
Il y a même des navires qui ne doivent leur nom qu'au hasard. Ce fut le cas du grand paquebot « Queen Mary », lancé en 1934, et qui, en 1938, reprit le ruban bleu à notre « Normandie ». On raconte que la Cunard avait décidé de baptiser sa nouvelle unité « Queen Elizabeth », en hommage à la grande souveraine du XVIème siècle. Mais il se produisit un léger malentendu lors de l'audience que le président de la Cunard avait sollicitée du roi George V. « Nous souhaitons, dit-il au roi, donner à notre bâtiment le nom d'une de nos plus grandes reines... ». Le roi, croyant, ou feignant de croire qu'on faisait allusion à son épouse, la reine Mary (la grand-mère de la reine actuelle), répondit aussitôt : « Sa Majesté sera enchantée de votre projet ». Mais la Cunard ne se tint pas pour battue : quatre ans plus tard, elle lançait un paquebot encore plus grand, et celui-là reçut bien le nom de « Queen Elizabeth ».
(*) NDLR : Pour éviter toute confusion, le bâtiment fut finalement baptisé USS City of Corpus Christi. Entré en flotte en janvier 1983, le SSN 705 a été retiré du service en août 2017.
Une chance sur quatre
Article paru dans Le Télégramme du 09/06/81
L'accident qui a fait quatorze morts dans la nuit du 26 mai dernier à bord du porte-avions "Nimitz", est assez inhabituel, car il s'est produit au cours d'un appontage, et depuis l'introduction de la piste oblique, ce type d'accident était devenu rare. Il n'en allait pas de même autrefois, où l'appontage était au contraire une phase dangereuse : si la crosse ne crochait pas, l'avion finissait sa course dans les brins ou même parfois dans un montant de barrière. Il arrivait aussi qu'après un rebond intempestif l’avion saute l'obstacle et retombe au milieu des appareils rangés sur l'avant. C'est un accident de ce genre qui s'était produit sur l’« Arromanches », dans le golfe du Tonkin, et qui avait fait de nombreuses victimes. J'ai pu voir moi-même, sur ce porte-avions, une crosse de Helldiver passer à quelques centimètres du brin supérieur de barrière : c'était le résultat d'un wave-off un peu tardif. Ce sont des choses qu'heureusement on ne voit plus aujourd'hui.
Sur la catapulte par contre, le danger n'a pas vraiment diminué. Le pilote et sa machine sont toujours à la merci d'une rupture d'élingue, ou d'une erreur sur l'anneau ou la plaquette de hold-back; ou d'une panne réacteur. Il arrive même que malgré toutes les procédures et toutes les sécurités la catapulte se déclenche intempestivement. C'est ce qui s'est passé, on s'en souvient, à bord du « Clemenceau », en mars 1979, avec la perte d'un « Etendard » et la mort de trois hommes.
Mais la piste oblique n'assure tout de même pas une sécurité absolue. L'avion peut dévier de sa trajectoire et heurter les appareils parqués sur l'avant ; c'est un accident de ce type qui s'était produit sur le « Foch » en décembre 1976, et qui avait entraîné la perte d'un « Alizé » de Lann Bihoué et de son équipage.
Et puis, il y a les sombres lois de la statistique qui disent que les probabilités d'accident augmentent inéluctablement avec le nombre de manœuvres d'aviation. Les grands porte-avions américains tournent au rythme de 12.000 appontages par an ; et un pilote qui ferait vingt ans ce métier aurait mathématiquement une chance sur quatre de se tuer.
Chavirements
Article paru dans Le Télégramme du 16/06/81
Le 14 juin 1931, il y a eu tout juste 50 ans dimanche, le Saint-Philibert coulait à la bouée du Châtelier, au large de Saint-Nazaire. C'était un vapeur de 189 tonneaux, capable de transporter 500 personnes et qui faisait la ligne de Nantes à Noirmoutier. Au retour, le Saint-Philibert se trouva pris dans un coup de vent, « une bourrasque d'une violence inouïe », peut-on lire dans la presse de l'époque ; les passagers s'étaient massés à tribord pour s'abriter du vent et des embruns : 368 morts.
Il est beaucoup plus rare que des bâtiments de guerre, construits pour résister aux avaries de combat, subissent le même sort, et pourtant ce sont des choses qui sont arrivées. L'exemple le plus célèbre est celui du « Captain », un des premiers cuirassés anglais. C'était un bâtiment de 6960 tonnes, à vapeur et à voile, qui n'avait que 2,60 mètres de franc-bord, chiffre encore réduit à moins de deux mètres par suite d'un excédent de poids à la construction. Des calculs avaient bien montré que ce bâtiment ne supporterait pas plus de 21° de roulis, mais il y eut très peu de gens pour s'en inquiéter. Dans la nuit du 6 décembre 1870, le « Captain » essuya sous voile un fort coup de vent dans le golfe de Gascogne : 472 morts, dont l'architecte du navire, le commandant Coles.
Plus récemment, au cours du typhon de décembre 1944, en mer de Chine, on a vu chavirer trois destroyers américains, le « Monaghan », le « Spence » et le « Hull » (790 morts). Ces bâtiments avaient leurs soutes vides, ce qui est spécialement dangereux pour des escorteurs, car il en résulte un allongement de leur période de roulis propre, et par conséquent un risque de chavirement par roulis synchrone. C'est un danger que ne connaissent pas les porte-avions, dont la période de roulis est en général supérieure, soutes pleines, à celle de la houle. Quant aux escorteurs, leur planche de salut, c'est le ballastage. Il y a même aujourd'hui des bâtiments, comme les « Spruance », dont le ballastage est automatique et qui gardent leurs soutes pleines en permanence.
Impressions du Bourget
Article paru dans Le Télégramme du 23/06/81
Je suis allé au Bourget et j'ai été frappé par la différence entre les pays impérialistes et l'Union soviétique. Du côté impérialiste des missiles, des canons, des munitions partout : des bombes spéciales pour casser les aérodromes, d'autres pour démolir les blindages, d'autres enfin pour vous transformer en chair à saucisse, avec des panneaux expliquant au visiteur l'excellente létalité (je n'invente rien) de tous ces produits. Dans le ciel, des avions de chasse ou d'appui exhibant leurs extraordinaires performances, leur stupéfiante maniabilité.
Et puis, en entrant dans le pavillon de l'URSS, tout d'un coup quelle paix, quelle sérénité : des petits pots de fleurs partout, des portraits de Léonid Ilitch souriant débonnairement, des déclarations du même rappelant ses efforts incessants pour la paix. Et pas une arme, pas un canon, pas une bombe, probablement même pas de quoi tuer une mouche. Quelle leçon pour les visiteurs et quel contraste !
Quel contraste en tout cas pour tous ceux qui ignorent ou qui oublient qu'au cours de ses efforts pour la paix, l'Union soviétique vend bon an mal an aux pays du tiers monde 400 à 600 avions d'armes, entre 50 et 100 hélicoptères d'armes, quelques centaines de canons antiaériens, de missiles, etc., et que d'une façon générale elle se place au deuxième rang dans le monde pour la vente des armes. Mais il faut savoir déchiffrer le langage symbolique des petits pots de fleurs.
Les clients du tiers monde, d'ailleurs, n'ont que l'embarras du choix au Bourget. Qu'ils sont beaux ces avions à commandes de vol électriques, à centrales inertielles, qu'elle est belle toute cette électronique volante. En admirant toutes ces beautés, on a fugitivement l'impression qu'après tout, les marchands d'armes modernes oeuvrent peut-être pour la paix à leur manière : car plus c'est compliqué, plus ça coûte cher, plus ça tombe en panne et plus c'est difficile à réparer. Avec le prix d'un seul avion époustouflant, cloué au sol par la défaillance d'un minuscule composant électronique, on aurait acheté autrefois des millions de baïonnettes, et on ne s'en serait étripé que mieux.
L'inexorable oubli
Article paru dans Le Télégramme du 30/06/81
On apprenait, au début de ce mois, la mort de Carl Vinson, à Milledgeville (Georgie), à l'âge de 97 ans. Ce parlementaire américain aurait très peu de chances d'être connu du grand public en dehors des Etats-Unis si le président Nixon n'avait pas eu, en 1974, l'idée de donner son nom au troisième grand porte-avions nucléaire de la classe « Nimitz », dont les crédits venaient d'être votés. Ce qui aurait été, pour la mémoire d'un mort, une très grande marque de respect, devenait, puisque Vinson était alors bien vivant, un honneur extraordinaire et probablement unique dans l'Histoire. Carl Vinson, par ses infatigables interventions en faveur de la marine, par son enthousiasme pour les porte-avions à une époque où ils étaient encore controversés, n'était certainement pas indigne de cet honneur, mais enfin il est probable que le rusé Nixon y avait vu avant tout un moyen commode et peu coûteux de se concilier les bonnes grâces du Congrès. Mais Carl Vinson n'aura pas eu le temps de voir l'admission au service actif du beau bâtiment qui porte son nom, puisqu'il est encore en achèvement à flot aux chantiers de Newport-New, en Virginie.
En commentant cette décision, il y a sept ans, nous écrivions qu'à cause de son coût gigantesque, cette unité avait toutes les chances d'être la dernière de sa série. On ne pouvait pas se tromper plus complètement. Non seulement le Congrès a voté, malgré les efforts persévérants du président Carter, les crédits pour une quatrième unité, mais jamais les partisans de ces grandes plates-formes n'ont eu aujourd'hui une position plus forte : on parle même aux Etats-Unis de trois unités supplémentaires, qui permettraient d'atteindre le chiffre de 15 groupes de combat de porte-avions.
Un des arguments avancés est que l'Union soviétique aurait mis en chantier récemment un vrai porte-avions avec catapultes et brins d'arrêt. Si cette nouvelle était exacte, elle montrerait en tout cas l'ampleur du chemin parcouru dans l'esprit de l'amiral Gorchkov depuis l'époque où il écrivait : « La place des porte-avions est prise maintenant par les navires porteurs de missiles. Comme les cuirassés qui sont devenus périmés, les porte-avions sont en train de tomber inexorablement dans l'oubli » (Pravda du 29 juillet 1962).
NDLR : L’US Navy mettra finalement en service 10 porte-avions nucléaires du type Nimitz et dérivés entre 1975 et 2009. Quant à l’URSS, elle a bien lancé la construction au début des années 80 de nouveaux porte-avions, mais il s’agissait du futur Kuznetsov et de son sistership le Varyag (finalement vendu à la Chine et terminé en 2012 sous le nom de Liaoning), qui sont des bâtiments à tremplin. Un porte-avions à propulsion nucléaire disposant de catapultes est commandé en 1986 mais l’Ulyanovsk voit sa fabrication stoppée en 1991 et est abandonné suite à l’effondrement de l’Union soviétique.
Réflexions pour un 14 juillet
Article paru dans Le Télégramme du 07/07/81
Une des premières décisions du nouveau président de la République aura été de rendre à la Marseillaise son rythme allègre d'autrefois, et de la faire chanter en public. En écoutant l'autre jour la belle voix de ténor qui ressuscitait devant le Panthéon les paroles de Rouget de l'Isle, je ne pouvais m'empêcher de penser qu'elles avaient beaucoup vieilli. « Aux armes, citoyens ! » n'a plus grand sens à notre époque de missiles nucléaires. Cela ne peut s'entendre à la rigueur que comme une invitation à consentir les sacrifices financiers nécessaires à nos armements. « Formez vos bataillons ! » date, lui aussi. Il n'y a plus de bataillons, rien que des régiments, à l'exception, comme chacun sait des chasseurs à pied ; mais enfin on admettra volontiers que cette injonction désigne aujourd'hui symboliquement les hommes et les femmes, où qu'ils se trouvent, qui contribuent à notre défense.
« Marchons, marchons ! » est devenu inintelligible. On ne marche plus dans nos armées. Tous nos régiments sont mécanisés, ou à la rigueur motorisés, même les chasseurs à pied, c'est dire ! Il n'y a guère que les chasseurs alpins qui marchent toujours, l'été du moins ; car l'hiver ils chaussent leurs skis et ils glissent.
Ce qui frappe le plus dans ces vieilles paroles guerrières, c'est qu'elles sont essentiellement terriennes et campagnardes : nos sillons, nos campagnes, la carrière, la poussière ; pas un mot qui évoque la mer, de près ou de loin. On ne saurait s'en étonner d'ailleurs pour peu qu'on se rappelle le titre original de l'œuvre : Chant de guerre pour l'armée du Rhin.
Et puis les Français de cette époque avaient beaucoup de mal à imaginer les choses en dehors de leur terre. On en a un bel exemple avec le calendrier révolutionnaire, qui est justement contemporain de la Marseillaise. Comme ils étaient évocateurs, les noms qu'avait inventés Fabre d'Eglantine : Pluviôse et Ventôse en hiver, Thermidor et Fructidor en été; très évocateurs dans notre hémisphère en tous cas; dans l'autre, par malheur, ça n'allait plus du tout.
Mais les Français ont peut-être changé. Ils savent peut-être que la mer existe, et ils ne se prennent peut-être plus pour le nombril du monde.
La Méduse et le banc d'Arguin
Article paru dans Le Télégramme du 14/07/81
Voilà qu'on reparle du naufrage de la Méduse, après 165 ans. Une émission de télévision, le 23 juin dernier, une exposition au musée de la Marine sont venues rappeler au grand public l'histoire de ce navrant fait divers maritime.
Ce n'est d'ailleurs pas la première fois que ce naufrage est l'occasion d'un spectacle. MM. Desnoyer et Dennery en avaient fait un drame en cinq actes et six tableaux qui fut représenté en avril 1839 à l'Ambigu comique et qui fut même repris au Châtelet en janvier 1864, avec le plus grand succès. Il ne faut pas oublier non plus l'opéra en quatre tableaux, musique de Flottow et Pilatti, paroles des frères Cogniard, qui fit les beaux jours du théâtre de la Renaissance, en mai 1839. Chacun sait qu'en France tout finit par des chansons.
Mais la Méduse ne serait pas aussi connue encore aujourd'hui sans l'immense toile de Géricault devant laquelle passent tous les jours les visiteurs du Louvre. Et pourtant, lorsqu'elle fut exposée au salon de 1819, la « Scène de naufrage » n'eut pas de succès. Le public bouda ce style nouveau qui rompait avec l'académisme encore à la mode. Cependant la toile alimenta au moins la polémique. Les journaux royalistes accusaient Géricault d'avoir calomnié le ministère de la Marine, tandis que l'opposition applaudissait à cette représentation symbolique du naufrage de la France.
Géricault, déçu, emporta son chef-d’œuvre à Londres, où il connut un immense succès. Les Anglais en avaient-ils apprécié la valeur esthétique, ou trouvaient-ils un malin plaisir à voir exposé un épisode peu glorieux pour la Marine française? L'histoire ne le dit pas.
La Méduse est peut-être un nom qui porte malheur. Il y a eu un vaisseau construit à Brest et qui a fait naufrage en 1713 ; une frégate construite à Lorient et qui a brûlé en mer en 1796. Mais la Marine a toujours repris le nom, imperturbablement. La dernière Méduse était un sous-marin de 600 tonnes, construit au Havre chez Augustin Normand. Elle a été endommagée par des avions américains en novembre 1942 et elle s'est échouée au Cap Blanc*, pas très loin, par une extraordinaire coïncidence, du banc d'Arguin, où s'était perdue le Méduse de 1816.
(*) NDLR. Confusion de l’auteur, ce n'est en fait pas le même cap Blanc. Suite aux combats lors du débarquement américain au Maroc, le sous-marin Méduse s’est échoué en novembre 1942 sur le cap Blanc situé près d’El Jadida (alors Mazagan), au sud-ouest de Casablanca. La frégate Méduse a quant à elle fait naufrage en juillet 1816 plus au sud sur le banc d’Arguin, en Mauritanie, au large du cap Râs Nouâdhibou également appelé cap Blanc autrefois.
Le pied du général
Article paru dans Le Télégramme du 21/07/81
La discipline n'est plus ce qu'elle était : un amiral qui donnerait un ordre absurde aurait bien peu de chances de se faire obéir. Il n'en allait pas de même autrefois, et l'exemple le plus célèbre en est l'abordage des deux cuirassés « Camperdown » et « Victoria », le 22 juin 1893, au large des côtes du Liban, affaire que nous avons déjà évoquée il y a quelques semaines.
L'escadre anglaise de la Méditerranée, commandée par le vice-amiral Tryon, se trouvait formée en deux lignes de file parallèles, à un intervalle de 1200 yards. L'amiral, qui avait sa marque sur la « Victoria », en tête de la ligne de bâbord, fait hisser le signal suivant : « Par la contremarche, la ligne de gauche viendra de 180 degrés à droite, et la ligne de droite de 180 à gauche ». Comme les diamètres tactiques des bâtiments de tête étaient de 600 à 800 yards, la manoeuvre était manifestement impossible.
Le contre-amiral Markham, marque sur le « Camperdown », en tête de la ligne de tribord, osa tout de même laisser le signal à mi-drisse, marquant ainsi qu'il ne le comprenait pas ou qu'il n'était pas prêt à l'exécuter. Tryon fit alors signaler au « Camperdown » : « Qu'attendez-vous ? » et le « Camperdown », docilement, hissa le signal à bloc. Au halé-bas, le destin des deux cuirassés était scellé. Mais le commandant de la « Victoria », capitaine de vaisseau Bourke, n'osa pas battre en arrière avant le choc, sans l'autorisation de l'amiral, qu'il lui demanda trois fois. On ne discutait pas un ordre dans la Royal Navy de l'époque (358 morts).
Mais tout cela ne vaut pas l'anecdote que raconte Custine dans ses lettres de Russie. Vers 1830, le grand-duc Constantin « passait sa garde en revue et, voulant montrer à un étranger de marque à quel point la discipline était observée dans l'armée russe, il descend de cheval, s'approche d'un de ses généraux et, sans le prévenir d'aucune façon, il lui perce tranquillement le pied de son épée. Le général demeure immobile et ne pousse pas une plainte. On l'emporte quand le grand-duc a retiré son arme ». Allez en faire autant avec un général d'aujourd'hui !
Le goût du secret
Article paru dans Le Télégramme du 28/07/81
Les Soviétiques sont extrêmement attachés au secret, et on peut même dire que pour eux tout est secret : même les annuaires du téléphone ne se trouvent pas dans le public. Inutile de dire qu'il n'existe pas dans ce pays d'équivalent au Jane's, aux Flottes de combat, ou au Weier Flottentaschenbuch, pour ne citer que les plus connus. Et pourtant !
Dès que les Soviétiques posent la première tôle d'un nouveau bâtiment, cette tôle est photographiée par un satellite américain et la presse occidentale ne tarde pas à en être informée ; une exception toutefois : les satellites ne peuvent évidemment pas voir ce qui se mijote dans les chantiers couverts, comme à Severodvinsk, et en général dans tous les chantiers de sous-marins. Mais dès que le nouveau bâtiment prend la mer pour faire ses essais, il est abondamment photographié par avion. C'est ainsi que la presse occidentale, et en particulier allemande, a publié des photos extraordinairement fouillées du grand croiseur « Kirov », photos sur lesquelles on pouvait presque lire les rubans légendés des bonnets. Or, curieusement, les Soviétiques ont publié eux aussi une vue de leur Kirov dans leur propre presse, ce qui est déjà assez rare : mais, à l'étonnement des observateurs occidentaux, l'image avait été retouchée, et les aériens électroniques maquillés!
Naturellement des photographies si nettes soient-elles ne fournissent pas tous les renseignements qu'on aimerait avoir : elles ne donnent pas le tirant d'eau, ni la puissance de la machine, ni la distance franchissable, ni un tas d'autres caractéristiques. Aussi rien n'est-il plus excitant pour les experts (ou prétendus tels) que d'exercer leur imagination sur ces sujets : les revues spécialisées sont remplies de leurs élucubrations.
Il y a aussi des organismes sérieux qui tentent de reconstruire le nouveau bâtiment à coups d'ordinateurs, un peu comme Cuvier recréait un dinosaure à partir d'une vertèbre. Pour le seul croiseur type Kara, par exemple, le Naval Ship Engineering center américain aurait élaboré 540 modèles possibles. Après quoi il n'y a plus qu'à éliminer au fur et à mesure des informations nouvelles. C'est tout de même beaucoup plus amusant que de lire bêtement ces caractéristiques dans un Jane's!
Simple coque double coque
Article paru dans Le Télégramme du 04/08/81
Depuis le « Narval », construit par Laubeuf à la fin du siècle dernier, tous les sous-marins du monde ont à peu près la même structure : une coque épaisse grossièrement cylindrique, résistante à la pression, entourée par une deuxième coque en métal plus mince et non résistante; entre les deux coques, on loge les ballasts et aussi les soutes à pétrole.
Toutefois, avec les sous-marins nucléaires, qui n'ont pas besoin de pétrole, on a vu un retour à la simple coque d'avant Laubeuf. Pas tout à fait d'ailleurs, car il n'était pas question de loger les ballasts à l'intérieur de la coque épaisse, mais on les a rejetés aux extrémités avant et arrière, avec parfois une tranche annulaire au milieu. Tous les sous-marins nucléaires, tout au moins occidentaux, sont construits sur ce modèle.
Il y a un autre domaine également où on est revenu à la simple coque, c'est celui des petits sous-marins et d'ailleurs un peu pour les mêmes raisons puisqu'il s'agit en général de bâtiments côtiers, qui n'ont pas besoin de grandes soutes à pétrole. Cette formule avait déjà tenté les ingénieurs allemands dès la première guerre mondiale, avec les types UB et UC (150 t) ; ils y sont revenus en 1935 avec le type II (150 t) et, enfin, en 1944, avec le type XXIII (200 t). Actuellement encore, les types 206 (500 t) de la Bundesmarine sont toujours sur ce modèle, de même que le type 209 qui est vendu à l'exportation et qui, lui, a un déplacement beaucoup plus important (1300 t).
Les Allemands font valoir que la simple coque a de nombreux avantages : moins de masse à pousser, donc meilleures performances, silhouette plus faible, construction et entretien plus simples, donc moins coûteux. Les Français, eux, sont restés fidèles à la double coque et ils ne manquent pas d'arguments non plus : autonomie plus grande, meilleure réserve de flottabilité en cas d'avarie, emplacements meilleurs pour les équipements acoustiques, meilleure résistance aux explosions proches. Et quand il est aussi difficile de faire apparaître clairement l'avantage d'une formule sur une autre, le dernier mot reste aux traditions et aux habitudes nationales.
L'uniforme
Article paru dans Le Télégramme du 11/08/81
On ne peut pas dire que nos grades et appellations soient faciles à comprendre pour les autres armées. Heureusement encore que nous avons des majors, comme tout le monde ; mais pour le reste, baptiser nos sergents : seconds-maîtres, et nos adjudants : premiers-maîtres, il y a bien de quoi s'y perdre.
Il y a des capitaines de vaisseau qui acceptent avec simplicité qu'on les appelle « mon colonel », en considérant qu'après tout cela vaut encore mieux que « mon capitaine ». Il y en a d'autres qui prennent la chose avec moins de philosophie. Un de ces officiers qui se trouvait à Mururoa, se plaignait justement qu'un sergent l'avait appelé « mon colonel ». Il faut dire qu'à Mururoa, il y a quelques marins, quelques aviateurs, mais surtout des légionnaires, des troupes de marine et des sapeurs. Le sergent était des troupes de marine. Or rien ne ressemble plus à un colonel de cette arme qu'un capitaine de vaisseau, surtout quand ils sont tous les deux en chemise et tête nue : mêmes pattes d'épaule, même ancre sur les pattes d'épaule. Quelqu'un ayant fait cette remarque, notre marin ne se tint pas pour battu : Il y a trois différences importantes, dit-il, entre ces insignes que vous croyez identiques : les troupes de marine ont d'abord deux petits chevrons rouges au-dessus de leur ancre ; ensuite l'ancre est plus petite que celle des marins ; et enfin elle n'est pas encâblée dans le même sens. Il fallut bien reconnaître que le sergent était dans son tort.
Il faut dire d'ailleurs que pour ce qui est des uniformes, nos camarades de l'Armée battent quelquefois la campagne. Un de mes amis chasseur alpin m'a montré, horrifié, un message du général Delaunay, qui est le chef d'état-major de l'Armée, s'adressant aux membres de l'expédition militaire de l'Everest, tous chasseurs alpins : il leur dit que « leur succès contribuera à rehausser le prestige de l'armée en kaki » (Terre Information de février). Un comble pour les chasseurs alpins qui ne portent que du bleu !
Gibraltar et Ceuta
Article paru dans Le Télégramme du 18/08/81
Le choix de Gibraltar comme point d'embarquement du couple princier pour son voyage de noces, le 1er août dernier, a vivement irrité l'opinion espagnole (*). On sait que le roi Juan Carlos a même refusé d'assister au mariage pour manifester son mécontentement.
Gibraltar a été, pour la marine britannique, une position stratégique d'une importance inestimable, à l'époque de l'Empire colonial : c'était la clef de la Méditerranée, donc de Suez, et de la route de l'Inde et de la Chine. Aujourd'hui que l'Angleterre n'a plus d'Empire, qu'elle a quitté Singapour, Aden, Suez et Malte, on ne voit plus clairement l'intérêt que le rocher peut présenter encore pour elle.
La Royal Navy en tous cas s'y trouve bien. Elle fait valoir que la météorologie y est bien plus favorable à l'entraînement qu'en Manche (c'est pour la même raison d'ailleurs, que notre Centre d'entraînement de la Flotte se trouve à Toulon plutôt qu'à Brest), qu'on y trouve plus vite les fonds convenables pour les sous-marins, et enfin que l'arsenal accepte de travailler le dimanche et ne se met pas en grève. Ces arguments ne tiendront pas longtemps, d'autant que la charge financière est très lourde et que le gouvernement anglais est à la recherche d'économies.
L'aspect politique est plus compliqué, car les Gibraltariens ont voté massivement, en septembre 1967, contre la décolonisation, demandée à l'époque par l'ONU. Les Espagnols rejettent ce vote avec mépris, car ils affirment que la population est constituée de Génois, de Sicilo-Maltais et autres Méditerranéens, implantés là par les Anglais, après avoir chassé les occupants espagnols au 18ème siècle. Au surplus, ils estiment que ce qui compte dans cette affaire, ce n'est pas le sentiment des populations, mais le retour à l'intégrité territoriale de l'Espagne. C'est une thèse qui peut paraître étrange et qui risque en tous cas de devenir embarrassante, pour peu que le roi du Maroc veuille l'appliquer aux enclaves espagnoles d'Al Hoceima, de Chafarinas, de Melilla, de Penon de Velez et surtout de Ceuta, qui nuisent grandement à l'intégrité de son propre territoire.
(*) NDLR : Il s’agissait du mariage du prince Charles et de Diana
Britannia
Article paru dans Le Télégramme du 25/08/81
Le voyage du prince et de la princesse de Galles, à bord du yacht royal, aura fait rêver bien des coeurs simples. En France, hélas, nous n'avons plus de princes ni de princesses et encore moins de yachts pour les transporter. Le dernier, l'Aigle, n'a pas survécu à la chute de Napoléon III. La République, soit par manque de crédits, soit par dédain pour ces superfluités impériales, n'avait pas voulu continuer à l'entretenir ; rebaptisé le Rapide, il a fini sa carrière comme simple corvette à roues.
Il fut une époque où tous les souverains avaient leur yacht et quelquefois plusieurs. Le tsar Nicolas II en avait onze ; le plus beau, le Shtandart, déplaçait plus de 6000 tonnes. Les Soviétiques lui ont donné le nom du Cubain José Marti et l'ont transformé en mouilleur de mines. Il a fini sa carrière, il n'y a pas si longtemps, en 1958, comme navire-école.
La reine Victoria, elle, n'en avait que six, mais à l'occasion, les yachts de Sa Majesté pouvaient recevoir du renfort. C'est ainsi qu'en 1905, pour transporter en Inde le prince et la princesse de Galles (le futur George V et la future reine Mary), on transforma le cuirassé Renown en yacht royal. Il fut peint en blanc et l'artillerie secondaire de 152 mm fut débarquée pour faire de la place.
Le Britannia est un des derniers survivants de cette époque fastueuse, mais il est bien possible qu'il soit menacé lui aussi : avec ses 22 officiers, ses 224 hommes et des frais de fonctionnement et d'entretien qui dépassent 25 millions de nos francs, il ne manque pas de critiques au Parlement (*). Ce même Parlement vient justement de voter un programme de réduction de crédits militaires qui touche durement la Navy : 9 escorteurs, un porte-aéronefs, deux bâtiments amphibies vont être retirés du service et l'arsenal de Chatham va être fermé : il faut bien trouver quelque part les 12 milliards de dollars, pour payer les missiles Trident qui vont être achetés aux Etats-Unis, et construire les nouveaux sous-marins qui porteront ces missiles.
(*) NDLR : Mis en service en 1954, le Britannia est finalement désarmé pour des raisons budgétaires en 1997. Le navire de 127 mètres a été transformé en musée à Edimbourg.
Le droit et la force
Article paru dans Le Télégramme du 01/09/81
L'incident aérien du 19 août dernier, au-dessus du golfe de Syrte, est très intéressant du point de vue du droit international maritime. On a pu lire ici ou là dans la presse française et étrangère que la Libye avait la prétention d'étendre ses eaux territoriales à 200 nautiques de la côte. Il n'en est rien. La Libye s'en tient à 12 nautiques depuis le mois de février 1959, c'est-à-dire avant l'arrivée au pouvoir du colonel Kadhafi, et elle n'a pas varié depuis. Il y a neuf pays dans le monde qui prétendent à ce chiffre de 200 nautiques. Mais pas la Libye.
La source du litige se trouve ailleurs : en 1973, après la guerre du Kippour, le colonel Kadhafi annonçait la création d'une ligne de base droite à la latitude 32° 30' au sud de laquelle les eaux du golfe de Syrte étaient dorénavant des eaux intérieures libyennes, les eaux territoriales s'étendant à 12 nautiques au nord de cette ligne. Cette décision ne fit pas grand bruit à l'époque, bien que la nouvelle ligne de base ait eu une longueur de 250 nautiques.
Le tracé des lignes de base est une affaire épineuse et controversée, mais surtout en ce qui concerne les Etats-archipels. Dans leur cas en effet, la Convention de Genève de 1958 ne fixe aucune règle et il y a des pays comme Tonga ou les Maldives dont les lignes de base sont immenses. Pour les baies naturelles, par contre, comme c'est le cas ici, la Convention fixait une longueur limite de 24 nautiques, qui a donc été largement dépassée par les Libyens.
La Convention de Genève prévoyait en tout cas que lorsque l'établissement d'une ligne de base droite a pour effet d'englober des zones qui étaient précédemment considérées comme faisant partie de la haute mer, le droit de passage inoffensif s'applique à ces eaux. Ce qui complique encore la question, c'est que le passage de la VIe flotte n'était justement pas inoffensif, puisqu'elle y faisait des exercices annoncés à l'avance.
Deux destins
Article paru dans Le Télégramme du 08/09/81
Le 5 septembre 1781, il y a eu 200 ans samedi, le lieutenant-général comte de Grasse remportait la victoire navale de la Chesapeake. Il empêchait l'arrivée des renforts anglais, ce qui allait entraîner, le 19 octobre, la capitulation du général Cornwallis dans Yorktown. Cette capitulation elle-même marquait le succès de l'indépendance américaine.
Cette victoire qui eut de si grandes conséquences, fut en réalité une toute petite chose sur le terrain. De Grasse, qui était au mouillage depuis le 30 août, se trouva très étonné de voir apparaître les navires de Graves. Graves fut encore plus surpris d'apercevoir les mâtures françaises. Il s'en suivit une canonnade indécise, puis les deux armées navales, encalminées, dérivèrent à vue l'une de l'autre, pendant quatre jours. Les historiens français disent que les Anglais refusèrent le combat, et les Anglais écrivent le contraire, si bien qu'on a du mal à se faire une idée là-dessus. Les historiens sont aussi menteurs que les hommes politiques. Quoi qu'il en soit, le 10 septembre, Graves abandonnait les lieux.
Curieusement, Graves ne fut pas blâmé pour cette affaire, plus chanceux que Byng qui, 24 ans auparavant, avait été fusillé pour son échec devant la Galissonnière, à Minorque. On peut même dire que la suite de sa carrière fut assez brillante. En 1787, il est promu vice-amiral ; en 1794, il est amiral et il reçoit le commandement de l'avant-garde de la Channel Fleet, sous les ordres de Lord Howe. Il se distingue au combat du 1er juin 1794 (du 13 Prairial pour les Français) et il est fait baron.
Lorsqu'il meurt, en 1802, de Grasse, son ancien adversaire, est mort depuis 14 ans. Lui, n'a pas si bien réussi. Il a été battu aux Saintes, un an après la Chesapeake. Il a été fait prisonnier. A son retour en France, il a tenté maladroitement de se justifier, il est tombé en disgrâce et s'est trouvé privé d'emploi. On raconte qu'en apprenant sa mort, le roi aurait simplement prononcé en guise d'oraison funèbre, ce mauvais calembour : Rendons Grasse à Dieu! *
(*) source J.J. Antier : L’amiral de Grasse, héros de l’indépendance américaine - Plon 1965.
Albert Speer
Article paru dans Le Télégramme du 15/09/81
Albert Speer, qui est mort le 1er de ce mois, à Londres, à l'âge de 76 ans, était probablement un des plus grands organisateurs de notre époque. Ç'a été la malchance des alliés qu'un homme d'une telle envergure ait pris en main la machine de production du Reich : il en a obtenu des résultats prodigieux, et il y a des analystes qui pensent que la guerre a été prolongée de deux ans, du seul fait de son action personnelle.
On a un aperçu de ses méthodes en examinant la façon dont il a réglé l'énorme problème de la fabrication des nouveaux sous-marins de 1800 tonnes du type XXI.
Les méthodes traditionnelles ne permettaient de construire que 18 unités par mois, cadence jugée très insuffisante par l'amiral Dönitz. Albert Speer décida de confier toute l'affaire à Otto Merker, un homme qui ne connaissait rien aux sous-marins, mais qui avait donné sa mesure d'organisateur dans la construction des voitures de pompiers. Inutile de dire que les ingénieurs des constructions navales y virent une véritable provocation. Merker, qui n'avait aucune idée préconçue, et pour cause, préconisa le découpage du sous-marin en 8 tronçons qui seraient fabriqués séparément dans des usines dispersées en Allemagne et réunis dans les chantiers navals juste le temps de les souder bout à bout. Cette nouvelle méthode permettait de faire passer la cadence à 40 par mois! Pour comble de provocation, Speer enleva la direction des études sur le nouveau sous-marin aux ingénieurs pour la confier à un marin, l'amiral Topp.
Speer répétait à ses collaborateurs de ne pas établir de documents, de ne pas constituer de dossiers, de tout régler verbalement ou par téléphone, directement, sans formalités. Le 22 novembre 1943, son ministère ayant été détruit par un bombardement, il s'écrie : nous avons de la chance, nous sommes débarrassés d'un fardeau inutile!
Il se plaignait de l'envahissement de la bureaucratie (dix fois plus de bureaucrates dans l'armement en 1944 qu'en 1918, pour une production de munitions plus faible). Mais son grand secret tenait en peu de mots : donner une large autonomie à l'industrie, faire confiance jusqu'au bout aux industriels responsables, les libérer de la contrainte et du dirigisme étouffants de l'administration.
Un étrange conflit
Article paru dans Le Télégramme du 22/09/81
Voilà un an aujourd'hui que les Irakiens et les Iraniens se battent et personne n'est capable de dire quand ils s'arrêteront. On a de la peine à se rappeler en tous cas que l'origine du conflit était purement maritime et qu'il s'agissait d'une querelle de souveraineté sur le Chott-el-Arab.
Le Chott-el-Arab est formé du confluent du Tigre et de l'Euphrate et il a environ 160 km de long. Les 70 derniers kilomètres servent de frontière entre l'Irak et l'Iran. Sur la rive gauche, c'est-à-dire en Iran, se trouvent Abadan et Koramshar ; Bassorah, qui est irakien, se trouve sur la rive droite, un peu plus en amont.
Les disputes sur le Chott remontent à l'empire ottoman et à la Perse : il y a eu un traité en 1847 qui donnait aux Turcs la souveraineté sur le fleuve avec libre passage pour les navires persans. En 1913, nouveau traité qui cette fois concédait aux Persans souveraineté jusqu'au milieu du fleuve, mais seulement en face d'Abadan et de Koramshar. En 1919, l'empire ottoman disparaît et l'Irak apparaît sur ses ruines ; en 1935, la Perse se rebaptise Iran ; mais rien ne change en ce qui concerne le Chott jusqu'en 1969. Cette année-là, le Chah dénonce le traité de 1913 et décide que la frontière passera dorénavant au milieu du fleuve sur toute sa longueur. En 1975 l'Irak accepte officiellement à Alger la nouvelle frontière, mais à contre-cœur apparemment puisque le 17 septembre 1980, l'accord d'Alger était dénoncé. Cinq jours après, c'était la guerre.
L'originalité de cette guerre dont le prétexte est aussi complètement maritime, c'est que la mer n'y a joué à peu près aucun rôle militaire. Il y a bien eu quelques vedettes coulées de part et d'autre, sans qu'on sache au juste combien exactement, et on sent bien d'ailleurs que ça n'a aucune espèce d'importance pour l'issue du conflit. Et il n'y a pas d'apparence que les choses doivent changer, même avec l'arrivée des trois vedettes dont on a tant parlé récemment, pour des raisons qui n'ont pas grand-chose à voir avec leur valeur militaire (*).
(*) NDLR : Il s’agit des trois derniers patrouilleurs lance-missiles du type La Combattante II dont la livraison avait été temporairement bloquées suite aux évènements en Iran (dont la prise d’otages des diplomates américains) mais aussi des problèmes de financement. Sept autres avaient été précédemment livrés. Deux ont été perdus lors du conflit Iran-Irak, dont un dit-on coulé par un missile Exocet AM39 tiré d’un hélicoptère Super Frelon irakien.
Dialogue avec César
Article paru dans Le Télégramme du 29/09/81
Le centurion : on me dit que la vie des criminels va devenir sacrée, quelle que soit l'horreur ou l'étendue de leurs crimes. C'est une nouveauté qui remplit mon âme de trouble.
César : explique-toi.
Le centurion : c'est que notre métier est de tuer les ennemis de la République chaque fois qu'elle nous l'ordonne. Jusqu'ici, je remplissais ce devoir dans la paix de ma conscience. Je zigouillais sans hésiter, sachant qu'un ennemi mort est un ennemi qui ne se mêlera plus de vouloir tuer ma femme ou mes enfants. Est-ce que la vie de cet ennemi ne devra pas nous être sacrée désormais, comme celle de n'importe quel assassin ?
César : tes scrupules t'égarent. Un ennemi n'est pas un assassin et tu n'es pas un juge, ni un bourreau. La guerre n'est pas un affrontement de simples particuliers, c'est un affrontement d'Etats ; il n'y a pas de juge ni de justice dans ce genre de querelles. Il n'y a qu'une loi, la loi du plus fort : malheur aux faibles, malheur aux vaincus !
Le centurion : mais dans notre propre armée, supprimera-t-on aussi la peine de mort ?
César : si tu y tiens, on la maintiendra.
Le centurion : Mais alors, c'est rabaisser les militaires au-dessous du dernier des criminels. Comment ! La vie d'un étrangleur de vieilles dames, d'un éventreur d'enfants sera sacrée aux yeux du juge, et pas celle d'un défenseur de la patrie ?
César : Eh bien ! qu'on l'abolisse, si c'est ce que tu préfères.
Le centurion : mais si parmi mes hommes, il se trouve un lâche, il ne sera plus empêché de s'enfuir par la crainte du châtiment. Il s'enfuira dès qu'il croira sa peau en danger, et son exemple sera déplorable pour le reste de ma troupe.
César : soit ! on rétablira le châtiment suprême pour le temps de guerre.
Le centurion : mais s'il s'agit d'une de ces guerres mal définies, pas déclarées, comme nous en avons connu tant ?
César : tu raisonnes trop pour un simple centurion. Attends d'être général. Adieu ! j'aperçois un de tes hommes en tenue débraillée, et qui me paraît même un peu ivre.
Exercices en Baltique
Article paru dans Le Télégramme du 06/10/81
L'événement marquant du mois de septembre a été le grand exercice de débarquement soviétique dans la région de Kaliningrad, qui est l'ancien Kœnigsberg des Prussiens.
Cet exercice a été l'occasion d'un grand rassemblement de navires : on a vu le porte-aéronefs « Kiev », qui est habituellement en flotte du Nord ; le porte-hélicoptères « Leningrad », qui est basé en mer Noire. Quant au navire de débarquement « Ivan Rogov », il avait fait la longue route depuis les côtes du Pacifique.
L'« Ivan Rogov » est un bâtiment qui déplace 13.000 tonnes en charge, c'est-à-dire qu'il est moitié plus gros que nos « Orage » et « Ouragan ». On peut le comparer pour la taille aux « Raleigh », aux « Anchorage » ou aux « Thomaston » américains. Il présente cependant des particularités curieuses, comme sa porte-avant, dispositif qui ne se trouve pas sur les autres navires de ce tonnage, qu'on ne s'attend pas, à cause de la taille précisément, à voir plager. Mais comme cette porte se prolonge au-dessous de la ligne de flottaison, on n'en voit pas bien l'emploi non plus en roll-on/roll-off. Enfin, cette formule a dû compliquer singulièrement le problème de l'alimentation de la tourelle double de 76 mm qui se trouve à l'extrême avant.
L'apparition de l'« Ivan Rogov », en 1978, avait été largement commentée par les observateurs occidentaux. On y voyait évidemment un regain d'intérêt des Soviétiques pour les opérations amphibies et on prévoyait une production en série. Mais cette prédiction - comme souvent avec les Soviétiques - ne s'est pas réalisée : il y a bien une deuxième unité en chantier depuis deux ans, mais elle n'est toujours pas entrée en service.
La présence du « Kiev » en Baltique est peut-être le point le plus surprenant de ces exercices. Ce n'est pas avec une douzaine d'avions à décollage vertical, donc à très faible capacité d'emport, qu'on peut fournir un appui aérien sérieux pour un débarquement. Peut-être d'ailleurs est-ce une leçon que les amiraux soviétiques ne demandent qu'à tirer, ce qui leur donnerait des arguments de poids pour la construction d'un vrai porte-avions. Or, on sait que c'est une affaire à laquelle ils songent et on en a eu les premiers indices dans la presse (occidentale) il y a tout juste deux ans.
Explosions sous-marines
Article paru dans Le Télégramme du 13/10/81
Le destroyer espagnol « Marqués de la Ensenada », qui se trouvait à Santander, a eu sa coque déchirée sur trois mètres, le 2 octobre. La charge avait été placée, probablement par des Basques, sur un de piliers de l'appontement où il était accosté, et par miracle il n'y a pas eu de victime.
Cet incident redonne de l'actualité à une forme de guerre aussi amusante pour les assaillants qu'elle est ennuyeuse pour les défenseurs et qui consiste à placer des explosifs sous la coque de bâtiments au mouillage. Ce sont les Italiens qui ont été les pionniers dans ce domaine. Le 1er novembre 1918, ils faisaient un trou dans le cuirassé austro-hongrois « Viribus Unitis », dans le port de Pola, qui se trouve sur la côte nord de la Yougoslavie actuelle. Le « Viribus Unitis », un Dreadnought de 22.500 tonnes, devait passer au bassin le lendemain ; il y avait des portes étanches dans les fonds et elles étaient ouvertes ; l'eau ne trouva donc pas d'obstacle à sa progression et le bâtiment coula si vite -par 20 mètres de fond qu'il y eut près de 400 morts.
C'est un exploit que les Italiens ont renouvelé en décembre 1941, en faisant à nouveau des trous, cette fois dans les cuirassés « Queen Elizabeth » et « Valiant », au mouillage à Alexandrie. Le « Valiant » fut indisponible quatre mois, la « Queen » un an et demi.
Les Anglais rendirent la politesse aux Italiens en janvier 1943 en coulant l'« Ulpio Trajano » à Palerme. L'« Ulpio Trajano » était un croiseur léger de 5.300 tonnes, de la même série que le « Scipione Africano » et l'« Attilio Regolo », qui allaient finir leur carrière dans notre marine sous les noms de « Guichen » et de « Châteaurenault ».
Il est donc bien naturel que de nombreuses marines, dont la nôtre, entretiennent des nageurs de combat, capables de renouveler ces attaques. Quant à la défense, elle consiste à faire péter des grenades le long du bord, ce qui à la longue est extrêmement fastidieux ; et on ne sait pas encore trop s'il convient d'illuminer l'eau autour des coques, ce qui guide les nageurs vers leurs objectifs, ou de faire l'obscurité la plus complète, dans laquelle ils se dissimulent.
L'art de la gaffe
Article paru dans Le Télégramme du 20/10/81
Les Américains disent d'un gaffeur : «Il s'est mis le pied dans la bouche». Pour ce qui est des pieds dans la bouche de nos ministres, tous ces temps-ci, on a été gâtés.
Mais la bourde, la gaffe, la bévue, comme on voudra, ne sont nullement un privilège de notre époque. On se souvient à peine aujourd'hui de Camille Pelletan, qui fut ministre de la Marine dans le ministère Combes de juin 1902 à janvier 1905 : c'était un barbu violent et débraillé, un anticlérical fanatique et son action rue Royale est pour le moins controversée : il y a des auteurs qui disent qu'il essaya de secouer la routine et d'autres qui le qualifient aimablement de démolisseur et de naufrageur de la Marine.
Pelletan était ministre depuis trois mois à peine qu'il prononça à Ajaccio [le 12 septembre 1902, au banquet du Cercle républicain] un discours peut-être un peu trop arrosé, où il déclarait : « La Corse possède cette admirable rade d'Ajaccio où peuvent mouiller des flottes de guerre, et sa côte orientale vise l'Italie en plein coeur ». Ce n'était évidemment qu'une figure de style puisque la côte orientale de la Corse est parfaitement inhospitalière, si l'on excepte le petit port de Bastia, et qu'elle ne vise absolument rien ni personne.
Mais comme Pelletan était membre du gouvernement, chose à laquelle il n'avait apparemment pas encore eu le temps de s'habituer, ses propos bouffons firent grand bruit et la presse italienne se déchaîna. Le petit père Combes dut désavouer son ministre, ce qu'il fit avec humour en invoquant la chaleur communicative des fins de banquets. L'expression est restée et on peut au moins rendre cette justice à Pelletan qu'il aura contribué à enrichir notre langue.
Et à propos de libations, Chamfort raconte que le maréchal de Villars, allant faire sa cour au roi de Sardaigne, se trouva tellement pris de vin qu'il ne pouvait se soutenir et qu'il tomba à terre. Dans cet état, il n'avait cependant pas perdu la tête et il dit au roi : « Me voilà porté tout naturellement aux pieds de votre majesté ». Le maréchal n'avait pas sa langue dans sa poche ni son pied dans sa bouche.
L'Ile au trésor
Article paru dans Le Télégramme du 27/10/81
En octobre 1881, il y a tout juste un siècle, un journal anglais pour jeunes publiait un feuilleton intitulé « Le maître coq », sous la signature d'un certain capitaine George North. L'histoire passa complètement inaperçue et elle ne rapporta à peu près rien à son auteur. Deux ans après, elle fut tout de même publiée en librairie sous le nouveau titre de « L'île au trésor » et sous le vrai nom de Robert-Louis Stevenson. Cette fois-ci, le succès fut immense ; l'auteur devint célèbre et riche du jour au lendemain ; il avait 33 ans.
Bien que le roman soit une histoire de pirates, on y trouve quelques allusions à la marine de guerre. Ainsi, la taverne qui appartient à la mère du jeune héros (seul personnage féminin du livre) s'appelle « l'Amiral Benbow », et ce n'est probablement pas un hasard. Benbow, qui est mort en 1702, était un personnage haut en couleur : il avait, étant jeune, après avoir tué 13 pirates algériens, soigneusement coupé et conservé leurs têtes pour être sûr de toucher la prime. Et après un engagement malheureux contre le Français Ducasse, dans les Caraïbes, il accusa deux de ses commandants de mollesse et les fit fusiller.
Un autre amiral apparaît fugitivement, c'est Hawke, sous lequel Long John Silver, un des personnages principaux du roman, se vante d'avoir servi. Or, Hawke, qui est mort en 1781, avait eu son dernier commandement à la mer en 1762. Ces repères permettent de dater l'action un peu plus précisément que l'an de grâce 17... donné par l'auteur. On en conclura facilement que l'Hispaniola, le bâtiment qui transporte les personnages de Bristol jusqu'à la mystérieuse île au trésor, et qui est lui-même le théâtre de tant de péripéties, ne pouvait pas être une goélette ; en effet, ce gréement américain n'était pas encore en usage dans l'Angleterre de l'époque. Mais Stevenson s'est expliqué lui-même sur cette liberté : il ne se l'est permise que parce qu'il ne se sentait pas capable de décrire la manœuvre, beaucoup plus compliquée, d'un brick. Un bel exemple, en tout cas, de modestie et de conscience professionnelle.
La mer et la fille
Article paru dans Le Télégramme du 03/11/81
L'embarquement du jeune prince de Monaco sur la Jeanne d'Arc a de quoi faire rêver bien des jeunes filles. Hélas! la France n'a plus de famille régnante, partant pas de princes sous le bel uniforme d'enseigne. C'est bien dommage pour les cœurs tendres.
Le dernier prince français qui ait servi dans notre Marine était le prince de Joinville, le troisième fils de Louis-Philippe. C'était un bon marin et un homme de cœur, mais sa carrière a peut-être été un peu plus brillante qu'il n'eût convenu à ses seuls mérites; qu'on en juge : lieutenant de vaisseau à 18 ans, capitaine de corvette à 20, capitaine de vaisseau à 21 ; il piétine tout de même dans ce dernier grade, puisqu'il n'est nommé contre-amiral qu'à 26 ans, mais il faut dire qu'il passe vice-amiral la même année. Lorsque son père est chassé du trône, il a 30 ans et commande l'Escadre de la Méditerranée. Sa carrière s'arrêtera là.
Le Prince de Joinville est surtout connu pour avoir été chercher les restes de Napoléon à Sainte-Hélène, à bord de la Belle Poule. Le prince avait tout juste 22 ans, mais le ministre, prudent, lui avait adjoint comme second le capitaine de frégate Charner, âgé de 43 ans.
Le voyage se déroula sans incidents sur mer. Ce sont les derniers mètres qui furent les plus tumultueux ; comme le raconte Maxime du Camp dans ses Souvenirs, « au cours du trajet de Neuilly aux Invalides le peuple criait Vive l'Empereur! les soldats de la ligne criaient : Vive le Roi! la garde nationale criait : A bas Guizot! dans la députation polonaise, le général Dembinski s'agitait et criait : Mais criez donc : Vive la France! ». Comme on le voit, plus ça change...
Le prince avait été rendu très populaire par son voyage, mais toute cette affaire l'irritait et il parlait en privé de « son voyage de charretier ». Il s'en consolait en menant une vie fort agitée qu'il excusait par ce mauvais calembour : « le Roi m'envoie courir les mers, il me permettra bien de courir les filles ! »
Pas vu, pas pris
Article paru dans Le Télégramme du 10/11/81
L'affaire du sous-marin soviétique échoué sur la côte suédoise a fait beaucoup de bruit et c'est bien normal (*). Il y a peu de précédents à ce genre d'incident embarrassant : à peine peut-on citer le sous-marin allemand « UC 61 » qui s'échoua à Wissant, près du Cap Griz Nez, le 27 juillet 1917. Il fut capturé par un détachement du 4ème régiment de lanciers belges et sabordé par son équipage.
Les « Whisky » sont les plus vieux des sous-marins soviétiques. Ils sont apparus six ans après la guerre, et ils sont fortement inspirés des type XXI allemands, qui en ont d'ailleurs inspiré bien d'autres, comme les « Tang » américains et les « Narval » français. Les « Tang » ont disparu et les « Narval » vont être retirés du service dans les années qui viennent (en commençant par le Marsouin), mais les Soviétiques ont encore. en service une quarantaine de « Whisky », avec peut-être 90 en réserve. Il faut dire qu'ils en avaient construit environ 200, ce qui signifie que pour eux aussi, ces sous-marins sont en train de disparaître. Il est probable qu'ils ne servent plus qu'à des missions d'entraînement, et ils paraissent un peu grands pour être employés efficacement à des missions de renseignement, comme cela paraît bien avoir été le cas dans cette affaire.
Ce genre de mission n'a en tous cas, rien d'exceptionnel, pour un sous-marin d'attaque et on peut dire que toutes les marines les pratiquent au moins de temps en temps, C'est ainsi qu'en juillet 1975, le New-York Times avait consacré un long article aux révélations, ou prétendues telles, d'un ancien membre de l'équipage du sous-marin nucléaire d'attaque « Gato » (classe Thresher). Cet homme racontait que six ans auparavant, en 1969, le « Gato », en patrouille à faible distance des côtes russes de la mer de Barentz, avait abordé en plongée un sous-marin soviétique et qu'ensuite, le livre de bord avait été maquillé, etc. Bien entendu, le Pentagone n'a jamais rien confirmé de cette histoire.
Il est donc un peu surprenant de voir les Suédois donner une telle publicité à cet incident, car, qui sait, s'ils se trouvent pris un jour de la même façon, la main dans le sac, ils n'auront vraiment pas l'air malin.
(*) NDLR : Il s’agit du S-363, aussi appelé U 137, qui s’est échoué le 27 octobre 1981 à une dizaine de kilomètres de Karlskrona, où se trouvent les principaux chantiers navals et une grande base de la marine suédoise. Opérationnel depuis 1957, ce bâtiment, alors affecté à la flotte soviétique de la Baltique, fut déséchoué le 6 novembre suivant et regagna sa base. Il resta en service jusqu’en 1988.
L'amour de la paix
Article paru dans Le Télégramme du 17/11/81
C'était hier le 150e anniversaire de la mort de Karl von Clausewitz, le grand théoricien militaire prussien. Clausewitz n'a jamais commandé, mais il a servi dans les états-majors et surtout il a beaucoup médité sur les campagnes de Napoléon, cherchant à comprendre pourquoi les Prussiens étaient régulièrement battus par ce grand homme.
D'après lui, la première règle de la guerre consiste à obtenir la décision par la bataille, et à détruire les forces de l'ennemi. C'est une idée qui paraît toute simple, mais, depuis quelques années, on l'avait un peu oubliée, on parlait de la non-bataille, de la stratégie de non-emploi, que sais-je, et Clausewitz était un peu considéré comme une vieille lune.
Les déclarations récentes du président Reagan ont redonné brutalement de l'actualité à la pensée du vieux Prussien. Il a dit en substance : « On peut très bien imaginer l'échange d'armes nucléaires contre des troupes sur le terrain, sans que cet échange amène l'une ou l'autre des deux grandes puissances à appuyer sur le bouton ».
Ces déclarations ont eu, paraît-il, un effet désastreux dans plusieurs pays d'Europe. Mais ceux qui se sont montrés surpris ont simplement la mémoire courte : il y a tout juste deux ans, en septembre 1979, Henry Kissinger, qui, il est vrai, ne parlait qu'en son nom personnel, avait dit à Bruxelles exactement la même chose. Mais il y a des vérités qu'on n'aime pas entendre. Le même Kissinger avait publié en 1957 un excellent livre : « Armes nucléaires et politique étrangère », où il s'étendait longuement sur la façon de conduire les guerres nucléaires limitées : il leur trouvait même beaucoup d'analogies avec la guerre navale! C'était il y a 24 ans, il n'y avait qu'à lire.
Pour revenir à Clausewitz, il a fait sur Napoléon cette remarque profonde : « Le conquérant est toujours plein d'amour pour la paix ; ce qu'il souhaite, c'est entrer sur votre territoire sans avoir à combattre ». Clausewitz est très lu en Union Soviétique.
Le plus grand du monde
Article paru dans Le Télégramme du 24/11/81
Le grand sous-marin stratégique américain « Ohio » est entré en service le 11 novembre. Il a un peu plus de deux ans de retard et il coûtera à peu près trois fois plus cher que prévu, mais pour un programme de cette ampleur, c'est une évolution tout à fait raisonnable.
Avec cette nouvelle unité, la Marine américaine va enfin disposer d'un sous-marin plus grand que ceux des Soviétiques. Il faut dire qu'il était un peu humiliant pour ce peuple si épris des choses les plus grandes du monde de se dire qu'il y avait 33 sous-marins soviétiques beaucoup plus grands que les leurs. Voilà une bonne chose de faite. Pas pour longtemps malheureusement, car les Soviétiques ont lancé en septembre dernier un sous-marin encore plus grand, le « Typhoon », qui devrait entrer en service dans cinq ou six ans.
L’« Ohio » est en tout cas le premier du monde pour le nombre de ses tubes : il en a 24 et, comme chacun de ses missiles a 8 têtes nucléaires, il peut théoriquement arroser 192 objectifs différents en une seule salve; c'est beaucoup. C'est beaucoup plus que les Soviétiques, qui n'arrivent au mieux qu'à 48 objectifs par salve, avec les Delta III ; une misère.
Les missiles de l' « Ohio », baptisés Trident, ont une portée analogue à celle des missiles soviétiques des sous-marins Delta, c'est-à-dire de l'ordre de 4000 nautiques. Ces grandes portées permettent de battre les objectifs chez l'adversaire tout en restant à proximité de ses propres côtes, donc relativement à l'abri des recherches et sous la protection des amis. Il y a tout de même quelque chose d'assez déroutant dans l'idée de ces grands sous-marins, qui ne se risqueront même plus en haute mer. Il s'est même trouvé quelqu'un aux Etats-Unis pour suggérer comme zone de patrouille les grands lacs ; pourquoi pas? C'était l'année dernière dans un numéro du « Los Angeles Times », mais daté du 1er avril, si bien que je ne suis pas vraiment sûr que ce soit une idée sérieuse.
Les mots décisifs
Article paru dans Le Télégramme du 01/12/81
Le 3 décembre 1906, il y a 75 ans, le « Dreadnought » entrait en service dans la Royal Navy. C'était un bâtiment très supérieur à tout ce qui existait jusqu'alors. Il était armé de dix canons de 305, son blindage atteignait 280 mm et il pouvait donner 21 noeuds, avec un déplacement de 21.800 tonnes en charge. On avait par contre renoncé à l'artillerie secondaire de 152 qui était traditionnelle sur les cuirassés de l'époque.
L'idée de la grosse artillerie monocalibre a souvent été attribuée à l'amiral Fisher et il est certain que c'est lui qui poussa cette idée jusqu'à la réalisation finale ; mais il n'en était nullement l'auteur. On la trouve dès 1903 sous la plume du grand ingénieur italien Cuniberti, et ce sont les Japonais qui ont exploré les premiers cette formule nouvelle : leur «Aki », mis en chantier en mars 1905, deux mois avant la bataille de Tsushima, devait porter douze canons de 305 sans artillerie secondaire. Mais le projet échoua faute de crédits, tandis que le « Dreadnought », mis en chantier sept mois après, reçut tous les crédits et toute l'énergie nécessaires pour arriver jusqu'à son terme.
Curieusement, la grande originalité du « Dreadnought », l'absence d'artillerie secondaire, n'allait pas durer longtemps : dès le départ de Fisher, en 1910, on décidait de revenir au 152 pour la série des « Iron Duke », puis sur les «Queen Elizabeth », etc.
C'est la turbine à vapeur qui fut en réalité l'innovation décisive ; et pourtant elle ne fut pas adoptée sans hésitations : beaucoup d'officiers s'en méfiaient et lui reprochaient de manquer de puissance en arrière. Le choix était pratiquement fait sur cet argument lorsqu'on demanda l'avis du directeur des constructions navales, Sir Philip Watts. C'était un homme qui parlait peu. Il dit simplement : « Si vous installez des machines alternatives sur ces bâtiments, ils seront périmés dans cinq ans ». Ces quelques mots emportèrent la décision.
Vols d'armes
Article paru dans Le Télégramme du 08/12/81
C'est une chose bien ennuyeuse que de se faire voler des armes, comme a dû le constater l'infortuné commandant du camp militaire de Foix, il y a trois semaines. Dans la Marine, ce sont des choses assez rares, mais leur simple perspective fait partie des soucis ordinaires du commandant, quelque part après l'abordage ou l'échouement et avant le vol de la caisse ou la disparition des documents secrets. Heureusement, la sauvegarde des armes légères à bord est réglée par des textes minutieux, elles sont enchaînées, cadenassées, enfermées dans des soutes spéciales, surveillées par des rondes régulières, etc.
Autrefois, les armes étaient simplement rangées dans des râteliers aux cloisons des coursives des officiers. Cette disposition avait été dictée à nos aïeux par l'expérience et par la prudence, car enfin, en cas de mutinerie, les choses se compliquent singulièrement quand les mutins sont armés et les officiers désarmés. Ce système avait aussi l'avantage que les armes étaient bien visibles et qu'on s'assurait en permanence et sans effort de leur présence exacte et réelle. Mais comme dit Sganarelle, nous avons changé tout cela. Les armes sont dans des soutes profondément enfouies au fond du navire, c'est-à-dire fort éloignées de l'oeil et de la main de l'état-major. Je ne suis pas sûr que la sécurité, même contre le vol, y ait gagné.
C'est une chose que de voler des fusils ou des pistolets, c'en est une autre que de voler un bâtiment tout entier. Et pourtant il y a des gens qui se sont attelés à cette tâche difficile. Ainsi, il y a trois ans, en octobre 1978, on apprenait que trois individus avaient comploté de voler le Trepang, un sous-marin nucléaire d'attaque américain de la classe Sturgeon. Ils ont été pris avant d'avoir pu mettre leur plan à exécution, une exécution qui n'aurait pas été facile, car un sous-marin nucléaire ne se manœuvre pas aisément à trois. Deux d'entre eux méditent en prison sur ces difficultés, le troisième a été laissé en liberté pour les avoir dénoncés.
Le gros bâton
Article paru dans Le Télégramme du 15/12/81
Le quatrième grand porte-avions nucléaire américain vient d'être mis en chantier, après plusieurs années de tergiversations, et on apprend qu'il portera le nom de Theodore Roosevelt.
Theodore Roosevelt*, qu'il ne faut pas confondre avec son cousin très éloigné Franklin Delano Roosevelt, fut le président des Etats-Unis de 1901 à 1908, c'est-à-dire à l'époque d'Emile Loubet. C'est lui qui fit construire le canal de Panama, et au cours de ses deux mandats, il donna à la marine une impulsion considérable, qui fit l'étonnement des contemporains. Le capitaine de frégate Abeille, par exemple, qui était sous-directeur de notre Ecole Supérieure de marine, en 1906, parlait d'une progression vertigineuse et il précisait : de 1898 à 1906 la flotte américaine aura plus que doublé. Au 1er novembre 1904, les Etats-Unis avaient en chantier ou en achèvement à flot, 24 cuirassés ou croiseurs-cuirassés ; en 1907, l'Angleterre seule possédera une flotte supérieure.
L'intérêt de Theodore Roosevelt pour la marine allait au-delà des simples questions budgétaires : il mettait son nez dans l'entraînement, comme le montre ce message qu'il écrivait en 1905 : les officiers et les hommes ne peuvent apprendre à fond leur métier qu'en manœuvrant sans cesse en haute mer. En cas de guerre, il vaudrait mieux ne pas avoir de marine du tout que d'avoir des navires excellents montés par des équipages insuffisamment entraînés. Et il pensait ce qu'il disait : deux ans après il envoyait toute la flotte, 16 cuirassés, 12.000 hommes, faire le tour du monde.
Theodore Roosevelt pensait que les nations fortes survivent et que les nations faibles disparaissent ou sont conquises. Il pensait que la force brutale est le véritable arbitre des relations internationales. Il citait volontiers ce proverbe, qu'il attribuait aux Africains : Parle doucement et porte un gros bâton, tu iras loin.
(*) 1858-1919
L'Armée au pouvoir
Article paru dans Le Télégramme du 29/12/81
Il n'y a pas que la Pologne qui ait un général à sa tête. J'ai compté une vingtaine de pays qui sont dans le même cas. Il y en a même deux qui ont le privilège d'être dirigés par des maréchaux, on aura reconnu l'Union soviétique et le Soudan (maréchal Nemeyri). Il y a aussi une demi-douzaine de pays plus modestes qui se contentent de simples colonels, et enfin un tout petit nombre qui se borne au grade dérisoire de lieutenant-colonel. Mais le plus remarquable, jusqu'à l'été dernier tout au moins, c'était le Liberia, car il avait pour président un adjudant-chef, M. Doe. Malheureusement cette modestie extraordinaire n'a pas duré : M. Doe est maintenant passé général en chef, comme tout le monde, en quelque sorte.
Il y a une chose bien réconfortante pour notre pays, c'est que nous avons formé un bon nombre de ces dirigeants dans nos écoles militaires. Il y a en ce moment même trois colonels et un général d'armée, présidents en exercice, qui sont des anciens élèves de l'école de formation des officiers ressortissant des territoires d'outre-mer, à Fréjus ; on me dit même que c'est l'école qui a formé le plus de chefs d'État au monde dans l'Histoire, ce n'est pas rien.
La France, pour sa part, n'a pas de militaire à sa tête pour le moment, mais elle a tout de même une bonne expérience de la chose puisqu'elle y a vu trois généraux et deux maréchaux. Quant à son gouvernement, il a été dirigé par trois généraux, un maréchal et même un amiral de la flotte, ne l'oublions pas.
C'est vrai que les marins n'ont pas la partie aussi belle dans cette affaire que leurs camarades de l'Armée. Il y a bien un pays qui a eu un amiral à sa tête pendant 24 ans, de 1920 à 1944, mais c'est la Hongrie, un pays qui n'a pas de marine, un comble.
- Voir les Propos maritimes déjà rediffusés par Mer et Marine