A quelques mois de la mise en œuvre de la directive soufre, la compagnie bretonne a, en quelque sorte, lancé hier son appel du 18 juin. Un appel pour que les autorités européennes lui laissent un délai supplémentaire, soit deux ans de plus, pour adapter l’ensemble de sa flotte à la nouvelle règlementation sur les émissions polluantes. Depuis 2012, Brittany Ferries se bat pour retarder l’échéance, sans succès jusqu’ici, en agitant le spectre d’une catastrophe économique et la disparition de centaines d’emplois si elle n’obtient pas une évolution du calendrier. Le problème est toujours le même : à partir du 1er janvier, les navires transitant en Manche, mer du Nord et Baltique devront limiter la teneur de leurs émissions d’oxyde de soufre à 0.1%, contre 1% actuellement. Impossible avec le fuel lourd traditionnel, beaucoup trop chargé en SOx. La seule solution, sans évolution technique, est de faire fonctionner les moteurs au gasoil, mais cela renchérirait les frais de soute d’au moins 40%. Avec pour conséquence une explosion des coûts d’exploitation économiquement insupportable pour les armements, qui ne seraient alors plus compétitifs.
Le GNL, pour faire mieux que la règlementation
Alors que la plupart des compagnies travaillant en Europe du nord ont opté pour la mise en place de systèmes de lavage de fumée (scrubbers) sur leurs navires, la solution de la propulsion au gaz naturel liquéfié suscite beaucoup d’intérêt. Elle présente en effet l’avantage d’éliminer non seulement les SOx, mais également les rejets de particules et de réduire de près de 90% les émissions d’oxyde d’azote (NOx) et de 20% celles de dioxyde de carbone (CO2). Cela, alors que les SOx, CO2 et particules vont eux- aussi, dans les prochaines années, devoir être réduits. Certains armateurs, comme Brittany Ferries, proposent donc de passer directement à la technologie du GNL pour anticiper cette évolution et, au final, aboutir plus rapidement à une solution globalement meilleure pour l’environnement, ce qui est le but recherché par les autorités européennes. D’autant que, parallèlement, l’UE veut toujours désengorger les routes en favorisant le report modal des camions vers des transports alternatifs, à commencer par la mer… Ce n’est donc pas le moment de plomber les compagnies maritimes, qui font déjà face à un contexte économique difficile, notamment sur le transmanche.

Le Cap Finistère (© MICHEL FLOCH)
Le calendrier de transformation de la flotte
Seulement voilà, si l’intégration de scrubbers, équipements lourds et encombrants, est déjà complexe et coûteuse, la transition vers le GNL est encore plus onéreuse et nécessite des travaux bien plus longs. Ainsi, même en réduisant les délais au maximum, Brittany Ferries estime qu’elle ne pourra achever l’adaptation de sa flotte avant 2017. On en sait d’ailleurs un peu plus sur le programme de transformation des navires. Les trois plus anciens, pour lesquels une propulsion au GNL n’est pas considérée comme pertinente, seront équipés de scrubbers dès 2015. Les travaux doivent être achevés en janvier sur le Normandie (1992), en février sur le Cap Finistère (2001) et en avril sur le Barfleur (1992). L’armement breton va ensuite mener à bien la refonte de l’Armorique (2008), du Pont Aven (2004) et du Mont St Michel (2002) avec une propulsion au gaz. Les sorties de chantier sont prévues en janvier 2016 pour le Mont St Michel, en avril 2016 pour l’Armorique et en avril 2017 pour le Pont Aven. Entretemps, la compagnie doit prendre livraison de son nouveau ferry, qui sera le premier navire français de ce type doté d’une propulsion au GNL. Commandé aux chantiers STX France de Saint-Nazaire cette année, dans le cadre du projet Pegasis, ce navire en est au stade des études. Sa construction doit débuter l’hiver prochain, une fois le montage financier bouclé, en vue d’une mise en service désormais prévue en décembre 2016. Il remplacera le Bretagne, vétéran de la flotte, qui date de 1989.

Le projet Pegasis (© STX FRANCE)
400 millions d’euros d’investissement et de longues périodes de travaux
L’ensemble de ce programme d’adaptation et de renouvellement de la flotte représente un investissement de 400 millions d’euros, soit 270 millions pour le projet Pegasis, une dizaine de millions pour chaque navire équipé de scrubbers et plusieurs dizaines de millions pour les ferries refondu avec une propulsion au gaz (le coût pour le Pont Aven est par exemple de l’ordre de 38 millions d’euros). La durée des chantiers est quant à elle variable. On parle de quelques petites semaines pour l’intégration de scrubbers et de quatre à cinq mois pour la refonte du Mont St Michel, comprenant notamment le remplacement des moteurs et l’installation d’une cuve de stockage de GNL. Des technologies qui doivent d’ailleurs permettre, au passage, de constituer une nouvelle filière industrielle, avec des retombées sur de nombreuses entreprises : les chantiers évidemment, à commencer par Saint-Nazaire et les solutions innovantes développées dans le cadre de Pegasis, mais aussi GTT, le concepteur français des cuves de stockage, ou encore tous les acteurs de la chaine d’approvisionnement en gaz. Brittany Ferries assure d’ailleurs qu’elle va devenir, une fois son plan achevé, le premier consommateur privé de GNL en France. Ainsi, la consommation annuelle en GNL du Pont Aven sera de 27.500 tonnes (61.100 m3), celle du Mont St Michel de 15.500 tonnes (34.400 m3) et celle de l’Armorique de 11.000 tonnes (24.400 m3). Quant au nouveau ferry issu du projet Pegasis, il nécessitera 25.500 tonnes (56.600 m3) de GNL chaque année.

Le Pont Aven (© MICHEL FLOCH)
« Il est urgent de réagir »
Si l’armement breton souhaite décrocher des aides pour financer une partie de ses investissements, ce que l’Europe autorise dans le cadre notamment du soutien à l’innovation, le plus urgent demeure clairement l’obtention d’une dérogation de deux ans auprès de Bruxelles. C’est pourquoi la compagnie, soutenue par Armateurs de France, en appelle une nouvelle fois à l’Etat pour qu’il intervienne auprès de la Commission et fasse évoluer sa position. Le message s’adresse en particulier au ministre des Transports, Frédéric Cuvillier, dont Jean-Marc Roué, patron de Brittany Ferries, a rappelé hier les promesses de soutien. Mais il vise aussi Ségolène Royal, qui présentait ce mercredi, en Conseil des ministres, son projet de loi de programmation pour la transition énergétique. Par conséquent, elle devrait être sensible au sujet. C’est en tous cas ce que veut croire Jean-Marc Roué, qui estime que, pour l’heure, l’exécutif n’est pas mobilisé : « Je déplore le manque de stratégie et de suivi gouvernemental sur ce dossier et constate une gestion au jour le jour incompatible avec l'enjeu industriel. Brittany Ferries adhère à l'objectif environnemental partagé par l'ensemble des intervenants en proposant une solution mieux disante faisant l'objet d'un consensus. Je ne comprends pas les blocages et inerties sur ce dossier qui permettrait la constitution d'une nouvelle filière industrielle créatrice de centaines d'emplois. Au vu du calendrier, cette situation est inadmissible, il est urgent de réagir ». Urgent, en effet, car Brittany Ferries a manifestement tout misé sur son plan de transition énergétique et, si l’Europe reste inflexible, la compagnie va au devant de très graves problèmes. Armateurs de France ne cache d’ailleurs pas son inquiétude en cas d’échec : « Si un aménagement du calendrier n’est pas obtenu, l’équation économique sera simple…et désastreuse : diminution du trafic, fermeture de lignes, destruction de plusieurs centaines d’emplois, report des trafics vers la route et, pour tous les automobilistes et routiers, augmentation du prix du gazole à la pompe (puisque ce carburant serait aussi utilisé par les bateaux, dont les besoins sont énormes, ndlr) ».
Les armateurs britanniques rejoignent les positions françaises
Par chance, Brittany Ferries et Armateurs de France, qui ont longtemps semblé prêcher un peu seuls dans le désert, ont reçu un soutien de poids. La UK Chamber of Shipping, équivalent britannique d’Armateurs de France, a en effet rejoint le combat tricolore. Et c’est ensemble qu’ils ont élaboré un plan commun de transition énergétique. De l’autre côté de la Manche, le sujet était discuté hier à la Chambre des communes, les armateurs anglais réclamant eux-aussi que leur gouvernement fasse pression sur Bruxelles pour obtenir le fameux délai nécessaire à la transition. Dans l’absolu, la Commission européenne peut très bien rester inflexible, en arguant par exemple que les armateurs ont eu plus de six ans pour s’adapter et que la plupart des compagnies européennes concernées ont pris leurs dispositions (essentiellement via le montage de scrubbers). Néanmoins, on sait que de nombreuses entreprises rencontrent des difficultés pour équiper l’intégralité de leurs flottes et que les navires devant rester en l'état, et donc fonctionner au gasoil, ne subsisteront pas tous faute de rentabilité.C’est d’ailleurs pour cette raison que, fin avril, DFDS a annoncé la fermeture prochaine d’une ligne entre le Royaume-Uni et le Danemark.
Question de bon sens
Mais, surtout, c’est l’intérêt évident du plan franco-britannique qu’il faut juger. Sa pertinence est en effet totale puisqu’il propose d’aller encore plus loin que la directive soufre et anticipe de plusieurs années d’autres règlementations à venir sur la réduction des émissions polluantes. La logique et l’intelligence voudraient donc que Bruxelles accepte, dès lors que la dérogation est bien cadrée, que les armements engagés dans les projets liés au GNL bénéficient d’une petite rallonge calendaire pour, au final, être rapidement encore plus vertueux que ce qui leur est demandé. Malheureusement, le bon sens ne prévaut pas toujours et, des textes ayant été adoptés, il va falloir engager une véritable bataille politique. « La Commission européenne ne fléchira que s’il y a un véritable rapport de force politique », prédit Jean-Marc Roué. Le temps est maintenant compté…