A l'occasion du One Ocean Summit, Mer et Marine donne la parole aux chercheurs de l'Institut de l'Océan de l'Alliance Sorbonne Université. Dans cet article, Lars Stemmann nous fait découvrir la neige marine, qui alimente la vie jusqu'aux grandes profondeurs.
« Neige Marine » est le nom donné dans les années 1950 à l’ensemble des particules révélées comme des flocons blancs, à la lumière des projecteurs des sous-marins, au fur et à mesure de leurs descentes dans les abysses. Dans les océans, cette chute de neige marine prend la forme de nuages tourbillonnaires de taille variable (de quelques kilomètres à des milliers de kilomètres) et sur une hauteur moyenne de 3.8 km. Toutefois, elle peut atteindre 12 km au-dessus du point le plus profond des océans, soit une chute de neige plus haute sous la mer que dans le ciel.
Ces flocons sont des agrégats d’autres particules plus petites, biogéniques et minérales, produites en surface par le plancton dans les océans. D’abord identifiés visuellement comme des flocons de taille supérieure à 500 µm, le terme a été étendu jusqu’aux agrégats de plusieurs centimètres. Les briques élémentaires sont constituées de particules microscopiques photo-synthétisées à partir du CO2 à la surface des océans par les algues du phytoplancton et qui deviennent plus grandes lorsqu’elles sont consommées par les organismes du zooplancton puis les niveaux trophiques supérieurs jusqu’aux poissons. Les flocons de neige marine sont donc les déchets microscopiques solides qui s’agrègent progressivement en agrégats macroscopiques plus grands en entrant dans la chaîne alimentaire marine. Il existe une deuxième voie d’agrégation par la coagulation physique lorsque la turbulence occasionnée en surface par le vent met en mouvement relatif les particules dans l’eau. Ainsi elles peuvent entrer en collision et rester attachées. En outre, une grande particule sédimentant plus rapidement entre en collision avec des particules en suspension et les entraîne dans la chute. La taille et la nature des particules est importante pour déterminer la vitesse de chute : plus grande et dense est la particule, plus rapide est la chute. Pour des vitesses de chute variant de 100 à 10 m/j, il faut de 40 jours à plus d’une année pour atteindre la profondeur moyenne du fond des océans. Un temps très long au regard des multiples consommateurs peuplant les couches profondes des océans et pour qui cette matière constitue la nourriture de base.
La neige marine nourrit les crustacés et les poissons
Dans chaque mètre carré de l’océan et à toute profondeur, les flocons de neige marine s’enfoncent progressivement jusque dans les abysses, et emportent avec eux la matière organique fraîche dont le nourrissent les organismes. Chaque flocon est une véritable oasis de vie dans l’eau cristalline des océans profonds. Des communautés de bactéries et de protozoaires colonisent ces particules et solubilisent la matière organique laissant derrière chaque flocon une volute de matière dissoute, un peu comme la queue d’une étoile filante dans la nuit noire. Ces longues traînées de matière soluble permettent à la myriade d’organisme de zooplancton croisant dans la pénombre, de les détecter à plusieurs dizaines de centimètres de distance par olfaction. D’autres organismes, en particulier des mollusques planctoniques, ont développé de véritables pièges à flocons sous la forme de grands voiles de mucus qu’ils tendent comme autant de filets à maille très fine. D’autres encore se sont spécialisés dans la détection du bruit hydrodynamique occasionné par la chute des flocons en développant des antennes très sensibles. Ainsi cette chute de neige marine soutient la vie dans toutes les couches des océans nourrissant crustacés et poissons. Cette chute peut aussi être concentrée par les courants marins à toutes les échelles, depuis les tourbillons de plusieurs kilomètres de diamètres jusqu’au jet transocéanique de plusieurs milliers de kilomètres de long. Ainsi de véritables rideaux de neige se créent à ces échelles de plusieurs kilomètres de hauteur. Dans ces situations ou les courants horizontaux sont forts, les petits flocons en quasi suspension sont emportés vers des zones de dépôts plus calmes alors que les gros flocons sont simplement déviés en fonction de l’écart entre les vitesses verticales des particules et horizontales des courants. De la somme des processus individuels d’interactions entre la neige, le plancton et l’hydrodynamisme dépend la biodiversité des océans, la biomasse à toutes les profondeurs et les flux de carbone.

Mise à l’eau d’un flotteur profileur autonome équipé d’une caméra Underwater Vision Profiler. Le système est prévu pour une durée de vie de 3 ans avec des immersions hebdomadaires jusqu’à 1000 m de profondeur.

En moyenne seul 1-5% de cette neige produite en surface se dépose à 1000 mètres et encore moins plus profond. La variabilité naturelle de l’atténuation verticale de la chute de neige commence à être comprise et les modèles climatiques récents ont montré qu’elle avait de l’importance sur le contenu en CO2 de l’atmosphère. Comme la production de matière par la photosynthèse recouvre l’ensemble de l’océan depuis toujours, la chute des flocons de neige marine au cours des temps géologiques constitue d’immenses et épais dépôts au fond des océans dont la nature dépend de la biodiversité de surface. Ceux constitués dans les écosystèmes de surface dominés par les communautés de diatomées (algue avec une capsule siliceuse), peuvent donner lieu à des hydrocarbures (par exemple le pétrole du Golf de Californie). Ceux provenant d’écosystèmes dominés par des communautés coccolithophores (algue avec une capsule calcaire) peuvent constituer d’épaisses couches de craies utiles à la construction (par exemple Notre Dame de Paris). Cette chute gigantesque de neige marine suivie de son dépôt profond apporte donc des services naturels importants à notre société. Cependant celle-ci consomme rapidement ces dépôts qui ont mis des millions d’années à s’accumuler. Dans le cas des hydrocarbures, l’homme brûle environ 1 millions d’années de dépôt patiemment accumulé par la nature chaque année.
Comprendre les mécanismes individuels qui affectent la production et la transformation de la neige marine et estimer son importance pour la biodiversité et le flux de carbone associé devient donc un enjeu important dans toute tentative de modéliser le bilan carbone des océans. Mais les contraintes techniques d’étude dans les couches profondes des océans rendent difficiles l’observation et la calibration des modèles. Cependant les développements technologiques récents de caméra scientifiques permettent d’observer et comprendre les différents acteurs en interaction avec la neige marine. La miniaturisation de ces caméras et leurs adaptations sur des robots autonomes déployés en flottilles dans les océans, apportent désormais des informations précieuses à des échelles d’espaces jamais explorées. L’ajout de cette connaissance dans les modèles permettra de mieux prévoir l’évolution de la capacité des océans à supporter la vie en profondeur et à séquestrer du carbone.

L'auteur : Lars Stemmann, Professeur en océanologie biologique, Laboratoire d’Océanographie de Villefranche-sur-mer, Sorbonne Université
Alliance Sorbonne Université : l'Institut de l'Océan
Mille cinq cents enseignants, chercheurs, ingénieurs, techniciens mènent des travaux sur les océans au sein de l’Alliance Sorbonne Université dans près de trente laboratoires. C’est la plus grande université de recherche marine d’Europe.
Les travaux et les enseignements qui y sont réalisés relèvent de disciplines très variées, notamment la physique, la climatologie, la chimie, la géologie, la biologie, l’écologie, la géographie, l’histoire, l’archéologie, la paléontologie, la sociologie, la géopolitique…
Créé il y a un an, l’Institut de l'Océan a pour objectif de rapprocher ces équipes sur des projets océaniques interdisciplinaires, dégager une vision transverse et globale sur des problématiques maritimes, transmettre ces connaissances et faire valoir l’excellence et l’expertise maritime de l’Alliance Sorbonne Université.
L’institut de l'Océan est donc interdisciplinaire. Il s’applique à créer des synergies entre les équipes de recherche, à enrichir l’offre d'enseignement universitaire mais aussi de formation tout au long de la vie, à développer l’expertise mais aussi la science participative, et à consolider l’exploitation des grands outils scientifiques. Il a enfin pour mission de développer des liens de recherche et d’innovation entre Sorbonne Université et le monde maritime, ses acteurs institutionnels et économiques.
Les composantes de l’Alliance les plus impliquées dans la création de l’Institut de l'Océan sont Sorbonne Université et le Muséum National d’Histoire Naturelle. Elles disposent de cinq stations maritimes à Dinard, Roscoff et Concarneau en Bretagne, Banyuls et Villefranche-sur-Mer sur les côtes méditerranéennes. L’École Navale et la Marine nationale ont été associées à la création de l’Institut.
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