La grand’voile et son gréement pèsent presqu’une tonne. Yann, le capitaine, regarde son équipage réparti de chaque côté du mât : quatre marins pour faire monter la voile, quatre autres pour faire suivre le pic – la vergue de la grand’voile -, il s’agit d’être précis dans la manœuvre. Les mains et les bras de l’équipage sont échauffées, la voile est haute et étarquée, le foc, la trinquette et le tape-cul sont envoyés : Biche, le vieux thonier de Groix, quitte la rade de Lorient, direction le large et le sud. Demain, Biche est attendu à Nantes. Le début d’un tour de Bretagne qui l’amènera de la Loire-Atlantique au pays bigouden, de Brest à Pornic, de Roscoff à Lorient. Pendant un mois, Biche se transforme en caboteur à voile et va transporter du fret entre les ports bretons.

Appareillage de Lorient (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

Envoi de la voile de tape-cul (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

Toute la voilure est envoyée, Biche quitte la rade de Lorient (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
A côté de Yann qui règle la voilure du dundee, Guillaume Le Grand savoure son bonheur et l’air vif du mois de novembre dans le golfe de Gascogne. Le jeune patron de TOWT (TransOceanic Wind Transport) est à l’origine de cette aventure. « La voile c’est quelque chose de naturel pour moi. Je suis de Douarnenez, je l’ai toujours cotoyée. J’ai toujours été persuadé que la voile pouvait être plus qu’un loisir ». La voile de travail : celle qui était encore pratiquée il y a 50 ans à la pêche, et quelques dizaines d’années auparavant, au commerce.

Guillaume Le Grand à la barre de Biche (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Puisque c’est bien là l’idée de Guillaume : transporter des marchandises à la voile. Réduire à la fois la dépense carbone, le coût de transport et faire revivre la tradition maritime des « petits » ports. Désenclaver et créer du lien. Une idée qui prend, en Bretagne, un relief particulier avec la question de l’éco-taxe et du transport dans une région périphérique, au niveau terrestre, mais centrale, au niveau maritime.
L’homme est enthousiaste. Mais pas utopiste. « Avant d’aller plus loin, j’ai voulu poser des bases réalistes à mon idée ». Il s’adresse à l’école de commerce de Clermont-Ferrand et demandent aux étudiants de plancher sur la rentabilité du transport de fret à la voile. « Leurs conclusions ont été unanimes », sourit Diana, l’associée de Guillaume, « c’était rentable ».
Alors, TOWT est né. Guillaume ne ménage pas sa peine, arpente tous les pontons en France et en Europe, démarche les producteurs et puis lance un ballon d’essai en 2012. « Nous avons chargé du fret à bord du Tres Hombres, un navire unique en son genre puisqu’il n’a pas de moteur du tout ». Sept tonnes de bières arrivent de Brixham à Brest, d’où 8000 bouteilles de vin naturel s’en vont ensuite à la voile vers Copenhague. L’opération fonctionne et Guillaume sent un frémissement chez les producteurs et les distributeurs. Alors, il continue. Avec le soutien de la région Bretagne et Ingalañ Bro Brest, association bretonne de commerce équitable, il met en place ce tour de Bretagne : du vin à Nantes, des algues à Lesconil, des oignons à Roscoff… Guillaume et Diana partent à la rencontre des producteurs, des biocoops, des distributeurs et finalement de Biche, à Lorient. L’aventure est lancée.

Paul Bonnel à la barre de Biche (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
« Tu vois, un bateau comme Biche, c’est fait pour transporter de la marchandise. Chargé, il sera bien dans ses lignes ». Paul Bonnel a pris la barre du thonier qui double la pointe des Chats, de l’Ile de Groix. Fin barreur, il est aussi le patron du prestigieux chantier du Guip de l’Ile aux Moines. Charpentier de marine, c’est un orfèvre de la construction et de la rénovation en bois. C’est son chantier qui a supervisé les travaux de rénovation du thonier. Puisque Biche est un rescapé, qui a bien failli finir dans une vasière finistérienne. Sauvé en 2002 par l’association des Amis de Biche, il a été restauré sur le port de Lorient, avant de retrouver son élément en 2012.
Remise à l'eau de Biche en 2012 (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Dernier exemplaire des dundees qui remplissaient les ports thoniers de l’Ile d’Yeu, de Groix et d’Etel dans les années 30, il est sorti en 1934 des chantiers Chauffeteau des Sables d’Olonne. 32 mètres de long hors-tout, 6.3 mètres de long au maître-bau, 75 tonnes de déplacement et 300 m2 de voilure, le thonier a travaillé pendant 26 ans dans le golfe de Gascogne. De véritables bêtes de courses, ces thoniers au gréement dundee. Ce dernier, qui se caractérise par une voilure divisée avec une voile de tape-cul, est une évolution du traditionnel sloop, avec un seul mât. Plus stable, les dundees sont aussi très rapides, puisqu’il faut bien aller à la vitesse des thons. L’étrave est droite et haute, le dundee fend la vague et avance par tous les temps. « A l’époque, les gars partaient à 5 là-dessus, plus le mousse. L’été on faisait le thon, l’hiver on faisait du chalut qu’on relevait à la main. Et personne ne regardait la météo avant de partir. Alors il fallait des bateaux solides », sourit William Vogel, vice-président des Amis de Biche.

(© MICHEL FLOCH)
Johanna, matelot sur Biche et marin-pêcheur hoedicaise, a pris le premier quart de nuit. Le vent forcit au passage de la Teignouse, entre Quiberon et Belle-Ile. Les rafales de suroît dépassent les 30 nœuds, la houle se lève. Biche navigue au bon plein et il n’y a pas une goutte d’eau sur l’avant du pont. Johanna est sur son terrain de jeu habituel, elle surveille attentivement le plan d’eau, les chalutiers croisicais qui rentrent au port et le comportement de Biche. « C’est un bateau très marin, il est un peu volage sur cette allure, il faut le surveiller », dit-elle avec presque de la tendresse dans la voix, la main sur la lourde barre franche. Le capitaine remonte sur le pont, il décide de réduire un peu la voilure « pour que tout le monde puisse bien dormir ». Sur Biche, il n’y a pas de ris dans la grand’voile, il faut prendre des tours de rouleaux pour l’enrouler autour de sa bôme. Et là encore, pas d’hydraulique ni de cabestan, quatre équipiers ne sont pas de trop pour la manœuvre.

(© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Biche a carburé cette nuit. A 5 heures du matin, Yann décide de stopper le navire en le mettant à la cape devant la Baule. La renverse est à 10h30, il faut attendre la marée haute pour entrer en Loire. Quelques heures de sommeil dans les bannettes aménagées dans l’ancienne cale à glace du thonier.

(© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Le matin est glacial à l’entrée de la Loire. Les voiles sont amenées, Biche passe sous le pont de Saint-Nazaire. Guillaume grimace un peu en entendant le démarrage des moteurs. « Bon, évidemment, ici c’est indispensable pour remonter la Loire. Mais, de manière plus générale, je crois qu’il faut voir que la voile peut être une réponse concrète et immédiate aux questions de la dépendance au pétrole. En plus d’être une solution très efficace pour réduire les émissions de CO2 ». Mais la démarche de Guillaume va plus loin. « C’est aussi un moyen de sensibiliser à la mondialisation : actuellement nous vivons dans un « miracle » permanent de voir des produits importés du monde entier dans nos rayons, avec un prix artificiellement bas parce que le transport ne coûte presque rien. C’est une illusion économique qui, cependant, empêche de produire localement. Mais le jour où le baril de pétrole sera à 500 dollars, il aura fallu anticiper sur un autre mode de consommation et un autre mode de transport ». Alors bien sûr, et Guillaume en convient, il faudra faire des concessions : « en naviguant à la voile, il est évident qu’on ne peut avoir une précision à l’heure près sur la livraison, mais les mentalités vont évoluer. Est-ce qu’on se rappelle où en était le bio il y a 40 ans ? »
Guillaume voit plus loin et sait qu’il y a beaucoup de travail. « Nous voulons absolument rester humble, ceci est une première étape. Mais l’idée est de développer le concept : développer une méthodologie pour tarifer le fret, identifier les lignes à exploiter, construire un savoir-faire. Avec comme objectif à terme de créer un armement avec des navires spécialement conçus pour notre usage ».

(© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

(© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

(© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)
Sur le quai de la Fosse, tous les promeneurs nantais s’arrêtent. Ce n’est pas tous les jours qu’un joli bateau en bois blanc s’amarre au cœur de la cité des Ducs de Bretagne. Il y restera quelques jours, le temps de charger quatre tonnes de vin de Muscadet et des sacs de sel de Guérande. De quoi remplir le peak avant de Biche.
Puis ce sera Lesconil, au pays bigouden, où une partie du vin et du sel seront déchargés vers la biocoop de Quimper. Et où seront chargés des cartons de produits élaborés à partir d’algues. Ensuite ce sera le port de Tinduff, en rade de Brest, puis Roscoff et ses oignons rosés, qui ont longtemps eu l’habitude de prendre la mer. Un joli Tro Breizh, un tour de cette Bretagne maritime qui a sans doute encore beaucoup d’atouts à faire valoir.

Biche au quai de la Fosse (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

Chargement du sel (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

Biche à Lesconil (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

Chargement à Lesconil (© MER ET MARINE - CAROLINE BRITZ)

(© MICHEL FLOCH)