Pensez donc : un navire à la dérive avec à son bord une armée de rats malades prête à débarquer sur les côtes britanniques… De quoi faire de beaux titres pour les journaux. Et les tabloïds anglais ne s’en sont pas privés la semaine dernière. A l’origine, une citation d’un obscur chasseur de bateaux fantômes évoquant, selon The Sun, la possibilité que le Lyubov Orlova se rapproche des côtes britanniques. Avec un danger sanitaire majeur puisque, comme l’explique sur un ton alarmiste le journal à ses lecteurs, l’ex-paquebot, s’il venait à s’échouer, libèrerait des centaines de rats « affamés » et « devenus cannibales ». Un pur délire paranoïde qui n’est étayé par aucun fait réel. Ce qui n’a pas empêché la rumeur de se répandre comme une trainée de poudre sur Internet, contaminant au passage, ce qui est plus grave, des media traditionnels, y compris en France. Cela prouve, une nouvelle fois, l’incroyable et ingérable effet d’entrainement que peut avoir la toile, et le suivisme aveugle de certaines rédactions pour faire du sensationnalisme à bon compte sans se préoccuper de vérifier les informations. Heureusement, il y a encore des journaux qui ne cèdent pas à ces sirènes destructrices pour la presse et prennent un peu de recul. On citera notamment, à ce titre, Libération et Le Monde, qui se sont employés, à juste titre, à dégonfler cette affaire.
Un navire qui a probablement sombré depuis longtemps
Concrètement, les autorités britanniques et irlandaises ont démenti la présence près de leurs côtes du navire. En fait, aucun élément nouveau n’est apparu depuis la disparation du Lyubov Orlova le 23 février 2013, date à laquelle une balise de détresse s’est déclenchée à bord. Le navire, à la dérive, était alors à 1300 milles des côtes irlandaises et, à l’époque, de nombreux experts estimaient que le déclenchement de la balise était probablement consécutif à un afflux d’eau sur le Lyubov Orlova. A moins que l’équipement était embarqué sur une chaloupe, qui a pu par exemple tomber à la mer. Toujours est-il que la survie de la vielle coque est hautement improbable. Après deux hivers de dérive dans l’Atlantique nord, avec des conditions météo pouvant être effroyables à cette saison, sans oublier la présence d’icebergs, on voit mal comment le navire de 90 mètres de long a pu s’en sortir. « Il demeure introuvable », s’inquiètent les tabloïds britanniques : et pour cause, puisqu’il a, sauf incroyable miracle, fait naufrage depuis longtemps.
Ancien bateau soviétique reconverti pour les croisières polaires
Construit en Yougoslavie en 1976, tout comme son sistership, le Clipper Adventurer (ex-Alla Tarasova), exploité pour des croisières en Antarctique, le Lyubov Orlova était armé par 70 membres d’équipage et pouvait accueillir 110 passagers. Ce navire a été exploité au registre soviétique jusqu’en 1992, année où il est passé sous pavillon russe. Après rénovation, il a été affrété en 1999 par la compagnie Marine Expeditions pour des voyages en Antarctique et, à partir de cette date, a été ré-immatriculé aux îles Cook. Après une nouvelle réfection en 2002, il fut affrété par Quark Expeditions pour des croisières antarctiques puis, en 2009, par Cruise North Expeditions pour des traversées en Arctique. Saisi en septembre 2010 dans le port de Saint-Jean de Terre Neuve suite au non-paiement de factures d’avitaillement et de carburant à des fournisseurs canadiens, le navire est resté immobilisé jusqu’à sa vente à la démolition.
Le 23 janvier 2013, il quitte Terre Neuve mais le vieux remorqueur chargé de le convoyer jusqu’à un chantier en République Dominicaine casse rapidement sa remorque et ne parvient pas à reprendre le contrôle de la situation. A la dérive dans les eaux canadiennes, le Lyubov Orlova est d’abord récupéré par le Maersk Challenger, un grand remorqueur de service à l’offshore affrété par le gouvernement canadien. Ce dernier craint en effet que le vieux paquebot entre en collision avec une plateforme pétrolière exploitée dans le secteur. Le Maersk Challenger réussit à éloigner Lyubov Orlova mais finit par l'abandonner. Le ministère canadien des Transports explique alors qu’en raison des mauvaises conditions météorologiques, l’opération de sauvetage n’a pu être menée à son terme et que, par conséquent, le paquebot n’a pas été ramené vers un port.
Aucune autre mission de récupération n’ayant été lancée, le Lyubov Orlova a poursuivi sa dérive dans les eaux internationales, où il a vraisemblablement coulé l'an dernier.