A l'occasion du One Ocean Summit, Mer et Marine donne la parole aux chercheurs de l'Institut de l'Océan de l'Alliance Sorbonne Université. Stéphanie Auzoux-Bordenave expose ici ses travaux sur la coque de l'ormeau qui réduit en raison de l'acidification des océans.
Depuis le début de l’ère industrielle, la concentration atmosphérique en dioxyde de carbone (CO2) augmente régulièrement, atteignant la valeur historique de 417 parties par million (ppm) en décembre 2021[1]. Cette accumulation de gaz à effet de serre est responsable du réchauffement global, un processus qui est atténué par les océans. En effet, environ un quart des émissions de CO2 est absorbé par les océans et dissous dans l'eau de mer, provoquant la diminution du pH [2] océanique, un phénomène appelé ‘acidification des océans’[3]. Au rythme actuel des émissions de CO2, le pH moyen de l'océan, actuellement de 8,1 pourrait atteindre une valeur 7,8 ou 7,7 d’ici la fin du siècle [4]. La dissolution du CO2 s’accompagne également d’une diminution de la concentration en ions carbonates, des éléments chimiques indispensables aux organismes marins pour fabriquer leur squelette. La diminution du pH et des carbonates de l’eau de mer pourrait directement nuire aux organismes qui utilisent le carbonate de calcium (CaC03) pour former leur squelette. Ainsi, malgré des réponses variables selon les espèces, de nombreuses études montrent une réduction de la calcification, pouvant aller jusqu’à la dissolution complète du squelette, chez les algues calcaires, les coraux, les mollusques et les échinodermes[5]. Ces perturbations de la calcification pourraient compromettre la survie des organismes calcifiants en les fragilisant et en réduisant leur avantage compétitif face aux espèces non calcifiantes, bouleversant ainsi la biodiversité et le fonctionnement des écosystèmes marins.
Les mollusques, qui comportent un squelette en carbonate de calcium, sont particulièrement vulnérables à l’acidification notamment au cours des stades précoces de leur développement. La diminution du pH océanique peut entrainer des perturbations du métabolisme, de la croissance, de la formation coquillière, de la reproduction ainsi que des retards de développement.
Mortalité, anomalie de développement et réduction de calcification
L’ormeau européen Haliotis tuberculata est un mollusque d’intérêt écologique et économique exploité en Bretagne pour sa chair comestible par la pêche et l’aquaculture. Comme de nombreux coquillages, cette espèce est sensible aux variations des conditions du milieu, notamment de température et de pH. L’ormeau est un bon modèle pour étudier les impacts de l’acidification océanique car il possède une coquille en aragonite, une forme de carbonate de calcium très sensible à la diminution du pH.
Depuis 2012, notre équipe s’intéresse aux effets du changement climatique sur le développement et la calcification de l’ormeau H. tuberculata. Les travaux de recherche visent à étudier les effets de l'acidification des océans sur différents stades de vie (adultes, larves, juvéniles) grâce une approche multidisciplinaire combinant une variété de techniques d’analyses (microscopie, mesures physiologiques, expression de gènes, tests comportementaux). Pour ce faire, les mollusques sont exposés en laboratoire à une diminution expérimentale du pH de l’eau de mer correspondant à différents scénarios d’acidification océanique prévus pour 2100 (-0,2 à -0,4 unité pH). Les réponses physiologiques et comportementales sont comparées entre les conditions acide et témoin à différents stades du cycle de vie de l’ormeau.
Nos premières expériences sur les stades précoces de l’ormeau ont montré qu’une diminution du pH de l’eau de mer entrainait une augmentation de la mortalité, des anomalies du développement ainsi qu’une réduction de la calcification de la coquille larvaire [6]. Les larves correspondant aux stades de dispersion des ormeaux, assurant la fixation des jeunes recrues, l’acidification des océans pourrait compromettre le renouvellement des populations naturelles et l’exploitation durable de la ressource (pêche et aquaculture). Chez les juvéniles et les adultes l’acidification de l’eau de mer entraîne des perturbations dans la structure de la coquille carbonatée : à pH 7.7, une érosion du périostracum (la surface externe de la coquille) et une dégradation des tablettes de nacre sur la face interne sont observées (Fig.2) [7, 8]. Ces observations microscopiques ont été confirmées par des tests de compression qui montrent une fragilisation de la coquille des ormeaux exposés au pH le plus acide. Cette fragilité de la coquille pourrait entrainer une plus grande vulnérabilité des mollusques face aux prédateurs en milieu naturel.

Plus récemment, une expérience transgénérationnelle a été mise en place afin d'évaluer les réponses biologiques des ormeaux au cours du cycle biologique complet (adultes reproducteurs, larves, juvéniles). Des ormeaux adultes ont été exposés pendant 5 mois à deux conditions de pH (actuel 8.0 et futur 7.7) jusqu’à la reproduction. Les larves et les juvéniles issus de ces croisements ont été élevées dans les mêmes conditions de pH afin d’examiner les descendants issus de parents déjà exposés à l’acidification. La survie, la croissance, la calcification, la respiration et le comportement des mollusques ont été comparés entre les deux conditions de pH. Les résultats ont montré que la croissance, la reproduction et le comportement des adultes n’étaient pas affectés par la diminution du pH. En revanche, l’acidification a montré des effets négatifs sur la croissance, la physiologie et la calcification des coquilles chez les adultes [8]. Concernant la génération F1, des anomalies de développement et une réduction de la calcification ont été observées chez les larves véligères, ce qui est en accord avec nos précédents travaux.
L’ensemble de nos résultats montre que l’acidification des océans entraîne des anomalies du développement et une fragilisation de la coquille des ormeaux. Ceci pourrait avoir des conséquences négatives sur la survie des populations et accélérer le déclin des populations sauvages déjà fragilisées. Ces nouvelles données sont d'importance cruciale pour les professionnels de l'aquaculture qui pourront adapter leurs pratiques d'élevage et assurer la l’exploitation durable de la ressource. Afin de mieux comprendre les capacités d’adaptation des ormeaux face au changement climatique, nos travaux en cours prennent également en compte l’augmentation de la température, une autre conséquence de l’accumulation des gaz à effet de serre, qui pourrait interagir avec le pH et moduler les effets de l’acidification sur les mollusques marins.
Ces recherches sont menées en étroite collaboration avec la ferme aquacole France Haliotis (Plouguerneau), deux laboratoires bretons (le LEMAR à Brest et la Station Biologique de Roscoff) et le laboratoire de biologie marine de l'université libre de Bruxelles (ULB, Belgique). Les partenaires ont bénéficié du soutien de plusieurs programmes de recherche parmi lesquels l’Action thématique du Museum (2016-17) et le programme national ‘Acidification des Océans’ financé par le Ministère de la Transition Ecologique et Solidaire (MTES) et la Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité (2017-21).

L'auteure : Stéphanie Auzoux-Bordenave, Maître de conférences Sorbonne Université, Laboratoire BOREA, Station marine de Concarneau (MNHN)
Références
[1] Trends in Atmospheric Carbon Dioxide (NOAA, dec.2021).
[2] Le pH (potentiel hydrogène) est une unité de mesure de l'acidité dans une solution, sur une échelle allant de 1 à 14. De 1 à 7, elle est dite acide. De 7 à 14, basique. Le pH moyen des océans du monde est aujourd'hui de 8,1.
[3] Caldeira, K. and Wickett, M. E. 2003. Anthropogenic carbon and ocean pH. Nature, 425: 365.
[4] Gattuso, J. P., Magnan, A., Bille, R., Cheung, W. W. L., Howes, E. L., Joos, F., et al. 2015. Contrasting futures for ocean and society from different anthropogenic CO2 emissions scenarios.Science, 349: aac4722.
[5] Kroeker, K. J., Kordas, R. L., Crim, R., Hendriks, I. E., Ramajo, L.,Singh, G. S., et al. 2013. Impacts of ocean acidification on marine organisms: quantifying sensitivities and interaction with warming. Global Change Biology, 19: 1884–1896.
[6] Wessel N., Martin S., Badou A., Dubois P., Huchette S., Julia V., Nunes F., Harney E., Paillard C., Auzoux-Bordenave S., 2018. Effect of CO2–induced ocean acidification on the early development and shell mineralization of the European abalone Haliotis tuberculata. J. Exp. Mar. Biol. Ecol., 508: 52–63.
[7] Auzoux-Bordenave S, Wessel N, Badou A, Martin S, M’Zoudi S, Avignon S, Roussel S, Huchette S, Dubois P., 2020. Ocean acidification impacts growth and shell mineralization in juvenile abalone (Haliotis tuberculata). Mar Biol 167: 11. https://doi.org/10.1007/s00227-019-3623-0
[8] Avignon S., Auzoux-Bordenave S, Martin S., Dubois P., Badou A., Roussel S. Huchette S. et al., 2020. An integrated investigation of the effects of ocean acidification on adult abalone (Haliotis tuberculata). ICES J Mar. Sc., 77 (2) : 757–772, https://doi.org/10.1093/icesjms/fsz257
Alliance Sorbonne Université : l'Institut de l'Océan
Mille cinq cents enseignants, chercheurs, ingénieurs, techniciens mènent des travaux sur les océans au sein de l’Alliance Sorbonne Université dans près de trente laboratoires. C’est la plus grande université de recherche marine d’Europe.
Les travaux et les enseignements qui y sont réalisés relèvent de disciplines très variées, notamment la physique, la climatologie, la chimie, la géologie, la biologie, l’écologie, la géographie, l’histoire, l’archéologie, la paléontologie, la sociologie, la géopolitique…
Créé il y a un an, l’Institut de l'Océan a pour objectif de rapprocher ces équipes sur des projets océaniques interdisciplinaires, dégager une vision transverse et globale sur des problématiques maritimes, transmettre ces connaissances et faire valoir l’excellence et l’expertise maritime de l’Alliance Sorbonne Université.
L’institut de l'Océan est donc interdisciplinaire. Il s’applique à créer des synergies entre les équipes de recherche, à enrichir l’offre d'enseignement universitaire mais aussi de formation tout au long de la vie, à développer l’expertise mais aussi la science participative, et à consolider l’exploitation des grands outils scientifiques. Il a enfin pour mission de développer des liens de recherche et d’innovation entre Sorbonne Université et le monde maritime, ses acteurs institutionnels et économiques.
Les composantes de l’Alliance les plus impliquées dans la création de l’Institut de l'Océan sont Sorbonne Université et le Muséum National d’Histoire Naturelle. Elles disposent de cinq stations maritimes à Dinard, Roscoff et Concarneau en Bretagne, Banyuls et Villefranche-sur-Mer sur les côtes méditerranéennes. L’École Navale et la Marine nationale ont été associées à la création de l’Institut.
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