Aller au contenu principal

Les mots sont forts : « lassitude », « double peine »… Brittany Ferries a annoncé hier la suspension du volet gaz naturel liquéfié (GNL) de son programme de transition écologique. « Il nous est impossible actuellement de nous engager sur un plan avec un niveau d’investissement très élevé auquel viennent s’ajouter, faute d’exemption, des dizaines de millions d’euros par an de surcoûts en carburant liés à l’utilisation du gas-oil en substitution du fuel pendant la période nécessaire à la conversion des navires », dit Jean-Marc Roué, président du Conseil de surveillance de l’armement.

Pour comprendre ces déclarations, il est nécessaire de bien saisir le contexte. Au 1er janvier 2015, la Manche, entre autres, devient une zone SECA où les émissions de soufre des navires sont limitées à 0.1%. Cette décision est celle de l’Organisation Maritime Internationale, qui a modifié en 1997 l’annexe VI de la convention Marpol. Cette mesure est entrée en vigueur en 2005 et a été, depuis, transposée en droit européen. Les conséquences pratiques sont la nécessité de changer de combustible marin, le fuel lourd émettant trop de soufre. Soit l’armement passe au diesel (40% plus cher), soit il choisit un nouveau type de propulsion (type GNL) plus propre, ou bien il installe des dispositifs de nettoyage de fumée, dits scrubbers.

 

Une mesure entrée en vigueur en 2005

 

Il y a 10 ans, la mesure est passée plus ou moins inaperçue, alors même qu’on la savait inéluctable. Mais le rapprochement de l’échéance a provoqué de nombreux remous parmi les armements concernés par cette nouvelle réglementation, au premier rang desquels Brittany Ferries, dont la majorité du trafic s’effectue en Manche. Jean-Marc Roué n’a pas ménagé ses efforts ces dernières années et, depuis quelques mois, la compagnie a intensifié son lobbying pour tenter d’obtenir une exemption, qui permettrait de repousser l’échéance de l’application de la nouvelle réglementation.

Sauf que, dans ce cas, les pouvoirs publics n’ont pas pu aménager la transition voulue par Brittany Ferries. Le droit international et le droit européen n’ont pas la flexibilité du droit national et rien n’indique que les autorités en charge du dossier aient la volonté de donner cette exemption à la compagnie française. Surtout que les autres armements sur la Manche, la mer du Nord et la Baltique sont tout autant concernés et s’adaptent. Certains d’entre eux, comme les compagnies scandinaves, sont en train d’effectuer les travaux d’installation de scrubbers sur leurs flottes.

 

Une modernisation qui s'étalait de 2015 à 2017

 

Le problème, pour Brittany Ferries, est que l’exemption était absolument nécessaire pour mettre en place le plan de transition énergétique qu’elle avait imaginé, pour un coût de 400 millions d’euros. Pris par le temps, l’armement avait prévu de remotoriser au GNL les trois bateaux les plus récents (Armorique, Mont St Michel et Pont-Aven), entre 2016 et 2017, et d’équiper les trois plus anciens (Normandie, Barfleur et Cap Finistère) de scrubbers en 2015. Pour remplacer le Bretagne, BAI a présenté son projet Pegasis (270 millions à lui tout seul), un ferry de 210 mètres propulsé au GNL, commandé aux chantiers STX France de Saint-Nazaire.

C’est avec ce projet que le mécanisme a continué à s’enrayer : la commande signée en janvier prévoyait une entrée en vigueur du contrat fin juin. Mais le financement n’a pas été bouclé à temps. Et il ne l’est toujours pas. En parallèle, STX France, dont le plan de charge s'est rempli avec des commandes de paquebots, ne pouvait plus maintenir au-delà de l’été le calendrier initialement prévu, c'est-à-dire une livraison fin 2016. Alors que les aides publiques n'ont semble-t-il pas été à la hauteur des espérances de la compagnie, le projet est donc désormais suspendu avec le reste du volet GNL du plan de transition écologique.

 

Des scrubbers pour toute la flotte

 

Pas de Pegasis, pas d’exemption, BAI s’est retrouvée au pied du mur. « Sans exemption temporaire, l’équilibre économique du volet GNL est mis en danger », précise Jean-Marc Roué. Comme il apparait désormais clair qu’il n’y aura pas de mesures transitoires dédiées à l’armement, ce dernier doit parer à l’urgence : « des scrubbers seront donc installés sur les trois navires initialement prévus pour être convertis au GNL. Il s’agit quand même d’un investissement qui s’élève à 70/80 millions d’euros ». On imagine que ceux-ci seront convertis en priorité, les trois anciens devant suivre.

Pour le Bretagne, qui devait être remplacé par le navire issu du projet Pegasis, « Brittany Ferries se donne le temps d’étudier à terme son remplacement ». Si le volet GNL est suspendu, celui-ci ne serait cependant pas condamné puisque Brittany Ferries « continue de considérer que la filière GNL est une filière industrielle et écologique d’avenir pour le secteur maritime français ».

 

Un autre projet dans les cartons ?

 

D’ores et déjà, il y aurait en fait un nouveau projet dans les cartons, avec peut être même, cette fois, une série de navires à la clé. Car après le Bretagne il va bien falloir prévoir le remplacement des unités les plus anciennes, comme le Normandie et le Barfleur, qui datent de 1992. Et ce pourrait être l’occasion, pour l’armement, de tenter d’homogénéiser un peu sa flotte, à l’image de ce qu’avait voulu faire la SNCM avec son défunt projet de navires au GNL. Quelque soit le calendrier et le type de navire retenu, la question du financement demeurera en tous cas cruciale. Pendant longtemps, Brittany Ferries s’est appuyée sur les régions pour financer ses nouveaux navires via des sociétés d’économie mixtes, auxquelles la compagnie louait ensuite les bateaux. Mais avec Pegasis, la Société d’intérêt collectif agricole de Saint-Pol-de-Léon, regroupant les producteurs du Finistère nord et qui est à l’origine de la création de l’armement, en 1972, avait décidé de porter financièrement le projet. Reste maintenant à voir si l’échec qui vient de se produire va entrainer un retour vers le système traditionnel des SEM et donc un engagement des collectivités, par exemple la région Bretagne. 

 

Saint-Nazaire perd une belle occasion

 

Concernant STX France, le chantier a pris acte, hier, de la décision de Brittany Ferries. Expliquant comprendre les raisons de son client, le constructeur « regrette cette décision qui prive le chantier de Saint-Nazaire de faire une nouvelle fois la preuve de ses compétences en matière de propulsion au gaz et de ses capacités d’innovation dans ce domaine à un moment où le marché attend de nouvelles solutions plus performantes ». Pegasis devait en effet permettre à Saint-Nazaire de se relancer sur le marché des navires propulsés au GNL. Après la série des méthaniers de GDF Suez puis les transbordeurs norvégiens réalisés sur son site de Lorient dans les années 2000, STX France n’avait pas décroché de projet sur ce secteur de marché depuis longtemps, alors même que le marché est en pleine croissance. D’où la volonté de refaire son retard, ce que devait permettre le projet de Brittany Ferries, mais aussi celui de la SNCM, avec des navires dotés notamment d’un système de stockage interne innovant développé par le chantier nazairien, en coopération avec GTT. Une belle occasion a donc été ratée, mais le retour du constructeur sur le segment du GNL n’est pas perdu pour autant. En attendant de nouveaux projets, STX précise en tous cas qu’il « continue sa collaboration avec Brittany Ferries concernant le reste de l’évolution de sa flotte pour la mettre aux nouvelles normes en matière d’émissions atmosphériques ».

 

Conséquences limitées sur le plan de charge

 

En matière de plan de charge, l'abandon du « I34 », comme on l’appelait sur les bords de Loire, aura des conséquences, qui avaient néanmoins été anticipées ces derniers mois compte tenu de la situation. Alors que les bureaux d’études ont déjà beaucoup de pain sur la planche avec les futurs paquebots, à priori, ce sont surtout les ateliers de fabrication qui seraient touchés début 2015. Il y aura en effet un creux d’activité entre la fin du A34, paquebot géant de la classe Oasis of the Seas en cours d’assemblage, et le début de la construction du E34, premier de la nouvelle série de MSC Cruises, dont la découpe de la première tôle est prévue en avril. « La bonne situation du carnet de commandes ainsi qu’une activité commerciale forte devraient vraisemblablement permettre de limiter fortement les conséquences de cette décision », assure la direction du chantier, qui étudie la manière de réduire au maximum l’impact de la perte du navire de Brittany Ferries.  

 

 

Aller plus loin

Rubriques
Marine marchande
Dossiers
Brittany Ferries