Au chantier de Saint-Nazaire, on ne cache plus son inquiétude quant au projet Pegasis. Il s’agit du grand navire doté d’une propulsion au gaz naturel liquéfié que STX France doit construire pour Brittany Ferries (voir notre article détaillé sur le projet). La construction du « I34 », comme on l’appelle dans l’estuaire de la Loire, a été annoncée en janvier dernier et a bien fait l’objet d’une commande ferme, avec une livraison prévue fin 2016. Mais celle-ci est conditionnée, comme pour tout contrat de ce type, au bouclage du montage financier. Or, le délai durant lequel l’armateur doit finaliser le financement de sa commande expire dans les tous prochains jours (l’échéance est fixée à la fin juin). Et Brittany Ferries n’a toujours pas réuni les fonds nécessaires pour lancer cet investissement de 270 millions d’euros. Dans l’absolu, on pourrait imaginer que le chantier laisse à son client quelques mois supplémentaires pour boucler le dossier. Sauf qu’à Saint-Nazaire, il y a désormais urgence, le plan de charge du chantier s’étant regarni ces derniers mois, avec la commande par Royal Carribbean Cruises Ltd et MSC Cruises de trois paquebots géants (B34 pour RCCL, E34 et F34 pour MSC), livrables en 2017, 2018 et 2019. La coque de Pegasis doit par conséquent passer impérativement avant celle du E34, ou alors il faudra renvoyer sa construction à plus tard. « Nous ne pouvons pas attendre car, dans notre plan de charge, nous avons juste derrière (Pegasis) le premier des deux paquebots pour MSC. Si Brittany Ferries n’arrive pas à mettre en place le financement rapidement, il n’y aura que deux options : soit arrêter le contrat, soit le repousser d’un an », reconnait la direction du chantier.
Le financement des bateaux de l’armement breton
C’est la Société d’intérêt collectif agricole de Saint-Pol-de-Léon qui porte financièrement le projet. Regroupant les producteurs du Finistère nord, la SICA est pour mémoire à l’origine de la création, en 1972, de Bretagne Angleterre Irlande (BAI), devenue par la suite Brittany Ferries. Les agriculteurs léonards avaient alors eu une idée brillante, portée par Alexis Gourvennec, en fondant un armement maritime destiné à l’origine à développer l’exportation de leur production de légumes vers les îles britanniques. Très vite, la compagnie s’est également développée sur le segment des passagers, devenant un acteur incontournable pour le transport en France des vacanciers britanniques. Vecteur économique important, tant au niveau agricole puis du fret en général, ainsi que du tourisme, avec toutes les retombées imaginables sur les régions desservies, Brittany Ferries a longtemps pu compter sur les collectivités territoriales pour étendre sa flotte. Différentes sociétés d’économie mixtes ont ainsi été créées avec les régions, Bretagne, Basse-Normandie et à une époque Pays de la Loire, pour acheter les nouveaux navires, propriétés des SEM et qui étaient ensuite loués à la compagnie. Une formule qui offre notamment l’avantage de rassurer les banques, les régions représentant à elles-seules une garantie quant au remboursement des emprunts contractés lors des commandes de bateaux.

Pegasis (© STX FRANCE)
L’absence de la garantie publique et le spectre de la directive soufre ?
Or, dans le cas présent, les collectivités publiques, dont les budgets sont aujourd'hui très contraints, ne sont pas engagées dans le financement de Pegasis. C’est la SICA, seule, qui doit payer cette construction neuve, au demeurant la plus chère de l’histoire de la compagnie. L’absence de participation publique et de la garantie qu’elle représente auprès des banques, mais aussi l’accès via les régions à une ingénierie financière très utile pour l’élaboration d’un tour de table bancaire, empêchent-ils Brittany Ferries de lever 270 millions d’euros ? Alors que la compagnie fait tout pour obtenir de l’Europe un délai de deux ans afin de mettre sa flotte en conformité avec la nouvelle règlementation liée à la réduction des émissions de soufre (voir notre article sur le sujet), applicable le 1er janvier 2015, on peut aussi imaginer que les organismes financiers considèrent la stratégie de Brittany Ferries comme hasardeuse. Même si ses arguments sont des plus pertinents, la transition immédiate vers une propulsion GNL étant écologiquement meilleure, rien ne garantit en effet que l’armement obtiendra une dérogation et, si tel n’est pas le cas, il se retrouvera dans une situation financière très délicate. Enfin, si, la compagnie ne parvenait pas à lever les fonds nécessaires pour Pegasis, dans quelle mesure serait-elle capable d’obtenir les financements nécessaires à l’adaptation de sa flotte ? Car la refonte des Armorique, Pont Aven et Mont St Michel avec une propulsion au GNL, ainsi que l’intégration de systèmes de lavage de fumée (scrubber) sur les Cap Finistère, Normandie et Barfleur, va nécessiter un très lourd investissement. Certes, il n’est pas aussi important que Pegasis, mais il représente tout de même 130 millions d’euros, à mettre sur la table d’ici le printemps 2017.
Brittany Ferries se refuse à tout commentaire
Ces questions, nous les avons posées à Brittany Ferries, qui n’a pas souhaité nous répondre. Nos confrères du Télégramme sont, quant à eux, parvenus à joindre Jean-Marc Roué. Le président de l'armement avait reconnu, il y a une dizaine de jours (lorsque Brittany Ferries, soutenue par Armateurs de France, a lancé une nouvelle offensive médiatique pour obtenir sa dérogation à la directive soufre), que le bouclage du montage financier était « compliqué ». Il avait néanmoins rappelé que c’était souvent le cas, évoquant par exemple l’acquisition du Cap Finistère, en 2010. Mais le 18 juin, l’existence d’une date butoir si proche n’était pas connue et hier soir, face à des journalistes désormais au parfum, Jean-Marc Roué n’a pas été très disert : « Nous n'avons pas de commentaire à faire. Nous ne sommes pas là pour commenter les propos tenus par STX devant la presse. C'est de leur responsabilité », s'est-il contenté de répondre au Télégramme. Quant à l’échéance toute proche révélée par le chantier nazairien, ce sont, dit-il, « des informations qui n'ont pas à être divulguées ». Une réaction un brin agacée alors que STX France est pourtant tout aussi concerné par la concrétisation ou non de ce projet. En effet, si Pegasis venait à tomber à l’eau ou être ajourné, ce serait un coup dur pour Brittany Ferries. Mais aussi pour Saint-Nazaire puisque le I34, dont la construction doit débuter en fin d’année, représente 2.6 millions d’heures de travail pour le chantier et ses sous-traitants. Son abandon ou son report aurait d’importantes conséquences sur le plan de charge en 2015 et 2016. Sans compter que ce ferry constitue un enjeu technologique majeur pour STX France. C’est en effet avec lui que le constructeur français doit se lancer sur le marché très porteur des navires propulsés au GNL.