« La presse rapporte que le pétrolier Amoco Cadiz, enregistré au Liberia, s'est brisé en deux après s'être échoué près de Brest, déversant quantité de pétrole brut. » Premier télégramme américain, le 17 mars 1978, dans les heures qui suivent la catastrophe, première surprise : c'est Washington qui semble informer son ambassade parisienne du naufrage. Autre surprise : l'urgence première, côté américain, semble être d'obtenir le feu vert français pour que plusieurs agences gouvernementales viennent « étudier le pétrole déversé et les effets de la marée noire ».
Mémo classé confidentiel
Le 22, dans un premier mémo, l'ambassadeur à Paris, Arthur Hartman, déroule le scénario de la catastrophe et fait part des premières mises en cause : « La qualification de l'équipage, le pavillon de complaisance libérien et les tractations pour le remorquage du pétrolier ». Le même jour, un second mémo, classé « confidentiel » est envoyé à Washington. « Le niveau précis des dommages est incalculable. Mais le gouvernement français et le public se rendent bien compte qu'il sera énorme en termes économiques et environnementaux. Après le choc, on perçoit désormais la colère grandissante des médias et du public qui voient ces accidents se répéter. » Hartman poursuit : « Nous ne sommes pas une cible, mais une partie du blâme pourrait bien rejaillir sur les États-Unis ».
Quinze jours plus tard, le 1er avril, puis le 7 avril, dans deux mémos classés « confidentiel », l'ambassadeur constate les efforts « malheureusement largement infructueux » pour tenter d'endiguer la marée noire. À ce propos, il note que le programme français « semble toujours manquer d'une solide autorité centrale ». « Pendant que Marc Bécam (maire de Quimper, secrétaire d'État aux collectivités locales) concentre ses efforts à informer la population bretonne que tout est en train d'être fait pour eux, la plupart des opérations de nettoyage sont assurées par la population locale », poursuit l'ambassadeur, qui estime que « l'affaire est maintenant entrée dans une nouvelle phase ». « Nous devons éviter les retombées politico-économiques qui impactent déjà le gouvernement français et déterminer dans quelle mesure les intérêts américains seront impliqués », souligne l'ambassadeur, évoquant notamment les nouvelles règles de navigation souhaitées par la France.
« Nous pouvons nous estimer chanceux »
« Le gouvernement français est sur la défensive » et « le mécontentement risque de durer un certain temps », relève encore l'ambassadeur, citant la plainte d'un syndicat (CFDT) contre Amoco, et l'appel au boycott de Shell (*). L'ambassadeur commente : « Nous pouvons nous estimer chanceux que la critique des États-Unis n'ait pas pris une ampleur plus conséquente ».
Tout va tourner, désormais, autour de cette image à préserver. Trop d'experts américains sur place ? Des rumeurs entourent en Bretagne l'objet de leur travail, et un député - Louis Le Pensec - pose publiquement la question au gouvernement.
Un « exploit » français
À plusieurs reprises, l'ambassade met en garde Washington. Amoco est prêt à verser deux millions de dollars pour le financement d'une étude franco-américaine? Le 17 juillet, Hartman prévient : « Il est très important que l'aspect français de la recherche soit préservé. Nous devons éviter de donner l'impression que le gouvernement américain prépare la défense d'Amoco dans la procédure judiciaire qui s'annonce. » La catastrophe de l'Amoco, dans les télégrammes auxquels nous avons eu accès, est finalement très peu évoquée (une centaine de notes) et s'interrompt brutalement dès la fin de l'année 1978. L'épopée judiciaire, pourtant, durera 14 longues années. Et s'achèvera par un « exploit » français, en 1992 : la condamnation, aux États-Unis, d'Amoco, et le versement de près d'un milliard de francs (152 M€) à l'État français et 210 MF (32 M€) aux Bretons.
* Étonnamment, aucune mention de l'attentat à la bombe revendiqué par le Front de libération de la Bretagne ayant détruit, cinq jours plus tôt (26 mars), le centre de commandes de Shell de Vern-sur-Seiche. Ne seront également pas évoqués les attentats ayant visé un bâtiment administratif à Lorient, le 1e r mai, et la direction régionale, à Nantes, le 29 mai.
Au large d'Ouessant, un incident classé « secret »
L'incident n'avait jusqu'ici jamais été dévoilé. Le 21 juin 1978, le porte-avions géant américain Nimitz, mis en service trois ans plus tôt, croise près d'Ouessant. Trop près. Selon le télégramme classé « secret » qu'expédie l'ambassade américaine à Washington, le bateau est « entré par inadvertance » dans la zone interdite des cinq milles (9,2 km) du rail d'Ouessant. « Une zone où la Marine française effectue régulièrement des patrouilles depuis la marée noire de l'Amoco Cadiz. »
La violation est même double, puisqu'une loi française, juridiquement contestée (droit de passage consacré au niveau international), établit depuis 1965 « une zone interdite de 12 milles à tous les navires à propulsion nucléaire (*) ». « Cette loi est au centre des négociations avec les Français concernant les escales des navires de guerre à propulsion nucléaire », pointe l'ambassadeur américain à Paris.
Provoquer le gouvernement français ?
L'incident est-il uniquement le fruit de la tension engendrée par le naufrage de l'Amoco, ou bien est-ce une manière de peser dans les négociations en cours ? L'ambassadeur « souhaite s'assurer que Washington est bien au fait des répercussions politiques qui pourraient survenir ». Et pose une « question immédiate » : le Nimitz devra-t-il se plier aux injonctions françaises pour son trajet retour ? Si l'incident se renouvelle, la Marine française, qui « semble vouloir garder cela entre elle et l'US Navy », « peut se sentir obligée de le faire remonter à l'échelle politique », met en garde Hartman. « Si tel était le cas, nos efforts actuels pour obtenir un accord pourraient être compromis ». Même s'il note que la Marine française « a elle-même à faire face à des enjeux futurs sur cette question », l'ambassadeur recommande finalement « d'éviter de provoquer le gouvernement français ».
A-t-il été entendu ? Aucun télégramme de réponse ou de nouvel incident ne semble avoir été diffusé. Côté français, le service historique de la Marine dit n'avoir trouvé aucune trace de cet incident dans ses archives...
Un sous-marin nucléaire américain à Brest
Il a fallu attendre janvier 1982 pour qu'un décret conforte définitivement « le droit de passage inoffensif de tous les navires », sans distinction, dans nos eaux territoriales. Le même décret est venu réglementer les conditions d'accès des navires étrangers à propulsion nucléaire dans les ports français (autorisation préalable). Deux mois plus tard, les autorités françaises autorisaient l'escale d'un sous-marin nucléaire d'attaque américain, le Sturgeon, dans le port de Brest.
* Demande préalable exigée (vérification de garantie financière en cas de dommages nucléaires).
LES PREMIERS JOURS
16 mars, 22 h. L'Amoco Cadiz, supertanker de 334 m de long, propriété de l'américain Amoco (filiale de la Standard Oil of Indiana) battant pavillon de complaisance et affrété par la compagnie américaine Shell, se brise sur les rochers, à moins d'un kilomètre des côtes finistériennes (Portsall). Le navire va déverser 225.000 t de pétrole brut sur plusieurs centaines de kilomètres de côtes, entre Brest et Saint-Brieuc.
17 mars. Premier télégramme américain évoquant le sinistre.
18 mars. Premiers officiels américains sur site (survol en hélicoptère américain).
19 mars. Première équipe d'experts américains sur place.
20 mars. L'ambassadeur Hartman évoque "une catastrophe justifiant toute l'assistance appropriée du gouvernement américain".Le message présidentiel, les certitudes anglaises et les demandes de billets d’avion gratuits…
22 mars. "Les experts estiment que 120.000 t de pétrole ont déjà été déversées sur 100 km de côtes bretonnes." L'ambassadeur Hartman suggère que le président Carter adresse "au plus vite" un message à son homologue français, Giscard d'Estaing. Un message dont l'ambassadeur livre une première version. "Cher Valéry..."
23 mars. Long mémo de l'ambassade de Londres. Les Anglais ont pré-positionné dix navires, notamment avec du matériel dispersant. A ce propos, "controverse" avec les Français, "pas favorables" à cette méthode, par crainte des dommages causés aux poissons et crustacés. L'ambassade relaie également les propos d'un expert technique de la Fédération internationale des armateurs pétroliers contre la pollution (ITOPF), présent en Bretagne, qui prédit que "la mer elle-même va s'occuper du pétrole et que d'ici juin, les roches et plages bretonnes seront tout à fait propres (...). La meilleure chose serait de s'en remettre à Dieu".
23 mars. Les hôtels à Brest sont complets (afflux de touristes et d'experts). L'ambassade recommande de sévères restrictions de mouvements pour les personnels. "Le ministère des Affaires étrangères nous informe qu'Air France a répondu négativement à la demande de 12 billets gratuits."
7 avril. Le boycott contre Shell a été "de courte durée". Un tribunal français a, en effet, déclaré illégale cette action et condamné ses organisateurs à 10.000 F d'amende (1.500 €). "Shell en a fait don aux victimes de la catastrophe", informe l'ambassade.
26 avril. "Les estimations privées des dégâts locaux tournent autour de 180 à 200 millions de dollars. Ce qui représente plus de six fois la couverture (assurance, ndlr) du navire". 3 mai. "Le ministère de la Défense (américain, ndlr) s'est fermement opposé à la demande (française, ndlr) d'identification des navires portant des armes ou du matériel nucléaires."
8 mai. La règle (d'extension de la zone de séparation du trafic maritime du rail d'Ouessant, ndlr) souhaitée par les Français "ne devrait présenter aucun souci pour les intérêts américains" (à noter, les Etats-Unis ont activement soutenu les modifications des règles de navigation maritime demandées par les Français).
15 mai. Un scientifique américain devant participer à un projet de documentaire TV sur la marée noire en a informé les autorités américaines. Washington ignore le contenu du projet et propose à l'ambassade de se renseigner à ce propos "auprès de sources locales".
24 juillet. (A propos des capacités scientifiques françaises) "En France, il y a de bonnes aptitudes dans l'analyse de routine, mais peu de personnel (...). Le Commissariat à l'énergie atomique (CEA) et le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM) sont capables de fournir des analyses assez sophistiquées."Un article de la rédaction du Télégramme