A l'occasion du One Ocean Summit, Mer et Marine donne la parole aux chercheurs de l'Institut de l'Océan de l'Alliance Sorbonne Université. Hervé Claustre revient ici sur la pertinence des robots de type flotteur-profileur pour l'observation scientifique océanique.
Sous l’effet d’une pression anthropique croissante, l’océan se transforme : le réchauffement, l’acidification ou la perte d’oxygène sont désormais les signes tangibles, parmi d’autres, de son évolution. La mise en évidence de ces transformations n’est possible que grâce à l’acquisition répétée sur le long terme de mesures ou d’observations dans différentes mers ou océans. Jusqu’à la fin du 20ème siècle, ces observations, acquises pour la plupart à l’aide de navires océanographiques, étaient éparses, de sorte que de vastes zones océaniques (e.g. les zones centrales des océans, les régions polaires et subpolaires) ou des périodes spécifiques (e.g. les hivers) souffraient de « trous observationnels ». L’impérieuse nécessité de mieux quantifier les changements en cours et à venir, en particulier pour les documenter plus finement et apprécier d’éventuelles disparités régionales ou temporelles, impose désormais de mesurer plus systématiquement l’océan, idéalement en tout lieu, toute l’année et quelles que soient les conditions météorologiques. Cet impératif constitue un formidable accélérateur pour le développement de nouvelles technologies d’observation dites autonomes, c’est-à-dire équipant des robots se déplaçant dans l’océan munis de divers capteurs.
Parmi ces technologies, le flotteur-profileur est un type de robot assez emblématique. Semblable à un cylindre d’environ 2m de longueur et 30 cm de diamètre, il a commencé à être développé à la fin du siècle dernier, et n’a depuis cessé de bénéficier d’améliorations qui ont permis d’élargir le spectre des observations possibles. Tous les 10 jours, le flotteur-profileur quitte sa profondeur dite de parking (située à 1km), plonge à 2km puis remonte en surface. Ce déplacement vertical, qui dure une dizaine d'heures, obéit au principe d’Archimède : un astucieux mécanisme de transfert d’huile entre deux vessies interne et externe au robot permet de modifier sa densité. Pendant la remontée, le flotteur-profileur active ses capteurs et enregistre les mesures sous la forme de profils verticaux qui décrivent la variation de plusieurs paramètres (e.g. la température) entre la surface et 2km. Arrivé en surface, le flotteur-profileur transmet par satellite ses mesures à un centre de données. Il replonge ensuite à sa profondeur de parking où il dérivera au gré des courants pendant 10 jours avant un nouveau cycle de mesures.
La technologie relativement simple et robuste des flotteurs-profileurs leur confère des propriétés assez singulières. D’une part, les flotteurs sont opérationnels sur des durées relativement longues (5 ans et plus). Compte tenu de leur coût de production relativement modeste, ces robots sont donc naturellement apparus comme propices à un déploiement sous forme de flottilles. C’est ainsi que les premiers flotteurs, qui ne mesuraient au départ que la température et la salinité des océans, ont rapidement constitué une flottille de 3000 unités, opérée dans tous les océans du monde. Ainsi, le programme Argo a été instauré il y a une vingtaine d’année pour assurer l’organisation et l’opération de cette flottille, tout en créant des centres de données distribuées librement à l’ensemble de la communauté scientifique. En quelques années, Argo et son réseau de 3000 flotteurs opérationnels est devenu un système incontournable d’observation de l’océan. Il permet d’acquérir chaque année environ 100,000 profils de température et salinité, soit près de 20 fois le volume d’acquisition annuel de la flotte océanographique mondiale. Cet afflux massif de données a été capital pour mettre en évidence et quantifier le rôle de l’océan dans le stockage de l’excès de chaleur qui résulte des activités anthropiques.

Déploiement d’un flotteur-profileur BGC-Argo
D’autre part, la technologie des flotteurs-profileurs est suffisamment adaptable et évolutive pour pouvoir embarquer de nouveaux capteurs et permettre ainsi une observation multidisciplinaire de l’océan. Depuis une dizaine d’années, les flotteurs « originaux » du programme Argo ont ainsi progressivement été équipés de capteurs supplémentaires mesurant par exemple l’oxygène, les nitrates, la chlorophylle (indicateur du plancton végétal), le pH (acidité de l’océan) ou encore la pénétration de la lumière. Ces paramètres additionnels permettent d’étudier des phénomènes relatifs à la santé des océans (acidification, désoxygénation) ou au cycle du carbone, notamment leur capacité à piéger le carbone d’origine anthropique (pompe biologique de carbone). C’est désormais le rôle du programme BGC-Argo (BGC pour BioGéoChimie) que de répondre à ces nouveaux questionnements. Cette mission vise, à moyen terme, à instrumenter l’océan de manière pérenne avec 1000 de ces nouveaux flotteurs multidisciplinaires.
Plus récemment encore, des flotteurs ont commencé à être équipés de caméras sous-marines permettant d’étudier la biomasse et la diversité des organismes zooplanctoniques (plancton animal). Ces nouvelles mesures vont apporter des clés de compréhension uniques sur le rôle du plancton dans le cycle du carbone océanique. Le champ des possibles qu’offre la technologie des flotteurs devient ainsi très vaste. On prévoit désormais d’intégrer des mesures d’acoustique active (micro-sonar) pour caractériser la biomasse de petits poissons et du krill, ou encore d’acoustique passive pour écouter les sons caractéristiques de la météo (vent, pluies), des cétacés ou encore des pollutions sonores, enjeux importants dans le contexte d’un océan de plus en plus anthropisé. De même, les flotteurs-profileurs sont dorénavant capables d’évoluer sous la banquise, de stocker les données acquises durant tout l’hiver polaire en attendant que la débâcle printanière leur ouvre une fenêtre de transmission. Certains flotteurs-profileurs, désormais capables d’explorer l’océan profond jusqu’à 6000 mètres, assurent la mission dite Deep-Argo (Deep pour profond), complémentaire des missions Argo et BGC-Argo. Ils ne mesurent pour l’instant que la température et la salinité, mais bientôt l’oxygène, suivi d’autres paramètres biogéochimiques, fera partie des mesures acquises par cette nouvelle génération de flotteurs.

Différents types de plateformes autonomes d’observation. Haut gauche : Saildrone; Haut droit : Waveglider; Bas : glider ou planeur sous-marin (équipé d’une caméra pour étudier le zooplancton).
Le programme Argo, même s’il constitue la tête de pont d’un système mondial d’observation, n’est toutefois pas suffisant pour observer l’océan dans toute sa diversité ni caractériser les changements qui l’affectent. Se mettent donc progressivement en place des réseaux d’observation qui mobilisent d’autres plateformes. Ces réseaux apportent des connaissances complémentaires, en concentrant le suivi de propriétés spécifiques sur des zones particulières de l’océan et à certaines époques de l’année. Les gliders ou planeurs sous-marins, par exemple, capables de se déplacer (selon le même principe d’Archimède) entre la surface et 1 km de profondeur sur des distances horizontale de ~1000 km, réalisent des observations spatialement détaillées. Ils sont notamment adaptés à la caractérisation des zones de transition entre le domaine côtier et l’océan du large. L’usage de drones de surface, puisant leur énergie de la houle (wavegliders), du vent et / ou du soleil (saildrones) se généralise. Ces plateformes sont notamment adaptées à la mesure de paramètres météo-océaniques ou encore à la caractérisation des échanges à l’interface entre l’océan et l’atmosphère (e.g. flux de CO2). Des mouillages instrumentés, c’est à-dire des lignes ancrées au fond des océans et sur lesquelles sont fixés des capteurs, acquièrent des « séries temporelles » en un point fixe, et permettent de documenter aussi bien des évènements météorologiques extrêmes (e.g. passage d’un typhon) que des cycles climatiques de grande échelle (e.g. cycles « El Niño » et « La Niña »). Ces mêmes systèmes permettent aussi de récolter, à intervalles réguliers, des échantillons utiles à la caractérisation génomique de l’environnement marin. Les bateaux océanographiques complètent bien évidemment ces dispositifs, et restent essentiels pour récolter des échantillons et mesurer des propriétés inaccessibles aux robots, tout en assistant désormais les opérations associées à ces derniers (déploiement, récupération, qualification des capteurs).
Tous ces systèmes d’observation déployés in situ complètent les observations réalisées par les satellites. Ils permettent d’accéder à un large éventail de propriétés physiques (e.g. température de la surface, courants) ou biologiques (e.g. richesse en plancton végétal) sur l’ensemble des océans. Cette combinaison nouvelle entre satellites et robots, qui génère un flux considérable de données complémentaires, permet à l’océanographie d’accéder au domaine du big data. Les méthodes de l’intelligence artificielle deviennent ainsi naturellement des outils privilégiés qui permettent aux données de révéler les signes avant-coureurs des changements à venir, ainsi que leur amplitude. En parallèle, ces données deviennent aussi les éléments indispensables de l’amélioration et de la validation des modèles numériques de l’océan. Cette synergie entre données et modèles est le préalable au renforcement de leurs capacités à prédire l’évolution de l’Océan dans ses dimensions physique, biologique et écosystémique.

L’auteur : Hervé Claustre, directeur de recherche CNRS, Institut de la Mer de Villefranche, Laboratoire d’Océanographie de Villefranche, Alliance Sorbonne Université
Alliance Sorbonne Université : l'Institut de l'Océan
Mille cinq cents enseignants, chercheurs, ingénieurs, techniciens mènent des travaux sur les océans au sein de l’Alliance Sorbonne Université dans près de trente laboratoires. C’est la plus grande université de recherche marine d’Europe.
Les travaux et les enseignements qui y sont réalisés relèvent de disciplines très variées, notamment la physique, la climatologie, la chimie, la géologie, la biologie, l’écologie, la géographie, l’histoire, l’archéologie, la paléontologie, la sociologie, la géopolitique…
Créé il y a un an, l’Institut de l'Océan a pour objectif de rapprocher ces équipes sur des projets océaniques interdisciplinaires, dégager une vision transverse et globale sur des problématiques maritimes, transmettre ces connaissances et faire valoir l’excellence et l’expertise maritime de l’Alliance Sorbonne Université.
L’institut de l'Océan est donc interdisciplinaire. Il s’applique à créer des synergies entre les équipes de recherche, à enrichir l’offre d'enseignement universitaire mais aussi de formation tout au long de la vie, à développer l’expertise mais aussi la science participative, et à consolider l’exploitation des grands outils scientifiques. Il a enfin pour mission de développer des liens de recherche et d’innovation entre Sorbonne Université et le monde maritime, ses acteurs institutionnels et économiques.
Les composantes de l’Alliance les plus impliquées dans la création de l’Institut de l'Océan sont Sorbonne Université et le Muséum National d’Histoire Naturelle. Elles disposent de cinq stations maritimes à Dinard, Roscoff et Concarneau en Bretagne, Banyuls et Villefranche-sur-Mer sur les côtes méditerranéennes. L’École Navale et la Marine nationale ont été associées à la création de l’Institut.
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