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Profiter du rayonnement de la flotte française, et notamment de sa présence régulière dans des zones lointaines et peu fréquentées, pour améliorer la connaissance du plancton. C’est l’objectif de la « Mission Bougainville », qui sera présentée à Brest la semaine prochaine au public, à bord du bâtiment de soutien et d’assistance métropolitain (BSAM) Garonne, à l’occasion du One Ocean Summit. Cette initiative associe la Marine nationale et l’Institut de l’Océan de l’Alliance Sorbonne Université, au sein du programme international Plankton Planet. A l’issue d’une expérimentation réussie fin 2021 au large de la Bretagne à bord du BSAM Rhône, les partenaires travaillent maintenant au déploiement de cette initiative qui permettra de mieux connaitre le microbiome océanique, ce monde vivant invisible qui peuple l’océan.

10 à 100 milliards d’organismes par litre d’eau de mer

« Les océans sont depuis longtemps très étudiés sur les plans physiques et chimiques, ce qu’il nous manque surtout, c’est le vivant, en particulier le microbiome océanique. Il y a, dans chaque litre d’eau de mer, entre 10 et 100 milliards d’organismes - virus, bactéries, protistes, et animaux - qui forment le plus grand réseau de vivants planétaire. Ce réseau de vie est composé d’organismes essentiellement plus petits qu’1 mm, donc invisibles à nos yeux. Il existe et évolue depuis 4 milliards d'années, et durant les 3 premiers milliards d'années, il s’est diversifié en des millions d'espèces et des centaines de millions de gènes qui interagissent entre eux et avec les éléments physiques et chimiques de la surface terrestre pour créer la fine couche habitable qui couvre notre planète depuis le fond des mers jusqu’à la basse atmosphère, parfois appelée biosphère ou zone critique. Cette zone critique, notamment baignée d’une atmosphère oxygénée, a donc été créée par le microbiome avant l’apparition des animaux et des plantes, qui eux-mêmes résultent de l'agrégation symbiotique de microbes marins. Nous ne sommes, clairement, que les visiteurs de la surface d’une planète vivante pétrie de microbes qui sont aussi nos ancêtres », explique Colomban de Vargas, directeur de recherche au CNRS à la station biologique de Roscoff (Finistère) de Sorbonne Université et fondateur du programme Plankton Planet.

Naissance de la vie sur terre et rôle crucial dans l’équilibre planétaire

C’est donc avec le microbiome que tout a commencé, que la vie telle que nous la connaissons a fini par naître mais continue aussi d’exister. Car ces organismes ont toujours un rôle majeur dans le fragile équilibre de la planète, en particulier sur le climat. « Connaître et comprendre la biodiversité, les fonctions, et les mécanismes écologiques et évolutifs de cette majorité vivante qui régule le climat et la physiologie du système Terre est à la fois une des aventures scientifiques les plus excitantes du siècle, mais aussi une urgence pour comprendre la résilience et l’adaptation du vivant dans son ensemble face aux changements brutaux infligés à la biosphère par les sociétés humaines depuis la révolution industrielle ».

La nécessité de renforcer les moyens pour étudier le microbiome

Le problème, pour mieux connaitre le microbiome océanique, est qu’il faut des moyens pour pouvoir étudier à grande échelle et dans la durée, de manière homogène et régulière, ses paramètres biologiques, biochimiques et physiques. Cela, afin de pouvoir construire une connaissance précise de l’état actuel de ce système très complexe et pouvoir suivre son évolution dans le temps et par zones géographiques. « Si nous avons les moyens, avec les satellites et les flotteurs automatiques, de mesurer les paramètres physiques et biochimiques de l'océan global en continu, la mesure du vivant, compartiment de loin le plus complexe, est encore balbutiante. Il va falloir des années de mesure homogène du microbiome marin à travers les gradients environnementaux, les saisons, et les changements climatiques pluriannuels, à l'échelle de l'océan global, pour enfin pouvoir incorporer la complexité du vivant dans des modèles du Système Terre ».

Développer des systèmes frugaux et faire appel à la communauté maritime pour démultiplier la collecte

Pour y parvenir, les navires et équipements scientifiques existants, s’ils permettent de collecter de très précieuses données, à l’image des campagnes de la goélette Tara, ne sont pas assez nombreux. Le programme Plankton Planet vise donc à développer, en complément des moyens dont disposent déjà les scientifiques, tout un réseau de partenaires internationaux qui contribueront à la collecte et l’analyse du microbiome. Cela, avec des systèmes dits « frugaux », c’est-à-dire simples et peu onéreux, faciles obtenir (en open source) et à mettre en œuvre. Ce qui permettra de franchir un autre verrou de cette quête de connaissance : le coût élevé des navires et instruments scientifiques. « L’objectif est de mettre en œuvre la stratégie d’adaptation et de déploiement de ces instruments universels dans les communautés marines côtières ou du grand large: aquaculteurs, pêcheurs, gestionnaires, chercheurs, ainsi que les équipages de bateaux en tout genre comme les voiliers de plaisance et de course, les navires de commerce, de pêche et militaires, qui ensemble apporteront une mesure du microbiome océanique sur une échelle spatio-temporelle planétaire exceptionnelle et nécessaire pour comprendre l'écosystème océan qui est un et continu », détaille Colomban de Vargas.

La Marine nationale rejoint l’aventure

Après de premières expériences sur la goélette Tara et des voiliers de plaisance, la Marine nationale est le premier grand acteur du monde maritime à s’engager dans cette aventure. Un partenariat naturel pour le capitaine de corvette Thierry Strasser, commandant du Centre d’expertise météorologique et océanographique de la marine (Centex Metoc), implanté à Brest : « Depuis sa création, la Marine nationale contribue à l’amélioration de la connaissance de l’environnement marin, c’est une démarche très ancienne. Au quotidien, nous collectons des données météorologiques et océanographiques pour les besoins de la navigation, pour nos opérations, mais aussi pour la protection de l’environnement qui constitue un volet important de notre activité ». La marine et les sciences, c’est en effet une affaire ancienne, qui renvoie notamment aux grandes explorations qu’elle a conduites du temps de la flotte royale, à l’image du tour du monde de Louis-Antoine de Bougainville, de 1766 à 1769, qui permit aux scientifiques de réaliser de nombreuses découvertes. C’est en hommage à cette période des grands explorateurs qui partaient à la conquête d’un monde pour l’essentiel inconnu, tout comme l’est encore, des siècles plus tard, la connaissance du vivant invisible de l’océan, que le partenariat a été baptisé Mission Bougainville.

Contribuer à l’effort de recherche avec aussi de possibles applications opérationnelles

« Ce qui est intéressant avec la marine, c’est qu’elle est présente partout, notamment en dehors des grandes routes maritimes et qu’elle a accès à des zones où peu de bateaux naviguent », souligne le commandant Strasser. Les bateaux gris sous pavillon français évoluent ainsi du Grand Nord à l’océan Austral, du Groenland à l’Antarctique, en passant par la Méditerranée, l’Atlantique, l’océan Indien et les immensités du Pacifique. Et en plus de contribuer à la recherche scientifique pour mieux comprendre les évolutions en cours sur la planète, ces recherches sur le microbiome pourraient aussi avoir à terme des applications opérationnelles. « L’intérêt, d’abord, est de mieux appréhender les interactions entre le plancton et le climat car l’océan est un puits de carbone dont on ne connait pas encore très bien le processus. Mais il y a aussi des applications possibles. Derrière le plancton, de nombreuses problématiques nous intéressent, par exemple autour des zones de pêche. Connaitre les variations, les cycles, la dégradation du microbiome c’est comprendre l’évolution des ressources halieutiques et donc, par conséquent, celle des zones de pêche. A terme, cela peut constituer un outil de pilotage complémentaire pour anticiper et affiner notre action en mer ».

Comment assurer la collecte sans perturber l’activité d’un bâtiment militaire ?

Mais pour que le partenariat voie le jour, encore fallait-il trouver les modalités de sa mise en œuvre. Et d’abord, comment concrètement participer à ces recherches sur le microbiome sans impacter l’activité opérationnelle des marins et de leurs bâtiments ? « La grosse problématique du microbiome océanique, c’est sa collecte, qui se fait habituellement au moyen de filets très fins ou de pompes, à vitesse quasiment nulle. C’était pour nous un gros point bloquant. Les scientifiques ont développé un filet (appelé « Coryphène », ndlr) qui peut être tracté derrière les bateaux et impacterait moins la cinématique de nos bâtiments. Mais cela supposait encore d’avoir du personnel à l’arrière et une météo relativement clémente ». Une autre solution, plus simple et transparente pour l’activité des navires a finalement été trouvée et expérimentée avec succès à bord du BSAM Rhône, en mer d’Iroise, au mois de novembre dernier.

 

 

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© MARINE NATIONALE

Lors de l'expérimentation conduite sur le Rhône en novembre dernier (© MARINE NATIONALE)

 

Un dispositif de filtration directement branché sur un collecteur d’eau

Elle consiste à alimenter directement en eau de mer fraîche, via l’un des collecteurs d’eau (du circuit incendie) situé à l’avant du bâtiment, un dispositif embarqué de filtration. Ce qui présente l’avantage non seulement de ne pas avoir à manipuler un filet en extérieur et subir des contraintes de navigation pendant qu’il est déployé, mais aussi de récupérer le plancton avant qu’il soit perturbé par le passage du navire. « On pique directement sur le circuit avant que l’eau passe dans les pompes pour ne pas dénaturer les échantillons. L’eau circule naturellement à travers le dispositif de filtration puis est vidangée à l’extérieur. Le système peut ainsi être alimenté en permanence et l’on peut facilement récupérer les échantillons de plancton concentré ». Cette solution, nommée « Diodon », a donné de bons résultats, sachant que le filet Coryphène a aussi été déployé lors de l’expérimentation conduite à bord du Rhône. Cela, afin d’évaluer l’impact de la trainée du navire et du brassage des hélices sur la qualité des échantillons, alors qu’un filet classique a servi d’étalon. « Les résultats sont très encourageants et les échantillons prélevés avec le Diodon, qui ont été analysés à la station biologique de Roscoff, sont de très bonne qualité. Nous continuons de travailler pour améliorer le système, par exemple au niveau du débitmètre, savoir quel volume d’eau est nécessaire ou encore faciliter les processus de recueil et de conservation des échantillons ». Les échantillons pourront être conservés à bord, au frais ou éventuellement séchés, pour être envoyés quand cela sera possible vers des laboratoires afin de réaliser des analyses physiques, par exemple en matière d’ADN. Mais avant cela, ils feront surtout l’objet d’une exploitation directe, à bord, grâce au « PlanktoScope », un microscope en flux automatique et miniaturisé qui a aussi été embarqué sur le Rhône en novembre. Il fait partie des instruments développés par l’équipe Plankton Planet et permet de générer des milliers d’images de micro-organismes à partir d’un échantillon de plancton. Une imagerie quantitative qui pourra être transmise aux chercheurs immédiatement ou à l’issue de la mission du bâtiment qui la produira. Toutes ces informations auront vocation à enrichir une grande base de données qui sera ouverte à tous les chercheurs et citoyens.

 

 

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© MARINE NATIONALE

Marins et scientifiques observant des images d'un échantillon collecté par le Rhône en novembre dernier (© MARINE NATIONALE)

 

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© DR

L'équipage du BSAM Rhône avec quatre membres de l'équipe Plankton Planet lors de l'expérimentation en novembre. En haut à droite la zone de prélèvement en Mer d’Iroise, avec le détail des transects réalisés à différentes vitesses (0, 3, 6, 9 nœuds) pour tester différents modes de collecte. En bas à gauche le système Diodon installé dans les compartiments machines à environ 3 mètres sous la surface de l'eau et qui permet de concentrer le microbiome par la filtration de plusieurs m3 d’eau prélevée directement sous le navire. Enfin, en bas à droite, des images de micro-organismes planctoniques acquises avec le PlanktoScope.

 

Préparer le déploiement sur des bâtiments basés en métropole et outre-mer

L’expérimentation conduite en mer d’Iroise sur le Rhône a permis de valider des protocoles, tant pour la récupération que pour l’exploitation et la conservation à bord des échantillons. Mais aussi le fait qu’une plateforme comme le BSAM se prête bien à ce type de mission. Une confirmation d’autant plus cruciale que les scientifiques s’intéressent tout particulièrement à leurs cousins, les bâtiment de soutien et d’assistance d’outre-mer (BSAOM), qui sont basés en Polynésie française, en Nouvelle-Calédonie, à La Réunion et aux Antilles. Là où, justement, des zones sensibles très peu couvertes par les collectes doivent être mieux étudiées.

 

 

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© MARINE NATIONALE

Le BSAOM Bougainville en Polynésie (© MARINE NATIONALE)

 

Quant aux BSAM, ils sont également très intéressants puisqu’ils évoluent en Atlantique et Méditerranée, mais sillonnent aussi l’océan Indien et le Grand Nord arctique. « Le plus important a été la première expérimentation menée sur le Rhône, qui a permis de vérifier que l’on pouvait collecter de la donnée avec un impact minimal sur l’activité du bâtiment et en sécurité pour l’équipage. Ce qui a été le cas avec le Diodon dont l’emploi est quasiment transparent. Le système peut être installé facilement. Maintenant, nous allons travailler à ajuster les protocoles et la manière dont nous allons transmettre les données et échantillons recueillis aux scientifiques », dit le commandant Strasser. Les marins, notamment ceux qui ont participé à l’expérimentation sur le Rhône, se sont en tous cas montrés très enthousiastes selon le chef du Centex Metoc : « Ils ont beaucoup apprécié la rencontre et les échanges avec les scientifiques, en particulier les jeunes marins qui étaient prompts à les aider, il y a eu une excellente synergie. C’est intéressant pour tout le monde car cela permet aussi à l’équipage de découvrir, à travers les images du PlanktoScope, l’incroyable richesse de la vie autour de leur bateau. Et ils peuvent ainsi participer à des travaux de recherche extrêmement importants pour l’avenir ».

Aller plus loin avec le projet des officiers biodiversité

Dans les prochains mois, un kit complet d’instruments doit être prêt à embarquer. Ce kit permettra de récolter (Decknet), d’imager (PlanktoScope, Curiosity microscope), et de préserver de la biomasse (Lamprey) du microbiome océanique capturé par les navires. Au-delà d’équiper des bâtiments et de collecter des échantillons et données, l’objectif, ensuite, est de renforcer le partenariat entre la Marine nationale et l’Institut de l’Océan, dans le cadre du programme Plankton Planet. A cet effet, les deux partenaires discutent d’un projet visant à embarquer des étudiants post-Master qui officieraient durant plusieurs mois à bord des unités équipées du « kit Bougainville », en tant qu’officiers biodiversité. « Ce que nous espérons mettre en place, c’est un programme intégré d’observations, de bancarisation, d’analyse, et de partage des données du microbiome océanique récolté par les forces navales françaises durant une année complète à l'échelle planétaire, démontrant la faisabilité de l’exercice à long terme, et sur toutes les flottes de navires volontaires, ainsi que la puissance des données récoltées pour la connaissance et la compréhension de notre planète vivante », dit Colomban de Vargas. Car l’objectif est aussi que cette initiative avec la Marine nationale entraine dans son sillage d’autres acteurs du monde maritime, comme par exemple les armateurs français qui disposent de centaines de navires sillonnant les océans.

Présentation au grand public à Brest du 9 au 11 février

Cette belle aventure sera présentée la semaine prochaine à Brest dans le cadre de l’évènement One Ocean : Invisible Life. Il se déroulera à bord du BSAM Garonne, qui sera ouvert au public du 9 au 11 février, c’est-à-dire pendant toute la durée du One Ocean Summit. Sur le bâtiment, qui sera amarré quai Malbert, marins et scientifiques présenteront la mission Bougainville. Une rencontre ouverte à tous mais dont les places sont limitées en raison des mesures sanitaires. Il faut donc s’inscrire préalablement sur le site Weezevent pour y participer.

© Un article de la rédaction de Mer et Marine. Reproduction interdite sans consentement du ou des auteurs.

 

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