L’avionneur Airbus possède une histoire peu commune, adossée à la construction européenne. Il en résulte un découpage industriel très complexe avec de multiples usines sur le continent, spécialisées dans la réalisation de certaines parties d’avion. Deux sites d’assemblage du groupe se partagent la majorité du carnet de commandes civil. Il s’agit d’Hambourg (famille A320) et Toulouse (famille A320, A330, A350, A380). Pour assurer sa logistique, Airbus utilise un mix de différentes solutions : terrestre avec des convois exceptionnels sur des courtes et moyennes distances, aérienne avec l’avion-cargo Beluga et enfin maritime avec trois rouliers. Ces navires sont aujourd’hui tous armés par Louis Dreyfus Armateurs au travers de sa filiale LD Seaplane. Ce sont les « Ville de Bordeaux » (2004), « City of Hamburg » (2008) et « Ciudad de Cadiz » (2009), construits respectivement au chantier Jinling Shipyard de Nanjin pour le premier et au chantier ST Marine de Singapour pour les deux suivants. Un quatrième, le Spirit of Montoir, a été affrété en 2017 pour suivre la montée en cadence de la production d’Airbus et un cinquième, le Stena Forecaster, pour assurer une liaison régulière entre Montoir et la toute nouvelle usine d’assemblage américaine d’Airbus située à Mobile (Alabama)
L'usine d'Hambourg est la deuxième plus importante du groupe après Toulouse (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
Le Ville de Bordeaux navigue sous pavillon français et se compose d’un équipage entièrement français. Il est affecté à la ligne nord et relie les ports d’Hambourg et de Saint-Nazaire à raison d’un aller-retour par semaine. Il a été spécialement conçu pour le transport de pièces d’A380, le long-courrier quadriréacteur d’Airbus, que ne pouvaient emporter les avions-cargos Beluga. Aujourd’hui nous vous proposons d’embarquer sur une rotation entre Hambourg et Saint-Nazaire.
Maquette d'A380 en passerelle (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
Arrivée et chargement à Hambourg
En ce matin de début septembre, le temps est très brumeux à Hambourg. L’usine Airbus est située à Finkenwerder, une sorte de péninsule à l’ouest de la ville et du port. Elle dispose de sa propre piste d’atterrissage ainsi que d’un quai en bordure de l’Elbe. C’est là que le Ville de Bordeaux réalise sa manœuvre. Arrivé à l’aube, le roulier accoste par ses propres moyens. Toutefois, le site n’est pas aisé, la présence de nombreux ducs-d’Albe servant de point d’attente pour le port d’Hambourg demande au navire de se faufiler jusqu’à la rampe. Une fois passée cette étape, il peut se rapprocher du quai où l’attend de puissantes défenses verticales. Les lamaneurs passent alors à l’action pour amarrer le roulier.
Les renforts le long du quai (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
La zone logistique d’Hambourg donne directement sur le terre-plein de l’usine. Cela évite de devoir faire transiter des colis lourds par la route. L’installation est mobile. Fermée par deux portes géantes en l’absence d’opérations de manutention, elle peut s’abaisser grâce à des vérins hydrauliques pour permettre aux camions de chargement d’atteindre la cale du navire dans les meilleures conditions. Les portes permettent aussi d’éviter d’éventuels débordements de l’Elbe. Airbus assure la manutention avec ses propres équipes. Une demi-douzaine d’opérateurs est mobilisée pour le chargement / déchargement du navire.
A320, A330 et A350 au programme
Le Ville de Bordeaux n’est pas arrivé les mains vides. Il faut donc décharger les roll trailers hybrides. Ce sont des remorques spéciales qui portent des pièces d’avions. Elles sont conçues pour empêcher toute contrainte sur la précieuse marchandise. On y trouve des transpondeurs passifs que le personnel Airbus va scanner avec un appareil de type Pidion pour suivre les colis et enregistrer leur position tout au long de la chaine logistique. Les roll trailers hybrides sont équipés de système de freinage et de signalisation comme des remorques routières standards. Une fois mis à bord, leur circuit hydraulique est purgé pour permettre le saisissage et éviter tout mouvement en cours de traversée. Pour les bouger, on utilise des tracteurs néerlandais Terberg / Tug. Les roll trailers hybrides sont toujours chargés par l’arrière. Pour le déchargement, il suffit donc aux tracteurs tug de venir accrocher les roll trailers et de repartir. Ce jour-là, de nombreuses pointes avant d’A320 rejoignent leur ligne d’assemblage en Allemagne. Elles sont remplacées par sept tronçons de fuselages et d’ailes ainsi que six berceaux vides. On retrouve des parties d’A330 et A350 destinés à l’usine de Toulouse, mais aussi d’A320 devant être acheminées à l’usine américaine de Mobile.
Il existe différents types de roll trailers (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
C’est Saint-Nazaire qui a été choisi pour servir de hub vers l’Alabama. Le « Ville de Bordeaux » sera d’ailleurs affecté à terme sur cette ligne. La forte activité liée aux commandes des A320 et A350 nécessite l’utilisation de deux navires rouliers assurant deux rotations par semaine entre Montoir et Hambourg. En cette journée de septembre, aucune pièce d’A380 n’est chargée, ce sont les autres modèles qui monopolisent le garage du navire.
Un garage modulaire
« On peut charger sur quatre ponts en tout. Dans le garage principal, nous avons une plateforme qui peut s’abaisser pour créer un deuxième pont. On a une rampe pour l’atteindre avec laquelle on peut charger des remorques, des camions et tout autre type de marchandises roulantes, comme un roulier traditionnel. De même, une rampe permet de desservir deux autres ponts sous le pont principal », explique Baptiste Lagré, le second du bord, qui supervise les opérations de manutention. Les pièces sont solidement amarrées au pont par l’équipage. Des chaînes sont tendues de chaque côté des roll trailers, de sorte que ceux-ci restent immobiles. Après avoir terminé le chargement, la gigantesque porte du roulier est prête à se refermer. Le « Ville de Bordeaux » est le seul navire roulier au monde permettant d’offrir une telle ouverture de porte arrière. Outre une rampe d’accès, comme dans chaque roulier, le Ville de Bordeaux dispose d’une grande porte se rabattant de haut en bas. Actionnée par de puissants vérins, elle vient s’additionner à la rampe pour fermer le garage. Un système de déshumidification permet de maintenir une humidité inférieure à 70% quelques soient les conditions extérieures.
L'A330, de même que l'A350, est un long courrier qui a beaucoup de succès (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
La descente et la sortie de l’Elbe
Le départ d’Hambourg s’effectue en milieu de journée. À bord, deux pilotes, l’un portuaire, l’autre de rivière. Le premier officie pour la manœuvre. Quant au second, il est en service lors de la descente du fleuve. Le port allemand est en effet loin dans les terres, à plus de 110km de l’embouchure de l’Elbe. Comme lors de l’accostage, la difficulté est liée aux nombreux ducs-d’Albe. Une fois sorti et après avoir évité, le bateau s’élance en direction de la mer. À mi-parcours, le pilote du fleuve quitte le bord. Il est remplacé par un troisième de ses collègues qui se chargera de la dernière partie.
La géographie du site n'est pas aisée pour les manoeuvres (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
Le Ville de Bordeaux passe Cuxhaven. Un port qu’il connaît bien pour s’y être déjà arrêté. « On a réalisé par le passé du transport roulier avec d’autres clients qu’Airbus à Cuxhaven, sur l’embouchure de l’Elbe », rappelle le commandant Thomas Gheerbrant. « C’est une charge annexe qui nous apporte un surcroît d’activité. Les pièces d’avions sont imposantes, mais finalement très légères dans l’ensemble. En ce qui concerne ce voyage, nous transportons une charge de 300 tonnes seulement. Leur nombre varie aussi. Quand on a l’occasion, on peut leur ajouter d’autres marchandises ».
Contrôles et exercices de sécurité
En mer, des visites quotidiennes de sécurité s’imposent, notamment dans le hangar. « Chaque jour je fais deux visites liées à la cargaison. J’observe l’état des chaînes qui maintiennent les remorques. Sur ce bateau nous n’avons jamais eu de problème. Tous les ans, on passe au crible le millier de chaînes et de ridoirs. Ils sont tellement solides qu’aucun n’a dû être remplacé depuis la construction du bateau », explique le bosco Cyril Squiban. En plus de ces deux rondes diurnes, des matelots s’assurent eux aussi de la bonne tenue du chargement, la nuit à raison de deux passages en cale. Cela est complété chaque semaine par des contrôles des différents systèmes de sécurité par le bosco. « Je regarde les puisards, les automatismes liés aux portes étanches, les alarmes, etc. »
Comme sur chaque navire, on retrouve aussi des exercices réguliers pour contrôler la réactivité de l’équipage en cas d’incident. Ainsi, alors que le Ville de Bordeaux longe le port de Douvres, le second capitaine dirige un exercice incendie particulièrement exigeant et éprouvant. Le scénario met en scène un incident dans le local séparateur de la salle des machines. Il s’en suit un débriefing avec l’ensemble de l’équipage.
Un navire puissant
Le voyage est prévu pour durer trois jours. C’est le timing commercial, dans les faits le navire peut, selon les conditions météo et le fret embarqué, rejoindre beaucoup plus vite l’estuaire de la Loire. Durant sa conception, il a été décidé de lui donner une propulsion puissante. Elle est assurée par deux moteurs MAK de 8000kW. Le navire conserve une marge de vitesse pour permettre d'être toujours à l'heure même dans des conditions météo extrêmes. « Les moteurs sont utilisés de manière optimale lors de la navigation. On stoppe à plusieurs moments l’un ou l’autre des moteurs pour donner un meilleur régime moteur à celui qui reste en fonction, permettant ainsi une baisse de la consommation. Pendant ce temps-là, l’équipage peut effectuer de la maintenance sur la machine à l’arrêt », explique le chef mécanicien Benoit Busson.
Moteur MAK à bord du Ville de Bordeaux (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
Panneaux de contrôle de la salle des machines (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
L’adaptation de la motorisation permet aussi de garder de la marge horaire sur le planning. Comme les mécaniciens travaillent à la journée et non en quart, la navigation est faite pour leur permettre de travailler de jour. C’est notamment le cas lors du changement de carburant qui est prévu pour tomber en milieu d’une matinée et qui mobilise l’ensemble de l’équipe. En mer du Nord, c’est le régime de zone SECA qui s’impose. La limite s’effectue au large de la Bretagne. On remplace progressivement le diesel par du HFO en quittant cette zone.
Assurer la stabilité du bateau
Les rouliers ont une forte prise au vent du fait de leur haut tirant d’air. Or, la cargaison est sensible et demande une attention toute particulière. Elle est d’ailleurs suivie en permanence par des accéléromètres placés dans le plafond du garage. Pour lui éviter toute contrainte anormale, la conduite du bateau est adaptée. Les conditions de vent et de mer n’étant pas toujours optimales pour le « Ville de Bordeaux », ce dernier a été équipé dès sa construction d’un système de stabilisateurs permettant de réduire le roulis. « Ce sont des ailerons placés sous la ligne de flottaison de chaque côté du navire. Ils s’abaissent horizontalement pour apposer une force inverse au mouvement du navire. C’est contrôlé automatiquement, même si on peut les activer ou désactiver manuellement. Ils gagnent en efficacité avec la vitesse et apportent un réel plus pour la stabilité. », détaille le lieutenant Claire-Lise Plet-Pernet.
Au large d'Ouessant, par mer calme (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)
L’un des endroits les plus capricieux est le rail d’Ouessant. C’est le cas lors de cette rotation. « Jusque là nous avions le vent et la houle de face. Or, nous devons venir vers le sud pour rejoindre la côte atlantique. », explique le lieutenant de quart à ce moment-là. Pendant quelques heures le navire est travers aux éléments. Toutefois, il garde une bonne tenue à la mer. Par la suite, il retrouve des vents favorables.
Fin du voyage à Montoir-de-Bretagne
L’arrivée dans l’estuaire de la Loire s’effectue de nuit, au petit matin. Avec un pilote à bord, le roulier accoste au poste Roulier 3 du terminal roulier de Montoir-de-Bretagne. De là, c’est la même mécanique qu’à Hambourg qui se met en branle. Des responsables d’Airbus viennent contrôler la cargaison, relever les données des transpondeurs, puis c’est le balai des tracteurs. Pour la manutention, l’avionneur fait appel aux dockers du port de Nantes Saint-Nazaire et à l’entreprise Idéa. Cette dernière dispose d’un site logistique sécurisé à proximité des quais. Cela permet de faire transiter plus efficacement les différents convois, entrants et sortants.
Le Ville de Bordeaux à quai à Montoir de Bretagne (© MER ET MARINE - MATTHIAS ESPERANDIEU)