« Etre bloqué dans les glaces en Antarctique, ce n’est absolument pas quelque chose d’inhabituel. C’est même relativement fréquent. On le sait quand on part naviguer dans ces latitudes, c’est pour cela que les navires doivent être classés "glace" et que l’on prévoit large au niveau des vivres ». Gérard Daudon a mis en place, en 1988, la rotation de ravitaillement de la base française antarctique Dumont D’Urville puis a commandé le navire ravitailleur Astrolabe durant 14 ans. Comme de nombreux navigants et connaisseurs de la zone, il a été un peu stupéfait par l’ampleur de l’opération de « sauvetage » de l’Akademik Shokalskyi, qui s’est déroulée il y a quelques semaines.
52 passagers et une spectaculaire opération de sauvetage
Pour mémoire, le 25 décembre, le navire russe Akademik Shokalskyi a déclenché sa balise de détresse, suite à son enfermement dans les glaces. L’Akademik Shokalskyi, un navire classé glace (mais sans capacité brise-glace) de 70 mètres de long, avait appareillé le 8 décembre de Nouvelle-Zélande avec 52 passagers et 22 membres d’équipage. Affrété par Australisian Antarctic Expedition, il devait effectuer la même navigation que celle de l’explorateur Douglas Mawson, il y a un siècle. Si des expériences scientifiques étaient au programme, le voyage se voulait également récréatif avec des passagers touristes. Après le déclenchement de l’alerte, les secours ont été lancés par l’Australie, responsable de la zone en matière de sauvetage. Les sauveteurs australiens ont ordonné aux trois seuls navires présents à proximité, soit deux jours de navigation, de se dérouter : l’Astrolabe, le brise-glace chinois de recherche Xue Long (Dragon des Neiges) et le brise-glace australien Aurora Australis, en mission de ravitaillement des bases australiennes antarctiques. Peu de temps après, c’est au tour du Xue Long de se retrouver prisonnier des glaces. Les 52 passagers de l’Akademik Shokalskyi ont été, entre temps, évacués grâce à l’hélicoptère du brise-glace chinois puis pris en charge par l’Aurora Australis. Tout le monde a pu se dégager des glaces quelques jours plus tard. Si l'on n'a aucune idée de ce qu’a pu coûter cette opération, il est en revanche certain qu’elle a compromis plusieurs missions scientifiques et océanographiques qui étaient à l’agenda, très serré, des navires déroutés.
« Des expéditions pseudo-scientifiques »
La présence d'un navire comme l’Akademik Shokalskyi dans cette région particulièrement hostile et aux conditions de navigation très spécifiques interroge le commandant Daudon. « Le problème, c’est que dans cette soi-disant expédition, il y avait des touristes. Qui ont dû avoir peur ou qui devaient rentrer à telle date. C’est pour eux qu’on a engagé cette débauche de moyens, qui n'auraient jamais été mis en œuvre pour un équipage professionnel. Le tourisme et les expéditions pseudo-scientifiques, comme celle de l’Akademik Shokalskyi – que j’avais déjà vu fréquenter la région – ont importé un esprit de soi-disant explorateurs, bien au chaud dans ces navires, qui me semble très néfaste pour l’équilibre très fragile de ces régions. Nous, les professionnels, en avons une conscience très aigue ».
Une zone très mal pavée
ll est difficile de parler de phénomène touristique dans cette partie de l’Antarctique (contrairement à la péninsule antarctique, en face du cap Horn, beaucoup plus fréquentée par les navires touristiques), mais la zone de Commonwealth Bay voit passer de temps en temps des navires de croisière. « Je me souviens, au début des années 90, d’un petit paquebot allemand qui voulait s’aventurer dans la zone. J’étais allé voir le commandant avant son départ à Hobart pour lui donner quelques conseils ». Commonwealth Bay est une vallée glaciaire entourée de cailloux, une zone particulièrement mal pavée en plus d'être soumise à des changements météorologiques soudains. « Les seules cartes que nous avions à l’époque étaient celles des baleiniers russes des années 30, le SHOM (Service Hydrographique et Océanographique de la Marine, ndlr) n’a cartographié la zone de Dumont d’Urville qu’en 1996. J’avais donc préparé quelques photocopies de nos cartes pour l’aider à trouver sa route. Il n’a été que moyennement intéressé. Nous l’avons croisé quelques jours après devant Dumont d’Urville. Huit heures plus tard il était échoué sur un caillou. Et là bas, il n’y a pas de remorqueur. Les moyens de sauvetage les plus proches sont en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Les remorqueurs brise-glace, eux, se trouvent au Japon, en Russie ou au Canada. Heureusement, il a réussi à repartir ».
La glace se referme souvent, et c’est normal
Pour revenir aux circonstances de l’incident de l’Akademik Shokalskyi, le commandant Daudon explique que « si Commonwealth Bay est souvent libre de glace à partir du mois d’octobre /novembre, il n’en est pas de même pour y accéder. A la période de décembre/janvier, la débâcle de la banquise de la mer de Ross, du glacier Mertz et d’autres, est au plus fort ». Un phénomène particulier à Commonwealth Bay, liés à des effets de courants côtiers, se produit régulièrement à moins de 30 milles des côtes : un navire qui s’est engagé dans une rivière d’eau libre peut voir la glace se refermer très vite. « Pour avoir été bloqué plusieurs fois, je peux confirmer qu’il n’y a rien d’autre à faire que d’attendre. Les navires classés glace sont construits pour résister à la pression de la glace et ne courent aucun danger : ça grince, ça bouge un peu, ça prend un peu de gîte, mais ça ne risque rien. En revanche avec des personnes non prévenues, en grand nombre, un vent de panique peut souffler ».
C'est sans doute pour cette raison que de gros moyens ont été engagés pour assister l'Akademik Sholaskyi. Mais à quel prix ? Ce qui est sûr, c'est que rien n'empêche, pour l'instant, ce genre d'expédition. L'Antarctique ne tombe sous aucune juridiction nationale ni internationale. En attendant le Code polaire, qui devrait mettre de l'ordre dans les conditions de navigation dans les hautes latitudes, le cas du navire russe peut très bien se reproduire dans les jours à venir.