Sur le quai du Port à la Réunion, le navire bleu est juste de retour des latitudes rugissantes du sud. Les cales sont ouvertes, les grues sont en train de décharger. Crozet, Kerguelen et Saint-Paul-et-Amsterdam... Le Marion Dufresne vient d’effectuer la première rotation logistique de desserte des archipels subantarctiques de l'année 2014. Il y a amené tout ce dont les bases scientifiques australes vont avoir besoin pour les quatre prochains mois ainsi que la relève d’une partie des équipes d’entretien des bases. Il en a ramené des scientifiques, revenus de la campagne d’été, du matériel scientifique et tous les déchets produits sur place.
« On ne va pas traîner. On débarque tout aujourd’hui et demain matin. Et on repart dans la foulée ». Patrice Rannou est l’OPEA, officier portuaire d’expédition australe. Ancien marin militaire, il travaille désormais à l’administration des Terres Australes et Antarctiques Françaises (TAAF). Deux fois par an, il embarque sur le Marion, pour superviser le ravitaillement des îles. C’est lui qui fait le lien entre l’équipage du navire et ses « clients » : les chefs de districts austraux et les équipes scientifiques déployées dans les archipels subantarctiques.

Le Marion à quai à La Réunion (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Le Marion passe en mode tropical
Mais en ce matin d’avril, Patrice s’apprête à recevoir des clients un peu différents et le bateau, habitué du grand Sud, va mettre le cap au Nord pour desservir quatre des cinq Iles Eparses, situées au large de Madagascar. Le Marion Dufresne va effectuer une rotation de 12 jours au profit des Forces Armées de la zone de l’océan Indien (FASZOI). Ce sont elles qui assurent la présence militaire sur les iles : toutes les six semaines une équipe de 14 militaires de l’armée de Terre et un gendarme est transportée sur Europa, Juan de Nova et Glorieuses par l’avion Transall de l’armée de l’Air basé à la Réunion, pour y assurer la souveraineté de la France.
Patrice Rannou et Cyril de Villemagne, le second capitaine du Marion, regardent le manifeste d’embarquement des marchandises. « On est beaucoup moins chargé que pour les Australes ». Pas mal de barils de gas-oil en pontée, quelques conteneurs en cale, des palettes de bouteilles d’eaux et de boîtes de conserves, un peu de matériel en vrac, un nouvel incinérateur à déchet… et des munitions qui seront stockées à part. « On va essayer de les débarrasser d’un maximum de leurs déchets au retour, on s’adaptera aux conditions et au temps que nous aurons sur place ». Les hommes du Marion ont l’habitude de composer.

Dans les cales du Marion Dufresne (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Dans les cales du Marion Dufresne (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Matériaux dangereux stockés en pontée (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Gilles, le bosco et une partie de son équipage (MER ET MARINE-CAROLINE BRITZ)
Des îles confiées au préfet des TAAF
A la passerelle du Marion, le commandant Georges Marjak se prépare à cette navigation un peu inhabituelle. Le Marion Dufresne a déjà effectué deux « OP Eparses » depuis 2007, date à laquelle la gestion de ces îles a été confiée au préfet des Terres Australes et Antarctiques Françaises. « Cela peut paraître un peu surprenant, cette réunion au sein d’une même administration, de districts aussi différents que la Terre Adélie en Antarctique, des archipels austraux et des îles Eparses », sourit Christophe Jean, secrétaire général des TAAF et chef du district des Eparses. « Mais en fait, c’est très cohérent. Les TAAF savent, depuis des années, gérer et ravitailler des terres difficiles d’accès, avec des problématiques territoriales très spécifiques. Les Eparses sont précisément ce type de territoire ». En 2009, le Marion avait effectué une longue rotation d’un mois, durant laquelle de nombreux scientifiques ont embarqué pour effectuer des campagnes d’observations dans ces territoires à la biodiversité rare et préservée. En 2011, une rotation logistique plus courte, comparable à celle de cette année, a été calée dans le planning très chargé du Marion Dufresne.
Vers une augmentation des rotations Eparses du Marion ?
« Nous travaillons en très bonne intelligence avec les FASZOI qui assurent la souveraineté des îles sur le terrain, alors que nous assurons la gouvernance », explique Christophe Jean. « C’est pour cette raison que nous mettons à disposition notre navire pour des opérations de ce type, visant à soulager leur logistique principalement aérienne ». Les bases des Eparses sont majoritairement ravitaillées par l’avion Transall de la Réunion, ainsi que, ponctuellement, par le bâtiment de transport léger La Grandière de la Marine nationale. « De temps en temps, il est nécessaire de faire une rotation à plus forte capacité ». Une nécessité qui risque de se renforcer dans les mois à venir avec le remplacement des avions Transall par des Casa, dont la capacité de transport est moins importante. « Il est évident qu’il va falloir adapter nos plans logistiques à cette nouvelle donne », souligne Christophe Jean. Une rotation par an du Marion Dufresne ? Un navire dédié ? Pour l’instant les pistes de réflexion sont ouvertes, des réponses devraient se dessiner l’année prochaine.

Des îles aux noms qui fleurent l’aventure
En attendant, la carte de Madagascar et du canal de Mozambique est préparée à la passerelle. Trois jours de navigation plein nord vers les Glorieuses, première escale située à l’Est de Mayotte. Puis route vers la côte occidentale de Madagascar et le canal du Mozambique pour rejoindre Juan de Nova, puis Bassas de India avant d’atteindre Europa, à l’est du cap Sainte-Marie et de reprendre la route de la Réunion. Tromelin, la cinquième des iles Eparses, située au nord de l’ile Maurice, ne fera pas partie de cette rotation.
Europa, Juan de Nova, Glorieuses, Bassas de India, Tromelin... Cinq noms qui fleurent l’aventure tropicale du bout du monde et les vaisseaux de la Compagnie des Indes. Cinq minuscules îles de sable et de corail au cœur du très stratégique océan Indien, carrefour des échanges avec les puissances émergentes de l’Asie du sud-est, potentiel réservoir d’hydrocarbures et immense zone de pêche. Petites par la taille – moins de 50 km2 toutes cumulées - , elles offrent néanmoins à la France une immense zone économique exclusive de plus de 600.000 km2. Découvertes au hasard des navigations d’explorations de la route des Mascareignes, elles ont historiquement été rattachées à Madagascar, devenue colonie française en 1896. Administrées depuis Tuléar (désormais Toliara au sud-ouest de Madagascar), elles ont vu divers tentatives d’implantations industrielles : extraction de coprah des cocos, exploitation du guano et des phosphates ou encore de sisal… les hommes ont tenté, tout au long du 19ème et du 20ème siècle, de braver l’isolement et les conditions climatiques extrêmes des îles.
Bassas de India (TAAF)
Souveraineté et intérêts stratégiques
Après la deuxième guerre mondiale et la multiplication des lignes aériennes, ce sont des stations météo et des radio-balises qui vont y être installées. En 1960, Madagascar devient indépendante. Mais la France conserve ces îles en vertu d’un texte signé par le général de Gaulle quelques semaines avant l’acte officiel d’indépendance. Depuis, la souveraineté sur les Eparses du canal du Mozambique (Glorieuses, Juan de Nova, Bassas de India et Europa) constitue un différend diplomatique récurrent entre les deux pays. Surtout depuis la découverte, dans les années 70, d’un gisement de nodules polymétalliques et la confirmation récente de la possibilité d’exploitation de ressources gazières, dans la zone économique exclusive de Juan de Nova. Les discussions sont en cours entre les gouvernements français et malgache pour étudier les possibilités de gouvernance sur ces îles. L’île de Tromelin a déjà ouvert la voie avec un accord de cogestion avec Maurice de la pêche dans sa zone économique.

L'île de Tromelin (TAAF)
Pêche illicite, piraterie et sanctuaires de biodiversité
En attendant, la souveraineté continue d'être assurée militairement. « Il y a plusieurs raisons à notre présence », explique le colonel Vincent Alexandre du Régiment de Parachutistes d’Infanterie de Marine (dont les détachements assurent la présence sur Juan de Nova et Europa, la Légion Etrangère s’occupant de Glorieuses). « Nous sommes dans une zone stratégique, où il y a de la pêche illégale et de la piraterie, on pourrait très bien imaginer les îles transformés en base arrière par les pirates somaliens. Nous servons aussi les objectifs de sécurisation de la zone ». Et plus récemment, les militaires sur zone sont également devenus les premières sentinelles des nouveaux objectifs écologiques fixés par l’Etat. Glorieuses est devenue un parc marin en 2012, alors qu'Europa est en cours de classement Ramsar (convention sur la protection des zones humides).
A bord du Marion Dufresne, il y aura un peu moins de monde que pour les rotations australes : logisticiens, militaires… et quelques touristes privilégiés, venus découvrir ces terres où si peu de gens peuvent aller. L’échelle de coupée est levée, le Marion franchit les passes, l’hélicoptère d’Helilagon, indispensable messager dans ces îles sans port ni quai, se pose sur l’hélideck. Route vers le Nord et les Glorieuses, première escale de l’OP Eparses.
La suite du reportage :
- Second épisode : Escale à Glorieuses
- Troisième épisode : Escale à Juan de Nova
- Quatrième épisode : Escale à Bassas de India et Europa

Appareillage du Marion (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Arrivée de l'hélicoptère d'Helilagon (MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)