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Mer et Marine rediffuse les Propos maritimes écrits par l’ancien officier de marine Pierre Deloye et publiés de 1973 à 2008 dans les colonnes du quotidien breton Le Télégramme. Aujourd'hui, nous vous proposons une immersion dans l'actualité et les préoccupations maritimes de l’année 1985. Celle-ci est notamment marquée par la découverte, grâce à une expédition franco-américaine, de l’épave du paquebot Titanic (photo illustrant cet article) disparu en avril 1912. On commémore également cette année-là un certain nombre d’anniversaires, comme les 40 ans de la bombe d’Hiroshima et les 200 ans du départ de l’expédition de La Pérouse.

Comme à son habitude, Pierre Deloye, partant de sujets en rapport avec la marine ou l’armée, décortique l’actualité, l’histoire, mais aussi les traditions militaires et sociétales, avec de nombreuses références culturelles et souvent une bonne dose d’humour dans ses billets.

 

La barbe

Article paru dans Le Télégramme du 05/01/1985

 

La barbe est de nouveau bannie dans la marine américaine. Déjà il y a trois ans on en avait interdit le port aux jeunes matelots, aux aspirants et aux hommes punis de prison. Voilà qu’elle est dorénavant interdite à toute la hiérarchie. Cette mesure, qui est en vigueur depuis le 1er janvier, est paraît-il destinée à améliorer l’image de la marine dans le public. Et pourtant, quoi de plus maritime que la barbe? On ne compte plus les grands marins dont les mentons se sont ornés de cet appendice flatteur. Le Japonais Togo la portait courte, l’Allemand Tirpitz avait une barbe de fleuve, et l’Américain Mahan, le Clausewitz de la mer, était barbu lui aussi.

Dans notre marine la barbe est autorisée par décret depuis 1900, ce qui veut dire qu’on la portait alors depuis longtemps. La barbe, par un long usage, est même passée dans la langue des gabiers. Il n’est pas rare, encore aujourd’hui, de mouiller en barbe, pour s’épargner les affres de la manœuvre d’affourchage.

La barbe a bien des attraits ; on économise le temps, l’eau, le savon et les lames à ne pas la raser ; on peut la caresser d’un air profond avant de faire une déclaration importante. Pour ceux qui mangent salement, c’est la plus économique des serviettes, et pour les grands nerveux c’est un objet qu’on peut tripoter sans inconvénients. Mais attention, il ne faut pas chercher à savoir si on la met sur les draps ou par dessous, sinon, adieu sommeil!

 

Dans le bleu

Article paru dans Le Télégramme du 08/01/1985

 

D'après les psychologues ce sont les vêtements bleus qui confèrent le plus d'autorité, c'est pour cette raison que les policiers, les pilotes de ligne, les pompiers, sont vêtus dans cette couleur et pas en jaune serin ou en vert pomme.

Curieusement c'est parmi nos camarades de l'Armée, prétendument en kaki, qu'on trouve les plus belles nuances de bleu. Il y a le bleu nuit des spencers et le bleu armée des vareuses de cérémonie ; il y a beaucoup de bleu foncé : c'est la couleur des pantalons de chasseurs, des cravates féminines, des bandeaux de képi de l'infanterie et de bien d'autres armes sans oublier le velours des bâtons de maréchaux ni le passepoil des pantalons de la musique du cent cinquante et unième.

Le bleu ciel, on le trouve dans les bandeaux de képi des cavaliers et le bleu roi dans les vestes d'escalade d'été des gendarmes.

Comme ce sont les gendarmes précisément qui sont les représentants par excellence de l'autorité, il ne faut pas s'étonner de trouver dans leur garde-robe les plus riches nuances de cette belle couleur ; voyez par exemple la tenue du gendarme maître-nageur sauveteur, surveillant de baignade : il porte un short bleu roi s'il fait chaud, un survêtement bleu de France s'il fait plus frais, mais dans tous les cas, et d'une façon fort appropriée au bord de la mer, une casquette bleu marine.

 

L’obéissance

Article paru dans Le Télégramme du 12/01/1985

 

Le docteur Stanley Milgram est mort il y a trois semaines à New York, à l’âge de 51 ans. C’était un psychologue plein d’idées. Il s’était rendu célèbre il y a une dizaine d’années par des expériences ingénieuses sur l’obéissance.

Sous le prétexte d’étudier les rapports entre la douleur et la mémoire, il faisait administrer par des volontaires de prétendus chocs électriques à un comédien, qui simulait la souffrance. Milgram avait montré ainsi que la plupart des gens sont prêts à obéir à n’importe qui et à faire n’importe quoi à leurs semblables. C’est un résultat qui ne surprendra que les âmes les plus naïves.

Il avait montré aussi qu’on obéit d’autant mieux qu’on ne voit pas sa victime. C’est une chose bien connue des militaires ; ils savent qu’il est plus facile de bombarder des populations qu’on ne verra jamais que d’enfoncer une baïonnette dans un seul ventre. Milgram avait découvert encore qu’on obéit d’autant mieux qu’on reçoit l’ordre de plus près.

Autrefois, à l’époque bénie où il n’y avait ni téléphone ni télétype, on obéissait de loin. Le vice-roi du Mexique, par exemple, recevait ses ordres d’Espagne par la “Flota” annuelle, et il répondait par la suivante. Il est clair qu’après deux ans cet échange n’avait que de lointains rapports avec la réalité. Mais les Espagnols sont de fins politiques. Le vice-roi obéissait toujours, seulement, compte tenu des circonstances, il pratiquait une obéissance spéciale, l’obéissance “sans exécution”.

 

La glace

Article paru dans Le Télégramme du 15/01/1985

 

Depuis le Skipjack, qui est entré en service en 1959, les sous-marins d'attaque américains n'ont plus de barres de plongée à l'avant, mais des ailerons de part et d'autre de la baignoire. Avec cette disposition il parait que le sous-marin manœuvre mieux en plongée ; cependant c'est avec les grands sonars sphériques des Thresher que l'avantage de la formule s'est confirmé : les barres sont toujours une source de bruit, et on a tout intérêt à les éloigner de l'avant, si cet avant est entièrement occupé par un sonar.

Les ailerons sont restés une solution typiquement américaine, ils n'ont pratiquement pas fait école à l'étranger. On ne les retrouve sur aucun sous-marin d'attaque soviétique ni non plus sur aucun sous-marin de la Royal Navy. Curieusement les Américains vont abandonner bientôt cette formule bien à eux, sur les derniers exemplaires des Los Angeles.

C'est que les Los Angeles actuels ont un grave défaut, ils ne peuvent pas opérer sous la glace; la raison en est précisément dans leurs ailerons, qui ne peuvent pas basculer en position verticale, parce que, à son tour, la baignoire est trop petite. Or si la baignoire est plus petite que celle des Sturgeon, c'est pour une raison essentielle, c'est pour diminuer la résistance à l'avancement et améliorer la vitesse. C'est une chose qui ne sera pas remise en cause. On va donc revenir, après plus de 25 ans, à la tradition, et renvoyer les barres de plongée à l'avant.

 

Navajo

Article paru dans Le Télégramme du 19/01/1985

 

William T. Piper est mort le 17 janvier 1970, il y avait tout juste 15 ans jeudi, à l’âge de 89 ans. Piper avait déjà 48 ans quand il se prit soudain d’intérêt pour l’aviation. Son métier, c’était plutôt le pétrole. Mais en 1929 il investit quelques dollars dans un petit atelier de construction aéronautique, et il s’est ensuite passionné pour cette nouveauté.

L’avion qui l’a rendu célèbre dans le monde entier, c’est le Piper Cub. C’était une cellule extrêmement simple, un fuselage en tubes, une aile haute haubanée, faite d’un longeron en épicéa et de nervures en aluminium, le tout entoilé ; deux places en tandem et un moteur de 65 CV. Les premiers modèles n’avaient ni vitres latérales, ni badin, ni compas, et pas même de freins. Avec son petit moteur le Cub consommait 15 litres à l’heure, il naviguait à 115 km/h et décrochait à 60. L’Armée américaine en a acheté 6000 pendant la guerre, et dans toutes les versions successives le Cub a été construit à plus de 40 000 exemplaires, ce n’est pas rien.

La Piper Aircraft Corporation, qui n’a plus rien à voir avec son fondateur, que le nom, fait toujours de petits avions ; elle s’est spécialisée dans le bimoteur d’affaires, où elle concurrence Beech et Cessna. Notre marine est cliente de Piper depuis 1973. Nous lui avons acheté une dizaine de PA31 Navajo, qui sont répartis entre Lann Bihoué, Hyères, Cuers et Saint-Raphaël.

 

Cravates

Article paru dans Le Télégramme du 22/01/1985

 

Il paraît qu’une quinzaine de jeunes Croates ont fait du scandale la veille de Noël, dans le port de Split. Ils ont entonné des chants nationalistes, crié des slogans oustachis, et injurié la mémoire du défunt président Tito.

Les Croates sont de vieilles connaissances de notre Armée. Il y avait déjà un régiment de cavaliers croates au service du roi Louis XIII, et sous Louis XIV, le régiment prit le nom de Royal-Cravate. A cette époque notre langue était encore dans sa vigueur, et on n’avait pas besoin de décrets pour franciser les mots étrangers, ça se faisait tout seul.

Les farouches cavaliers croates, ou cravates, portaient autour du cou de longues bandes d’étoffe, soigneusement enroulées ; cet accessoire vestimentaire est passé dans la mode, mais avec le temps il s’est tellement réduit que les “Cravates” du roi auraient bien du mal à les reconnaître. C’est que pour eux ce n’était pas un luxe ; les Croates étaient des égorgeurs, et par conséquent ils aimaient à se protéger la gorge ; ce long bandeau n’avait pas d’autre objet.

Encore à Solferino, en 1859, ils égorgeaient très bien. Henri Dunant, le père de la Croix Rouge, qui les avait observés de près, raconte qu’ils égorgeaient surtout les blessés ; mais ils variaient leurs méthodes.

 

L’Académie

Article paru dans Le Télégramme du 26/01/1985

 

C’est le 26 janvier 1635, il y avait tout juste 350 ans hier, que l’Académie Française recevait du roi ses lettres patentes. Les Académiciens ont un point commun avec les militaires, c’est l’uniforme ; ils ont même gardé un bicorne du plus bel effet, que nous avons abandonné, hélas, il y a quelques années déjà. Ils le doivent à la sollicitude de Napoléon, dont le grand esprit ne dédaignait pas les petites choses : il a consacré à l’uniforme de l’Académie un arrêté fort minutieux, écrit bien entendu dans le français le plus pur.

La Marine a fourni quelques membres à l’illustre compagnie : Jean Edmond Jurien de la Gravière, amiral et historien ; Pierre Loti, capitaine de vaisseau et romancier ; Claude Farrère, romancier lui aussi, mais capitaine de corvette seulement. Il y a eu un Bougainville à l’Académie, mais attention, ce n’est pas Louis-Antoine, le marin, c’est son frère aîné, Jean-Pierre. Louis-Antoine n’a pas porté l’habit vert, mais il n’a pas à se plaindre, il est enterré au Panthéon.

Le dernier marin académicien était l’amiral Lacaze. Il a été élu en 1936 au fauteuil qu’occupait Jules Cambon, et avant lui Francis Charmes, et avant Charmes, Marcelin Berthelot. Comme on le voit, ce n’est pas spécialement les talents d’écrivain que l’Académie récompensait en leur personne. On le voit encore mieux en feuilletant le fascicule que vient d’éditer l’Association des anciens élèves de l’Ecole Navale, fascicule qui recense les écrivains issus de l’Ecole, ainsi que leurs œuvres. On y trouve bien l’amiral (promotion 1887), mais d’œuvres, point.

 

Un blagueur

Article paru dans Le Télégramme du 29/01/1985

 

On n’est jamais trop prudent lorsqu’il s’agit de rentrer chez soi sans être annoncé. Les marins le savent bien, et par expérience. On ne compte plus les ménages qui se sont brisés parce que l’escadre était rentrée au port avec de l’avance. De même il ne faut pas fouiller dans sa généalogie sans précautions. Je connais comme ça un descendant de Français, établi dans un pays très éloigné du nôtre, et qui s’est avisé un beau jour de s’intéresser à son aïeul.

Il écrit donc au Service Historique de l’Armée, pour demander ce qu’on y sait de son arrière-grand-père, chef d’escadrons d’artillerie pendant la guerre de 1870. Il en donne le nom et le prénom. Le Service Historique est obligeant, et ses archives sont bien tenues. Pour peu que vous soyez né il y a plus de 120 ans, il consentira volontiers à parler de vous aux curieux qui en font la demande. Et si vous avez eu des démêlés avec la justice, il attendra même cent ans après ces bagatelles.

Pour le chef d’escadrons d’artillerie, la chose était plus délicate : il y avait bien quelqu’un de ce nom sur les registres, et même de ce prénom, et qui avait fait la guerre de 70, en effet. Mais il n’était pas artilleur, il était infirmier ; il n’était pas non plus chef d’escadrons, il était sergent, et encore, il avait été cassé pour faute grave contre la discipline. Ce sergent-là n’était peut-être pas discipliné, mais il savait au moins raconter des blagues, et il en avait apparemment raconté quelques-unes à l’arrière-grand-mère.

 

Péruvier

Article paru dans Le Télégramme du 02/02/1985

 

Stanislas Dupuy de Lôme est mort le 1er février 1885, il y avait tout juste cent ans hier ; il a été tué par le cancer, à l’âge de 69 ans. Peu d’ingénieurs ont aussi profondément marqué la Marine que Dupuy de Lôme. On lui doit le premier vaisseau de ligne à hélice (le Napoléon) et surtout la première application de la cuirasse à un bâtiment de haute mer. C’est lui en effet qui a dessiné les plans de la Gloire, laquelle devait bouleverser toutes les idées de l’époque en matière de construction navale. Ce bâtiment, disait Dupuy de Lôme lui-même, sera comme un lion au milieu d’un troupeau de moutons. Le grand esprit de Dupuy de Lôme ne s’était pas reposé sur ces succès. Il s’est intéressé aux dirigeables, il a pressenti les sous-marins. C’est une de ses études qui est à l’origine du Gymnote, lequel ne sera construit qu’après sa mort, par Gustave Zédé, son ami, son protégé.

Son prestige était tel qu’on a donné son nom, l’année même de sa mort, à un croiseur, dont la construction a cependant été abandonnée en 1887. Mais il a été réattribué aussitôt à un croiseur-cuirassé, mis en chantier à Brest, et mis en service en 1895. Cette unité, pourtant, n’a pas eu un sort digne d’un tel parrain. En 1912, pour une raison obscure, on l’a vendu au Pérou, il a même été rebaptisé Commandant Elias Aguirre, mais on ne l’a pas livré. Il a été vendu à nouveau en 1920, aux Belges cette fois, et il a fini sous le nom de Péruvier, transformé piteusement en simple cargo.

 

Bounga

Article paru dans Le Télégramme du 09/02/1985

 

Le 10 février 1910, il y aura tout juste 75 ans demain, le cuirassé Dreadnought, au mouillage à Weymouth, recevait la visite de Sa Majesté l’empereur d’Abyssinie. L’empereur, magnifiquement enturbanné, était accompagné de trois princes impériaux, également enturbannés, d’un représentant du Foreign Office en haut-de-forme, et d’un interprète en chapeau melon.

L’auguste délégation fut reçue avec tous les honneurs par l’amiral Sir William May, commandant la Home Fleet, qui avait sa marque sur le Dreadnought. On visita le bâtiment, qui était à l’époque la plus belle unité de la flotte, et les visiteurs exprimèrent leur admiration en éthiopien, en s’écriant : “Bounga! Bounga!” devant chaque canon, et même devant les ampoules électriques. La visite fut un succès complet.

En réalité le prétendu empereur n’était qu’un farceur, un jeune aristocrate bien connu à Londres pour ses “practical jokes”. Un des prétendus princes n’était autre que Virginia Stephen, qui n’était pas encore la célèbre romancière Virginia Woolf. Toute l’affaire avait été montée le plus simplement du monde par le moyen d’un faux télégramme. Le lendemain les journaux étaient pleins de ce canular. Dans la Royal Navy cependant, on ne riait pas ; on y voyait une insulte

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