Chaque année, le Centre de consultations médicales maritimes reçoit près de 4000 appels en provenance de bateaux. Du pic de fièvre à l’accident grave, ses médecins diagnostiquent et traitent. Régulièrement confrontés à l’urgence, leur principal défi reste la distance et les contraintes de la mer. Pour Mer et Marine, Léonore Mahieux a veillé avec les docteurs toulousains, à l'écoute de tous les gens de mer.
« Ici c’est l’aide médicale en mer ! » Un pavé de béton vieux blanc qui domine les bâtiments épars du CHU de Purpan à Toulouse. La Méditerranée est à plus d’une heure de route à l’est, l’Atlantique à presque trois heures et pourtant c’est là, dans les locaux du Samu 31, qu’officie l’équipe du Centre de consultation médicale maritime, le CCMM.
Une fièvre, un furoncle, un problème dentaire, un doigt arraché, un début d’infarctus… De toutes les mers du monde, les marins appellent. Le CCMM est le centre français de consultation médicale pour les gens de mer. Ses dix médecins écoutent, diagnostiquent, prescrivent, accompagnent à distance des gestes médicaux ou préconisent une évacuation ou un déroutement en coordination avec les Cross et les Samu côtiers.
L'urgence au bout du monde et la consultation comme dans un cabinet en ville
9h. Un mardi matin. Le docteur Julien Tabarly, prochain directeur du CCMM, traite les appels non urgents de la nuit. Il pianote sur son clavier. « Pouvez-vous donner quelques informations complémentaires : date de naissance, antécédents, traitement en cours, allergie, température, tension, fréquence cardiaque… Prochaine escale prévue ». Le patient est sur un navire de recherche, vers la Nouvelle-Calédonie. Le commandant a appelé la veille sur les coups de minuit pour une douleur à l’orteil depuis cinq jours. « Mais la nuit on est là pour les urgences, vitales ou ressenties », précise le docteur Tabarly. « Pour tout ce qui est non urgent, le médecin de nuit demande au bateau de rappeler le lendemain. C’est aux marins de gérer le décalage horaire », ajoute-il avec un sourire. Son mail se termine par une première prescription : « poursuivre la désinfection avec Chlorhexidine, stop javel, garder à l’air ».
Le CCMM traite les demandes urgentes d’assistance médicale mais il a aussi une activité de téléconsultation comparable à celle d’un cabinet de médecine générale. Ouvert du lundi au vendredi. De 8h à 18h. Et l’idée est de proposer, en dépit de la distance, un service équivalent à celui d’une consultation normale. « Quand un marin est malade, il faut arriver à le prendre en charge comme s’il était avec un médecin ». Pour arriver à ce résultat, l’équipe du CCMM travaille sur plusieurs fronts : des médecins aguerris, des commandants formés, la participation à l’évolution des dotations médicales à bord, l’amélioration constante de la gestion informatique des dossiers médicaux et de la coordination avec les autres instances de l’aide en mer.

Le docteur Pierre Roucolle jongle entre CCMM, régulations au Samu, urgences et formations aux marins (LEONORE MAHIEUX)
9h45. « Docteur bonjour, ici le commandant du Firben, je vous rappelle pour monsieur Bernard ». Le marin travaille à la machine. Il s’était blessé à la cuisse gauche. « Ca s’est très bien résorbé, c’est plus propre. Il n’a plus mal. Je lui ai dit qu’il fallait mieux qu’il se lève». «Vous êtes toujours dans des zones chaudes ? «On a quitté Singapour hier. Ça va être dur de vous dire où on va. Vers l’Afrique, peut-être vers l’Amérique du sud. Mais oui on reste dans les zones chaudes. »
« Si besoin, envoyez un petit mail avec photo!»
Chaque appel fait l’objet de l’ouverture d’un dossier médical et d’un suivi. Aujourd’hui c’est un appel de clôture. L’échange est détendu, cordial. « Si besoin envoyez un petit mail avec photo. Bonne continuation et je ne vous dit pas à bientôt ! » Le programme de suivi des dossiers se ferme. Apparaît le fond d’écran : la mer, la plage, des cocotiers. Sur le téléphone devant l’ordinateur : les lignes directes de tous les Cross et Samu côtiers.
Casque aux oreilles, vissé sur sa chaise, le médecin est face à deux moniteurs, dans une petite salle vitrée qui donne sur le plateau téléphonique du Samu, le CRAA (Centre de réception et régulation des appels). Au sous-sol, les ambulances, sur le toit les hélicoptères. Et là, de l’autre côté de la vitre, des bureaux disposés en deux cercles. Sur la bande extérieure : une dizaine d’assistants de régulation médicale. Ce sont eux qui réceptionnent les appels du département de la Haute-Garonne. Eux aussi qui réceptionnent les appels des bateaux. Ils sont le premier filtre. Sur le cercle intérieur : trois médecins régulateurs.
Des médecins urgentistes avant tout
La moitié du temps les médecins du CCMM sont là, dans ce deuxième cercle. Ils sont avant tout des médecins urgentistes qui jonglent entre ce qu’ils appellent la régulation, les interventions, le service des urgences. Et le CCMM. Sur la trentaine de médecins du Samu 31, dix sont formés CCMM. Il y a une session à Lorient orientée pêche, une autre à Marseille orientée commerce. Le but est que les médecins comprennent les problématiques spécifiques des cadres de travail. Ils rencontrent leur nouveau public, montent sur les bateaux. En tout ce sont trois-quatre jours de « maritimisation ». C’est ensuite au sein du CCMM qu’ils assimilent pendant une période d’accompagnement tout le vocabulaire et l’organisation nationale et internationale des secours en mer. Les Tmas : tele medical assistant service. Ce sont les centres de téléconsultation. Il y en a un par pays. Les Rmcc, le terme international pour Cross. Les zones de régulation de chaque Cross : Gris-Nez, Nouméa, Papeete… Les Samu rattachés : Brest, Bayonne, Toulon, Fort-de-France…

Veille au CROSS Etel (MEDDE)
En journée, les praticiens gèrent tout depuis leur petite pièce surchauffée. La nuit, ils sont sur le plateau général du Samu. Et passent sans transition d’une régulation à l’autre. D’un public à l’autre. Un enfant qui est tombé sur la tête, une crise d’angoisse, une crise cardiaque à 15 km à qui on envoie une ambulance, une autre à 150 000 km… L’aide médicale en mer effectuée par des urgentistes, c’est une spécificité française. En Italie, ce sont des médecins généralistes qui assurent le suivi médical des gens de mer. En Espagne, c’est la médecine du travail. Le docteur Tabarly voit ce fonctionnement comme un atout. « Le fait d’avoir les mains dans le cambouis, ça nous permet de nous mettre vite en situation. Les patients on en a examiné des milliers mais on en a eu encore plus au téléphone. » L’expérience de ce ressenti peut jouer un rôle crucial.
« On envoie l'hélico »
13h. « Ca va pas, ça va pas il a mal dans la poitrine ». L’appel provient d’un porte-conteneur ukrainien qui rentre dans le rail de la Manche. Direction Rotterdam. Le marin a 46 ans, sans antécédent, tabac, un paquet par jour, douleur depuis 7h30 avec irradiation dans la mâchoire... Mais l’anglais du capitaine est sommaire. Avoir les bonnes informations médicales risque d’être long. Rapidement le docteur Tabarly fait le calcul. « Une heure pour avoir les infos. Une heure pour avoir un médecin au contact. » Il raccroche avec le bateau et fait le point avec le Cross et le Samu de coordination. La décision est prise d’envoyer un hélicoptère avec un médecin. Dans l’après-midi, le médecin fait un point avec le Samu 29 qui a pris en charge le marin. C’était bien un infarctus. « On n’avait pas grand-chose pour y aller mais on a bien fait ».
Soins à bord, débarquement, évacuation… le médecin du CCMM fait son diagnostic et « pose une indication ». Le Cross voit ensuite les moyens à disposition : appareils du Samu, de l’armée, navires à proximité… La décision est finalement prise à trois avec le Samu côtier de la zone qui gère la réception et l’évacuation du patient vers un établissement adapté.

Une évacuation médicale sur un bateau de pêche (MARINE NATIONALE)
« Une fois j’ai fait faire une réimplantation d’ongle à un capitaine »
Mais la décision finale appartient au capitaine. Il est le responsable de la santé à bord. « Il est très rare qu’il ne suive pas nos indications, explique immédiatement le médecin du CCMM qui met en avant la qualité des échanges avec les différents acteurs de l’aide en mer. Avec les commandants on fonctionne en binôme face au patient. Nous sans eux on ne fait pas grand-chose. Ils sont nos yeux et nos mains. »
Pendant leur cursus les capitaines et commandants suivent une formation médicale de niveau 3. « Ça va bien au-delà du brevet de secouriste. Ils sont en mesure de faire un bilan du patient, un examen clinique (scanner avec les mains pour voir si c’est cassé), prendre les constantes (tension, pouls, fréquence respiratoire). » Ils font aussi son interrogatoire : antécédents, allergies, histoire de la maladie. Avant d’appeler le CCMM, le commandant est censé réaliser ce bilan du patient. « Ça permet de faire tout de suite un diagnostic, de choisir le moyen d’évacuation et le traitement adapté. Un bilan complet c’est dix minutes au départ et ce sont des heures gagnées à la fin. » C’est l’équipe du CCCMM qui procède à une partie de la formation. Une session initiale puis un « recyclage » tous les cinq ans. « Certains appréhendent le côté médical, raconte Julien Tabarly. Il y a de grosses angoisses notamment celle de perdre ses moyens, de ne plus savoir faire. » Pour le médecin, il n’existe pas de recette miracle mais une procédure à connaître. « Comme pour une avarie. » Les gestes méthodiques et précis du bilan permettent souvent d’éclipser l’appréhension. Les commandants restent ensuite soumis à contribution : sutures, agrafes, réanimation… Ils suivent les directives précises du médecin. A Toulouse, seul devant ses écrans, ultra-concentré, le docteur Tabarly mime chaque geste. « Une fois j’ai fait faire une réimplantation d’ongle à un capitaine. »
« Les marins, ils n'appellent pas pour rien »
« On a en face des personnes structurées. Un commandant de marine marchande, un patron de pêche. Des gens aguerris. Il y a des bases de travail solides. » Et une confiance dans le ressenti de l’autre. Le médecin revient sur la notion d’urgence ressentie. « En Samu, ça peut être une crise d’angoisse, l’impression de mourir. On a l’habitude. En 5-10 minutes, on fait chuter la pression et la personne est calmée. » Dans le milieu maritime c’est différent. Les crises d’angoisse sont assez rares. « L’urgence ressentie, ce sera plutôt la sensation qu’un truc ne va pas, sans arriver à mettre le doigt dessus. Un bilan normal mais le sentiment que quelque chose leur échappe. » Une alarme que les médecins ne prennent pas à la légère. Parce que les capitaines ont un vécu particulier et parce que, au dire des médecins, unanimes, le public maritime est plus rude. « Contrairement à ce qu’on a parfois au Samu, quand les marins appellent, ce n’est pas pour dire qu’ils ont une croute dans le nez. Il s’est cassé la patte, ça peut vouloir dire une amputation du doigt ! »
Le docteur Pierre Roucolle travaille au CCMM depuis deux ans. La leçon de vocabulaire s’est imposée rapidement. « Ma troisième ou quatrième journée au CCMM, un chalutier appelle pour un jeune matelot qui a pris une plaque de métal sur le thorax. Le patron me dit : « Il va pas bien. » Sans rentrer dans les détails. » Urgentiste aguerri mais CCMM débutant, le médecin fait alors mettre le matelot à moitié assis. « Il est conscient mais je le sens un peu inquiet. Alors que j’appelle le Cross, il se met à gonfler. Cinq minutes après il a fait l’arrêt. On ne l’a pas récupéré. » Ce n’est qu’après que le médecin apprend que la plaque de métal faisait 400 ou 500 kilos. « L’avoir su n’aurait rien changé mais c’est là que j’ai compris qu’ils n’appelaient pas pour rien. »

(MARINE NATIONALE)
Marins et médecins se rencontrent peu. Lors de cette session de « maritimisation » des médecins, puis lors des recyclages de formation médicales des marins. Des moments d’échanges et de discussions que les médecins apprécient. « Ça nous permet d’avoir un retour sur notre travail », précise le docteur Roucolle. De refaire le point sur les attentes des uns et des autres. De revenir sur les loupés. Un épisode est resté dans toutes les mémoires au CCMM. « Il y a deux ans, un bateau arrive en rade de Toulon avec cinq ou six patients grippés, en période de H1N1. Un médecin est envoyé, ils sont mis en quarantaine ». Dans la nuit un des malades se dégrade rapidement. « Il faisait un « neuropalu ».
De l'Antarctique à la Polynésie, une règle absolue, l'intérêt supérieur du patient
Le tableau clinique d’un patient qui débute un paludisme peut être trompeur : c’est le même que celui d’une grippe. Là sont venus s’ajouter deux facteurs-pièges : « Le palu ne se transmet pas, explique Pierre Roucolle. C’est rarissime d’avoir plusieurs cas à bord. Et le commandant avait omis de nous signaler une escale à risque ».
Zones de présence de certaines maladies, secteurs isolés où les évacuations sont quasi-impossibles… Debout devant la carte qui couvre un des murs de la pièce, le médecin pointe les régions sensibles. La Polynésie, l’Antarctique. « A terre, pour certains cas, ce serait le chirurgien direct, là il faut parfois attendre cinq jours. » Un déroutement onéreux qui ne garantit pas forcément des soins de qualité. Une escale, prévue, plus intéressante du point de vue de la qualité des soins, mais qui n’arrive que plusieurs jours après. Ou le contraire… Médecins et marins prennent en compte les différents paramètres. Ils ne nient pas l’importance du facteur économique. Dérouter un bateau coûte cher à l’armateur, rentrer au port peut coûter une marée à un bateau de pêche. « Mais on ne va pas mettre un patient en péril pour un problème de coût ». En mer comme à terre, la règle absolue reste « l’intérêt supérieur du patient».

En cas de problème médical à bord qu’il s’agisse d’une maladie ou d’un accident, la procédure à suivre est très précise. La coordination entre les différents acteurs, commandant, Cross, Samu et CCMM, a été précisée par une instruction interministérielle en 1983 (CCMM)
Les noms des bateaux et des marins ont été modifiés.